La politique étrangère libérale (2)

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Category : Fundamental Ideas

 

 

 

 

3. Les fondements politiques de la paix

 

 

 

          On aurait pu penser qu'après l'expérience de la [Première] Guerre mondiale, la nécessité d'une paix perpétuelle serait devenue une idée de plus en plus répandue. Cependant, on ne comprend toujours pas qu'une paix éternelle ne peut être obtenue qu'en mettant en oeuvre le programme libéral de manière générale et en le maintenant de manière constante et cohérente. On ne comprend pas que la [Première] Guerre mondiale ne fut que la conséquence naturelle et inéluctable des politiques antilibérales des dernières décennies.

 Un slogan dépourvu de signification et de réflexion rend le capitalisme responsable des origines de la guerre. Le lien entre cette dernière et la politique protectionniste est évident et, très certainement en raison d'une ignorance crasse des faits, la politique des droits de douanes protecteurs est entièrement identifiée au capitalisme. Les gens oublient qu'il y a encore peu de temps les publications nationalistes étaient remplies de violentes diatribes à l'encontre du capital international (du « capital de la finance » et du « trust international de l'or ») parce ce qu'il est apatride, s'oppose aux tarifs protecteurs et parce qu'il est favorable à la paix et ennemi de la guerre. Il est tout aussi absurde de tenir l'industrie de l'armement pour responsable du déclenchement de la guerre. Cette industrie n'est née et n'a pris de l'importance que parce que les gouvernements et les peuples enclins à la guerre demandaient des armes. Il serait vraiment grotesque de supposer que les nations se sont tournées vers des politiques impérialistes pour aider les usines d'artillerie. L'industrie de l'armement, comme toutes les autres, est là pour répondre à une demande. Si les nations avaient préféré autre chose que des balles et des explosifs, les propriétaires d'usines auraient produit ces autres choses au lieu du matériel de guerre. On peut supposer que le désir de paix est aujourd'hui universel. Mais les peuples du monde ne comprennent pas clairement les conditions à remplir pour assurer cette paix.

          Si la paix ne doit pas être perturbée, toute incitation à l'agression doit être éliminée. Il faut établir un ordre mondial dans lequel les nations et les groupes nationaux soient suffisamment satisfaits des conditions de vie pour ne pas se sentir obligés d'avoir recours à la solution du désespoir que représente la guerre. Le libéral n'espère pas supprimer la guerre par des prêches moralisateurs. Il essaie de créer les conditions sociales qui élimineront les causes de la guerre.

          La première exigence à cet égard concerne la propriété privée. Si l'on respecte la propriété privée même en temps de guerre, si le vainqueur n'a pas le droit de s'approprier la propriété des personnes privées et que l'appropriation de la propriété publique n'est pas très importante parce que la propriété privée des moyens de production prévaut partout, alors un motif majeur d'entreprendre la guerre est déjà éliminé. Toutefois, ceci est loin de garantir la paix. Pour que le droit à l'autodétermination ne se réduise pas à une farce, les institutions politiques doivent faire en sorte que le transfert de souveraineté sur un territoire d'un gouvernement à un autre ait le moins d'importance possible et n'implique ni avantage ni inconvénient pour quiconque. Les gens ne comprennent pas ce que cela signifie. Il est donc nécessaire de clarifier ce point par quelques exemples.

