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Une étrange torpeur
plane aujourd’hui. Alors que l’année commence, rien ne
semble se produire, et ce qui se produit semble ne pas avoir
d’importance. Le monde attend, les nerfs à fleur de peau,
à l’écoute d’un bruit distant qui est celui de la
vis cosmique de l’Histoire tournant lentement.
L'artisan (tout
effaré): Ciel! vous m'avez épouvanté. Comment
pouvez-vous prononcer ce gros mot?
– Et
quelle idée, s'il vous plaît, y attachez-vous?
– Aucune; mais il est certain que ce doit
être une horrible chose. Un gros monsieur vient souvent dans nos
quartiers, disant: Sauve qui peut! le
libre-échange va arriver. Ah! si vous
entendiez sa voix sépulcrale! tenez, j'en ai encore la chair de poule.
– Et le gros monsieur ne vous dit pas de
quoi il s'agit?
– Non, mais c'est assurément de
quelque invention diabolique, pire que la poudre-coton ou la machine Fieschi
– ou bien de quelque bête fauve récemment trouvée
dans l'Atlas, et tenant le milieu entre le tigre et le chacal – ou
encore de quelque terrible épidémie, comme le choléra
asiatique.
– A moins que ce ne soit de quelqu'un de
ces monstres imaginaires dont on a fait peur aux enfants, Barbe-Bleue,
Gargantua ou Croquemitaine.
– Vous riez? Eh bien! si vous le savez,
dites-moi ce que c'est que le libre-échange.
– Mon ami, c'est l'échange libre.
– Ah! bah! rien que cela?
– Pas autre chose; le droit de troquer librement nos services entre nous.
– Ainsi, libre-échange et échange libre, c'est blanc bonnet et bonnet blanc? –
Exactement.
– Eh bien! tout de même, j'aime mieux échange libre. Je ne sais si
c'est un effet de l'habitude, mais libre-échange me fait encore peur. Mais pourquoi le gros monsieur ne
nous a-t-il pas dit ce que vous me dites?
– C'est, voyez-vous qu'il s'agit d'une
discussion assez singulière entre des gens qui veulent la
liberté pour tout le monde et d'autres qui la veulent aussi pour tout
le monde, excepté pour leurs pratiques. Peut-être le gros
monsieur est-il du nombre de ces derniers.
– En tout cas, il peut se vanter de
m'avoir fait une fière peur, et je vois bien que j'ai
été dupe comme le fut feu mon grand-père.
– Est-ce que feu votre grand-père
avait pris aussi le libre-échangepour un dragon à trois têtes?
– Il m'a souvent conté que dans sa
jeunesse on avait réussi à l'exalter beaucoup contre une
certaine madame Véto. Il se trouva que c'était une loi qu'il
avait prise pour une ogresse.
– Cela prouve que le peuple a encore bien
des choses à apprendre, et qu'en attendant qu'il les sache il ne
manque pas de personnes, comme votre gros monsieur, disposées à
abuser de sa crédulité(1).
– En sorte donc que tout se réduit
à savoir si chacun a le droit de faire ses affaires, ou si ce droit
est subordonné aux convenances du gros monsieur?
– Oui; la question est de savoir si,
subissant la concurrente dans vos ventes, vous ne devez pas en profiter, dans
vos achats.
– Voudriez-vous m'éclaircir un peu
plus la chose?
– Volontiers. Quand vous faites des
souliers, quel est votre but?
– De gagner quelques écus.
– Et si l'on vous défendait de
dépenser ces écus, que feriez-vous?
– Je cesserais de faire des souliers.
– Votre vrai but n'est donc pas de gagner
des écus?
– Il va sans dire que je ne recherche les
écus qu'à cause de ce que je puis me procurer avec: du pain, du
vin, un logis, une blouse, un paroissien, une école pour mon fils, un
trousseau pour ma fille, et de belles robes pour ma femme(2).
– Fort bien. Négligeons donc les
écus pour un instant, et disons, pour abréger, que lorsque vous
faites des souliers c'est pour avoir du pain, du vin, etc. Mais alors
pourquoi ne faites-vous pas vous-même ce pain, ce vin, ce paroissien,
ces robes?
– Miséricorde! pour faire seulement
une page de ce paroissien, ma vie entière ne suffirait pas.
– Ainsi, quoique votre état soit
bien modeste, il met en votre pouvoir mille fois plus de choses que vous n'en
pourriez faire vous-même(3).
– C'est assez plaisant, surtout quand je
songe qu'il en est ainsi de tous les états. Pourtant, comme vous
dites, le mien n'est pas des meilleurs, et j'en aimerais mieux un autre,
celui d'évêque, par exemple.
– Soit. Mais mieux vaut encore être
cordonnier et échanger des souliers contre du pain, du vin, des robes,
etc., que de vouloir faire toutes ces choses. Gardez donc votre état,
et tâchez d'en tirer le meilleur parti possible.
