Longtemps,
on a cru qu’avec la disparition des hiérarques portant chapeaux
emmitouflés dans leur grand manteau, en rang d’oignons sur la
tribune de la Place Rouge, on avait assisté à
l’effondrement final de toute pensée figée orthodoxe. Au
profit d’un pragmatisme devenu valeur suprême avec la mort
proclamée de l’idéologie.
C’était
sans compter avec de redoutables institutions, épargnées par la
pensée libérale triomphante, et les hiérarques qui les
personnifient. Aujourd’hui, les banques centrales sont les plus
intransigeantes gardiennes d’une nouvelle orthodoxie,
références ultimes d’un monde en décadence,
à un point tel que l’on pourrait croire que leurs
représentants ont en quelque sorte pris la relève. Investis
d’une mission qui procède par conséquent du sacré,
intransigeants dans son exercice et porteurs d’une parole ne souffrant
pas la contradiction. Autres buts, mêmes méthodes, fin identique
?
On
regrettera certainement Jean-Claude Trichet et le rituel de ses
conférences de presse. Son art de tenir des propos sibyllins et
d’en dire le moins possible, sa capacité à éluder
l’essentiel pour ne retenir que l’accessoire, son approche
quasiment divinatoire du grand mystère de la monnaie, dont il est le
dépositaire. Ainsi que le magistral corpus théorique qui lui
sert d’assise en tous temps, en tous lieux et
à tout instant. Le pragmatisme étant réservé aux
banquiers centraux américains, la rigueur doctrinale l’apanage
des Européens.
Afin
de ne pas être accusé de prononcer une charge gratuite –
ce qui serait un comble – venons-en aux faits. Le président de
la Banque Centrale Européenne prononçait hier vendredi une
allocution devant des parlementaires, à Wildbad
Kreuth en Bavière, fief de la CSU. Dans le
contexte d’une nouvelle montée subite de la crise obligataire
européenne, dont le Portugal est à échéance
très rapprochée la prochaine victime, les suivantes poursuivant
leur tour de chauffe. Alors que des rumeurs faisaient état de nouveaux
achats de la dette portugaise par la BCE, afin de limiter une progression des
taux qui dépassait dans la journée la barre des 7%.
C’est
l’occasion que choisissait Jean-Claude Trichet pour administrer une
nouvelle admonestation. La décision d’acheter des obligations,
a-t-il expliqué, « n’était certainement pas de
financer les Etats chargés de dette, mais de faire face à de
sévères dysfonctionnement du marché » ;
selon la thèse qui attribue la fièvre obligataire à la
spéculation financière davantage qu’à une crise de
solvabilité. Vint ensuite la conclusion attendue :
« Permettez-moi de solennellement souligner que notre politique
monétaire est conçue pour assurer la stabilité des prix
dans le moyen terme », lui assurant de se retrouver en terrain
solide, mais totalement hors sujet. Ainsi que d’écarter avec
cette référence au moyen terme toute contestation à
propos de la poussée d’inflation révélée
par Eurostat : en bonne orthodoxie, les faits ne peuvent contredire la
théorie.
Une
fois le wagon raccroché aux fondamentaux, il devenait possible de
lancer que « la responsabilité de la politique
monétaire ne peut pas se substituer à
l’irresponsabilité gouvernementale », en
référence au credo des banquiers centraux drapés dans
leur indépendance et sûreté de jugement,
préservés des miasmes du suffrage universel et des
compromissions du monde politique. Précisant sa pensée, il
ajoutait : « Nous devrions être inflexibles dans
l’application des sanctions quand les règles sont
transgressées », celles du Pacte de stabilité et de
croissance européen. Une allusion à l’automaticité
de celles-ci, ou à tout autre mécanisme les faisant
échapper à la décision des responsables politiques.
Comme
d’autres avant lui, le président de la BCE s’accroche
à ses vérités. Il prétend trouver dans la
« responsabilité fiscale » la réponse
à l’irresponsabilité financière. Afin de sortir du
piège dans lequel il est tombé, quand il n’a pu faire
autrement que de substituer la BCE aux Etats. Non seulement parce qu’il
considère comme contre nature de les soutenir, mais aussi parce
qu’il connaît ses propres limites.
D’autant
que la crise obligataire n’est pas européenne, elle est
mondiale. Alan Greenspan, ancien président de la Fed, vient à
ce sujet de mettre les pieds dans le plat dans le Wall Street Journal. En
référence aux discussions bipartisanes de la Commission
nationale sur la réforme et la responsabilité fiscale, et
à ses suites incertaines au Congrès, il a laconiquement
remarqué que « la seule question qui se pose est de savoir
si des décisions seront prises avant ou après la crise du marché
obligataire ». Lui-même considérant que ce risque est
si grand qu’il est en faveur d’une augmentation des impôts
immédiate, car « la probabilité que nous traversions
les deux ou trois prochaines années sans problème obligataire
et sans inflation est probablement un peu supérieure à 50-50,
mais pas beaucoup plus ».
Nul
besoin de chercher plus loin, le facteur déclenchant de la phase II de
la crise est trouvé. Les tenants du moment de l’orthodoxie vont
devoir descendre de leur tribune.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
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