          Regardez une carte des groupes nationaux et linguistiques de l'Europe centrale ou de l'Europe de l'Est et notez le nombre de fois où, par exemple dans le Nord et l'Ouest de la Bohême, les frontières entre ces groupes sont traversées par des lignes de chemins de fer. Dans ce cas, en situation d'interventionnisme et d'étatisme, il n'existe aucune manière de faire coïncider les frontières de l'État et les frontières linguistiques. Il serait impossible de mettre en place un chemin de fer d'État tchèque sur le sol de l'État allemand, et il serait encore moins possible de faire fonctionner une ligne de chemin de fer sous une direction différente tous les quelques kilomètres. Il serait tout aussi impensable, lors d'un voyage en train, de devoir faire face toutes les quelques minutes ou tous les quarts d'heure à une barrière douanière et à toutes ses formalités. Il est donc facile de comprendre pourquoi les étatistes et les interventionnistes en viennent à conclure que l'unité « géographique » ou « économique » de telles zones ne doit pas être « interrompue » et que le territoire en question doit donc être placé sous la souveraineté d'un unique « dirigeant » (bien évidemment, chaque nation cherche à prouver qu'elle seule est légitime et compétente pour tenir ce rôle dirigeant dans de telles circonstances). Pour le libéralisme, un tel problème n'existe pas. Des chemins de fer privés, s'ils sont laissés libres de travailler sans interférence de la part du gouvernement, peuvent traverser le territoire de nombreux États sans problèmes. S'il n'y a ni droits de douane ni limites aux mouvements des personnes, des animaux ou des biens, il est sans importance qu'un train traverse plus ou moins souvent la frontière d'un État au cours d'un voyage de plusieurs heures.

          La carte linguistique montre aussi l'existence d'enclaves nationales. Sans aucun lien territorial avec la majeure partie de leur peuple, des compatriotes se rassemblent dans des colonies fermées ou dans des îlots linguistiques. Dans les conditions actuelles, ils ne peuvent pas être incorporés à leur mère-patrie. Le fait que la zone sous le contrôle de l'État soit de nos jours « protégée » par des barrières douanières rend politiquement nécessaire la continuité territoriale ininterrompue. Une petite « possession étrangère », isolée des territoires adjacents par les droits de douanes et les autres mesures protectionnistes, serait exposée à un étranglement économique. Mais si l'on met en place le libre-échange et que l'État se contente d'assurer la protection de la propriété privée, rien n'est plus facile que de résoudre ce problème. Aucun îlot linguistique n'a à accepter de voir ses droits en tant que nation bafoués sous le prétexte qu'il n'est pas relié à la partie principale de son propre peuple par un territoire peuplé de compatriotes.

          Le fameux « problème du corridor » ne survient également qu'en raison du système impérialo-étatico-interventionniste. Un pays situé à l'intérieur des terres s'imagine qu'il a besoin d'un accès à la mer, afin de lui permettre de commercer librement avec l'étranger sans subir l'influence des politiques interventionnistes et étatistes des pays qui le séparent de la mer. Si le libre-échange était la règle, il serait difficile de voir l'avantage qu'un tel pays pourrait attendre de la possession d'un tel « corridor ».

          Le transfert d'une « zone économique » (au sens étatique) vers une autre a d'autres conséquences économiques importantes. Il suffit de penser, par exemple, à l'industrie du coton de la Haute Alsace, qui a connu deux fois cette expérience, ou de l'industrie polonaise du textile de la Haute Silésie, etc. Si un changement d'affiliation politique d'un territoire implique des avantages ou des inconvénients pour ses habitants, alors leur liberté de vote pour le choix de l'État auquel ils veulent véritablement appartenir est fortement limitée. On ne peut parler de véritable autodétermination que si la décision de chaque individu vient de sa propre volonté et non de la peur de perdre ou de l'espoir de gagner. Un monde capitaliste organisé selon des principes libéraux ne connaît pas de zones « économiques » séparées. Dans un tel monde, la totalité de la surface de la terre forme un seul territoire économique. Le droit à l'autodétermination n'est avantageux que pour ceux qui forment la majorité. Afin de protéger également les minorités, des mesures nationales sont nécessaires, parmi lesquelles nous allons d'abord considérer celles impliquant la politique nationale en ce qui concerne l'éducation.

          Dans la plupart des pays l'école, ou au moins l'instruction, est obligatoire. Les parents sont obligés d'envoyer leurs enfants à l'école pendant un certain nombre d'années ou, en lieu et place de cette instruction publique à l'école, de leur fournir une instruction équivalente à domicile. Il est sans intérêt d'étudier les raisons qui ont été avancées pour et contre l'éducation obligatoire quand la question était encore débattue. Elles n'ont plus la moindre importance pour le problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui. Il ne reste qu'un argument se rapportant à la question actuelle, à savoir que le soutien constant à une politique d'éducation obligatoire est entièrement incompatible avec les efforts entrepris pour établir une paix durable.