– J'y fais de mon mieux. Le malheur est
que j'ai des concurrents qui me rabattent le caquet. Ah! si j'étais le
seul cordonnier de Paris seulement pendant dix ans, je n'envierais pas le
sort du roi, et je ferais joliment la loi à la pratique.
– Mais, mon ami, les autres en disent
autant; et s'il n'y avait qu'un laboureur, un forgeron et un tailleur dans le
monde, ils vous feraient joliment la loi aussi. Puisque vous subissez la
concurrence, quel est votre intérêt?
– Eh parbleu! que ceux à qui,
j'achète mon pain et mes habits la subissent comme moi.
– Car si le tailleur de la rue Saint-Denis
est trop exigeant...
– Je m'adresse à celui de la rue
Saint-Martin.
– Et si celui de la rue Saint-Denis
obtenait une loi qui vous forçât d'aller à lui?
– Je le traiterais de...
– Doucement; ne m'avez-vous pas dit que
vous avez un paroissien?
– Le paroissien ne dit pas que je ne doive
pas profiter de la concurrence; puisque je la subis.
– Non; mais il dit qu'il ne faut
maltraiter personne et qu'il faut toujours se croire le plus pécheur
de tous les pécheurs.
– Je l'ai lu bien souvent. Et, tout de
même, j'ai peine à me croire plus malhonnête homme qu'un
fripon.
– Croyez toujours, la foi nous sauve.
Bref, il vous paraît que la concurrence doit être la loi de tous
ou de personne?
– Justement.
– Et vous avez reconnu qu'il est
impossible d'y soustraire tout le monde?
– Bien évidemment, à moins
de ne laisser qu'un homme dans chaque métier.
– Donc, il faut n'y soustraire personne.
– Cela va tout seul. A chacun
liberté de vendre, acheter, marchander, troquer, échanger,
– honnêtement néanmoins.
– Eh! mon ami, c'est ce qui s'appelle libre-échange.
– Pas plus malin que cela?
– Pas plus malin que cela. (A part: En voilà un de converti.)
– En ce cas, vous pouvez déguerpir
et me laisser tranquille avec votre libre-échange. Nous en
jouissons complètement. Me donne sa pratique qui veut, et je donne la
mienne à qui il me plaît.
– C'est ce qu'il nous reste à voir. – Ah! monsieur l'éconi...
l'écona... l'éconé... comment diable s'appelle votre
métier?
– Vous voulez dire économiste.
– Oui, économiste. En voilà
un drôle de métier! Je gage qu'il rapporte plus que celui de
cordonnier; mais aussi, je lis quelquefois des gazettes où vous
êtes joliment habillé! Quoi qu'il en soit, vous faites bien de
venir un dimanche. L'autre jour vous m'avez fait perdre un quart de
journée, avec vos échanges.
– Cela se retrouvera. Mais en effet, vous
voilà tout endimanché. Dieu! le bel habit! L'étoffe en
est moelleuse. Où l'avez-vous prise?
– Chez le marchand.
– Oui; mais d'où le marchand
l'a-t-il tirée?
– De la fabrique, sans doute.
– Et je suis sûr qu'il a fait un
profit dessus. Pourquoi n'êtes-vous pas allé vous-même
à la fabrique?
– C'est trop loin, ou, pour mieux dire, je
ne sais où cela est, et n'ai pas le temps de m'en informer.
– Vous vous adressez donc aux marchands?
On dit que ce sont des parasites qui vendent plus cher qu'ils
n'achètent, et ont l'audace de se faire payer leurs services.
– Cela m'a toujours paru fort dur; car
enfin, ils ne façonnent pas le drap comme je fais le cuir; tel qu'ils
l'ont acheté, ils me le vendent; quel droit ont-ils de
bénéficier?
– Aucun. Ils n'ont que celui de vous
laisser aller chercher votre drap à Mazamet et vos cuirs à
Buenos-Aires.
– Comme je lis quelquefois la Démocratie pacifique, j'ai pris en horreur les marchands, ces
intermédiaires, ces agioteurs, ces accapareurs, ces brocanteurs, ces
parasites, et j'ai bien souvent essayé de m'en passer.
– Eh bien?
– Eh bien! je ne sais comment cela se
fait, mais cela a toujours mal tourné. J'ai eu de mauvaise
marchandise, ou elle ne me convenait pas, ou l'on m'en faisait prendre trop
à la fois, ou je ne pouvais choisir; j'en étais pour beaucoup
de frais, de ports de lettres, de temps perdu; et ma femme, qui a bonne
tête, celle-là, et qui veut ce qu'elle veut, m'a dit: Jacques,
fais des souliers(4).
– Et elle a eu raison. En sorte que vos
échanges se faisant par l'intermédiaire des marchands et
négociants, vous ne savez pas même de quel pays sont venus le
blé qui vous nourrit, le charbon qui vous chauffe, le cuir dont vous
faites des souliers, les clous dont vous les cuirassez, et le marteau qui les
enfonce.
– Ma foi, je ne m'en soucie guère,
pourvu qu'ils arrivent.
– D'autres s'en soucient pour vous;
n'est-il pas juste qu'ils soient payés de leur temps et de leurs soins?
– Oui, mais il ne faut pas qu'ils gagnent
trop.
– Vous n'avez pas cela à craindre.
Ne se font-ils pas aussi concurrence entre eux?
– Ah! je n'y pensais pas.
– Vous me disiez l'autre jour que les
échanges sont parfaitement libres. Ne faisant pas les vôtres par
vous-même, vous ne pouvez le savoir.
– Est-ce que ceux qui les font pour moi ne
sont pas libres?
– Je ne le crois pas. Souvent, en les
empêchant d'aller dans un marché où les choses sont
à bas prix, on les oblige à aller dans un autre où elles
sont chères.
– C'est une horrible injustice qu'on leur
fait là!
– Point du tout; c'est à vous qu'on
fait l'injustice, car ce qu'ils ont acheté cher, ils ne peuvent vous
le vendre à bon marché.
– Contez-moi cela, je vous prie.
– Le voici. Quelquefois, le drap est cher
en France et à bon marché en Belgique. Le marchand qui cherche
du drap pour vous va naturellement là où il y en a à bas
prix. S'il était libre, voici ce qui arriverait. Il emporterait, par
exemple, trois paires de souliers de votre façon, contre lesquels le
Belge lui donnerait assez de drap pour vous faire une redingote. Mais il ne
le fait pas, sachant qu'il rencontrerait à la frontière un
douanier qui lui crierait: Défendu! Donc le marchand s'adresse
à vous et vous demande une quatrième paire de souliers, parce
qu'il en faut quatre paires pour obtenir la même quantité de
drap français.
– Voyez-la ruse! Et qui a aposté
là ce douanier?
– Qui pourrait-ce être, sinon le
fabricant de drap français?
– Et quelle est sa raison?
– C'est qu'il n'aime pas la concurrence.
– Oh! morguienne, je ne l'aime pas non
plus, et il faut bien que je la subisse.
– C'est ce qui nous fait dire que les
échanges ne sont pas libres.
– Je pensais que cela regardait les
marchands.
– Cela vous regarde, vous, puisqu'en
définitive c'est vous qui donnez quatre paires de souliers au lieu de
trois pour avoir une redingote.
– C'est fâcheux, mais cela vaut-il
la peine de faire tant de bruit?
– La même opération se
répète pour presque tout ce que vous achetez; pour le
blé, pour la viande, pour le cuir, pour le fer, pour le sucre, en
sorte que vous n'avez pour quatre paires de souliers que ce que vous pourriez
avoir pour deux.
– Il y a du louche là-dessous. Tout
de même, je remarque, d'après ce que vous dites, que les seuls
concurrents dont on se débarrasse sont des étrangers.
– C'est vrai.
– Eh bien! il n'y a que moitié mal;
car, voyez-vous, je suis patriote comme tous les diables.
– A votre aise. Mais remarquez bien ceci:
ce n'est pas l'étranger qui perd deux paires de souliers; c'est vous,
et vous êtes Français!
– Je m'en vante!
– Et puis, ne disiez-vous pas que la
concurrence doit être pour tous ou pour personne?
– Ce serait de toute justice.
– Cependant M. Sakoski est étranger,
et nul ne l'empêche d'être votre concurrent.
– Et un rude concurrent encore. Comme
ça vous trousse une botte!
– Difficile à parer, n'est-ce pas?
Mais puisque la loi laisse nos fashionables choisir entre vos bottes et
celles d'un Allemand, pourquoi ne vous laisserait-elle pas choisir entre du
drap français et du drap belge?
– Que faut-il donc faire?
– D'abord, n'avoir pas peur du libre-échange.
– Dites l'échange libre, c'est moins effrayant. Et ensuite?
– Ensuite, vous l'avez dit: demander liberté
pour tous ou protection pour tous.
– Et comment diable voulez-vous que la
douane protège un avocat, un médecin, un artiste, un pauvre
ouvrier?
– C'est parce qu'elle ne le peut pas
qu'elle ne doit protéger personne; car favoriser les ventes de l'un,
c'est nécessairement grever les achats de l'autre(5).
1. V. tome
IV, pages 121 à 123. (Note de
l'éditeur de l'édition originale.)
2. V. le pamphlet Maudit argent, tome V, page
64. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
3. V. les chap. i et iv du tome VI. (Note de l'éditeur de
l'édition originale.)
4. V. le chap. vi du pamphlet Ce qu'on voit et
ce qu'on ne voit pas, tome V, page 356. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
5. V. la fin du n° 41, pages 244 et 245, et
le n° 53, page 359. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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