          Les habitants de Londres, de Paris et de Berlin trouveront sans aucun doute cette affirmation incroyable. En quoi l'éducation obligatoire pourrait-elle avoir quoi que ce soit à voir avec la guerre et la paix? On ne doit pas, cependant, trancher cette question, comme tant d'autres, du seul point de vue des peuples de l'Europe occidentale. À Londres, Paris ou Berlin, le problème de l'éducation obligatoire est à coup sûr facilement résolu. Dans ces villes, il ne subsiste aucun doute quant à la langue utilisée pour instruire les élèves. La population qui vit dans ces villes et qui envoie ses enfants à l'école peut être largement considérée comme homogène sur le plan national. Et même les non-anglophones vivant à Londres trouvent dans l'intérêt de leurs enfants que l'instruction se déroule en anglais et non dans une autre langue. Les choses ne sont pas différentes à Paris ou à Berlin.

          Le problème de l'éducation obligatoire a toutefois une tout autre importance dans les vastes étendues au sein desquelles cohabitent des peuples parlant des langues différentes, entremêlés dans une confusion polyglotte. La question de la langue utilisée pour l'instruction revêt ici une importance cruciale. Une décision dans un sens ou dans un autre peut, au cours des années, déterminer la nationalité de la totalité d'une région. Les écoles peuvent rendre les enfants étrangers à la nationalité de leurs parents et être utilisées comme moyen d'opprimer des nationalités dans leur ensemble. Ceux qui contrôlent les écoles ont le pouvoir de nuire aux autres nationalités et d'obtenir des bénéfices pour la leur.

          Proposer que chaque enfant soit envoyé dans une école où l'on parle la langue des parents n'est pas la solution du problème. Tout d'abord, même en mettant de côté la question des enfants d'origine linguistique mixte, il n'est pas toujours facile de décider quelle est la langue des parents. Dans une région polyglotte, de nombreuses personnes sont obligées de par leur profession de parler plusieurs langues du pays. De plus, il n'est pas toujours possible à un individu – toujours en raison de ses moyens d'existence – de se déclarer ouvertement pour l'une ou l'autre nationalité. Dans un système interventionniste, cela pourrait lui coûter la clientèle d'autres nationalités ou un emploi auprès d'un entrepreneur d'une nationalité différente. Dès lors, certains parents pourraient même préférer envoyer leurs enfants dans des écoles d'une nationalité différente de la leur, parce qu'ils estimeraient les avantages du bilinguisme ou l'assimilation à une autre nationalité comme plus grands que la loyauté à leur propre peuple. Si on laisse aux parents le choix de l'école où ils préfèrent envoyer leurs enfants, on les expose à toutes les formes de coercition politique. Dans des régions mêlant diverses nationalités, l'école possède un prix politique de la plus haute importance. On ne peut lui retirer son caractère politique tant qu'elle demeure une institution publique et obligatoire. Il ne reste, en fait, qu'une seule solution: l'État, le gouvernement, les lois ne doivent en aucun cas s'occuper des écoles et de l'éducation. Les fonds publics ne doivent pas être utilisés à cette fin. Élever et instruire la jeunesse doit être l'apanage exclusif des parents ainsi que des associations et institutions privées.  Il vaut mieux que certains enfants grandissent sans enseignement scolaire plutôt que de bénéficier des écoles si c'est pour courir le risque, une fois qu'ils auront grandi, de les voir tués ou mutilés. Un analphabète en bonne santé vaut toujours mieux qu'un estropié cultivé.

          Mais même si nous éliminons la coercition intellectuelle exercée par l'éducation obligatoire, nous n'aurions pas fait tout ce qui est nécessaire pour éliminer les sources de friction entre nationalités vivant dans une région polyglotte. L'école est un moyen d'opprimer les nationalités – peut-être le plus dangereux, selon nous –, mais n'est certainement pas le seul. Toute interférence de la part du gouvernement dans la vie économique peut devenir un moyen de persécution à l'encontre des membres de nationalités différentes de celle du groupe dominant. Pour cette raison, et dans l'intérêt de la paix, l'activité du gouvernement doit être limitée à la sphère où elle est, au sens strict du terme, indispensable.

          On ne peut pas se passer de l'appareil gouvernemental pour protéger et préserver la vie, la liberté, la propriété et la santé des individus. Mais même les activités de police ou les activités judiciaires accomplies à ces fins peuvent devenir dangereuses dans les domaines où l'on peut trouver toutes sortes de raisons pour établir une discrimination entre les divers groupes en ce qui concerne la conduite des affaires publiques. Ce n'est que dans les pays où n'existe aucune raison particulière d'être partial que l'on n'a généralement pas à craindre qu'un magistrat supposé appliquer les lois en vigueur pour la protection de la vie, de la liberté, de la propriété et de la santé, agisse de manière biaisée. En revanche, la situation est tout autre là où des différences de religion, de nationalité, etc., divisent la population en groupes séparés par un gouffre si profond qu'il élimine toute volonté d'équité ou d'humanité et ne laisse place à rien d'autre qu'à la haine. Le juge qui agit consciemment, voire même souvent inconsciemment, de manière biaisée pense alors qu'il accomplit un devoir plus noble en faisant usage des prérogatives et des pouvoirs de son poste au bénéfice de son propre groupe.

          Dans la mesure où l'appareil gouvernemental n'a pas d'autres rôles que de protéger la vie, la liberté, la propriété et la santé, il est possible, en tout cas, de définir des règlements qui limitent de manière stricte le domaine dans lequel les autorités administratives et les tribunaux peuvent agir, afin de ne laisser aucune ou uniquement très peu de latitude à l'exercice de leur discrétion et de leur propre jugement subjectif et arbitraire. Mais dès qu'une partie de la production est abandonnée à l'État, une fois que l'appareil du gouvernement est appelé à décider du choix des biens de rang plus élevés, il est impossible de contraindre les fonctionnaires de l'administration par un ensemble de lois et de réglementations strictes garantissant certains droits à tout citoyen. Une loi pénale destinée à punir les assassins peut, au moins dans une certaine mesure, tracer une ligne entre ce qui est et n'est pas considéré comme un crime et par là placer certaines limites au domaine dans lequel le magistrat peut exercer son propre jugement. Bien entendu, tout juriste ne sait que trop bien que même la meilleure loi peut être pervertie dans des cas concrets, par son interprétation, son application et son utilisation. Mais dans le cas d'une agence gouvernementale chargée de gérer les transports, les mines ou les territoires publics, pour autant que l'on puisse restreindre sa liberté d'action pour d'autres raisons (déjà discutées dans la deuxième partie du livre), le mieux que l'on puisse faire pour éliminer les questions controversées de politique nationale ne peut être énoncé que par des généralités bien creuses. Il faut lui laisser une bonne marge de manoeuvre sous de nombreux aspects, parce que l'on ne peut pas connaître à l'avance les circonstances dans lesquelles elle devra agir. La porte est donc laissée grande ouverte à l'arbitraire, au parti pris et à l'abus de pouvoir officiel.

          Même dans des zones peuplées par diverses nationalités, il est nécessaire d'avoir une administration unifiée. On ne peut pas disposer à la fois un policier allemand et un policier tchèque à chaque coin de rue, chacun chargé de ne protéger que les membres de sa nationalité. Et même si on pouvait le faire, la question serait à nouveau posée de savoir lequel devrait intervenir dans une situation où les deux nationalités seraient impliquées. Les inconvénients résultant de la nécessité d'une administration unifiée sont inévitables dans ces régions. Mais si des difficultés existent déjà, même pour remplir les fonctions indispensables du gouvernement comme la protection de la vie, de la liberté, de la propriété et de la santé, on ne doit pas les augmenter dans des proportions monstrueuses en étendant le domaine d'activité de l'État à d'autres champs d'action dans lesquels, par leur nature, une latitude encore plus grande doit être laissée aux jugements arbitraires.

          De nombreuses parties du monde ont été peuplées non par des ressortissants d'une nationalité, d'une race ou d'une religion unique, mais par un mélange hétéroclite de plusieurs peuples. Le résultat des mouvements migratoires qui sont la conséquence nécessaire des changements des lieux de production, c'est qu'un plus grand nombre de nouveaux territoires sont continuellement confrontés au problème du mélange des populations. Si l'on ne veut pas aggraver artificiellement la friction qui doit se produire du fait de la vie en communauté de groupes différents, il faut restreindre l'activité de l'État aux tâches qu'il est seul à pouvoir accomplir.
 

4. Le nationalisme

          Tant que les nations furent dirigées par des despotes monarchiques, l'idée de rectifier les frontières de l'État pour les faire coïncider avec les frontières séparant les différentes nationalités n'avait pas d'écho. Si un potentat voulait annexer une province à son domaine, il se souciait peu de savoir si les habitants – les sujets – étaient d'accord ou non pour changer de dirigeants. Le seul point de vue qui entrait en ligne de compte était de savoir si les forces militaires disponibles étaient suffisantes pour conquérir et conserver le territoire en question. On justifiait publiquement sa conduite sur la base plus ou moins artificielle d'une revendication légale. La nationalité des habitants de l'endroit concerné n'était nullement prise en compte.

          Ce ne fut qu'avec la montée du libéralisme que la question du tracé des frontières des États devint un problème indépendant des considérations militaires, historiques et légales. Le libéralisme, qui fonde l'État sur la volonté de la majorité du peuple vivant sur un territoire donné, élimine toutes les considérations militaires autrefois décisives quant à la question des frontières de l'État. Il rejette le droit à la conquête. Il ne peut pas comprendre que certains puissent parler de « frontières stratégiques » et trouve totalement incompréhensible qu'un État puisse réclamer une portion de territoire afin d'établir un glacis. Le libéralisme ne reconnaît pas au prince un quelconque droit historique à hériter d'une province. Un roi ne peut exercer son autorité, au sens libéral du terme, que sur des personnes, pas sur une partie du territoire dont les habitants ne seraient considérés que comme des appendices. Le monarque par la grâce de Dieu porte le titre d'un territoire, par exemple « Roi de France ». Les rois installés par le libéralisme reçurent leur titre non pas de leur territoire mais du peuple sur lesquels ils régnaient comme monarques constitutionnels. Ainsi, Louis-Philippe porta le titre de « Roi des Français »; il y eut encore un « Roi des Belges », comme il y eut aussi un « Roi des Grecs ».

          C'est le libéralisme qui créa la forme légale permettant aux souhaits du peuple d'appartenir ou non à un certain État de pouvoir s'exprimer, à savoir le plébiscite. L'État auquel les habitants d'un territoire donné désirent être rattachés doit être choisi par une élection. Mais même si toutes les conditions économiques et politiques étaient remplies (celles par exemple concernant la politique nationale en matière d'éducation) afin d'éviter que le plébiscite ne soit une comédie, même s'il était possible de faire simplement voter les habitants de chaque communauté pour déterminer à quel État ils veulent se rattacher et de répéter de telles élections lorsque les circonstances évoluent, il resterait certainement des problèmes non résolus, sources potentielles de friction entre les diverses nationalités. Le fait de devoir appartenir à un État auquel on souhaite ne pas appartenir n'est pas moins pénible quand il résulte d'une élection que lorsqu'il est la conséquence d'une conquête militaire. Et cela est deux fois plus difficile pour un individu qui se trouve écarté de la majorité de ses concitoyens par des barrières linguistiques.

          Appartenir à une minorité nationale signifie toujours être un citoyen de seconde zone. Les discussions politiques doivent naturellement toujours être menées à l'aide du langage parlé et écrit – par des discours, des articles de journaux et des livres. Ces moyens d'explications et de débats politiques ne sont toutefois pas à la disposition des minorités linguistiques dans la même mesure qu'ils le sont à ceux dont la langue maternelle – la langue parlée au quotidien – est celle dans laquelle se déroulent les discussions. La pensée politique d'un peuple reflète après tout les idées de sa littérature politique. Exprimé sous la forme du droit écrit, le résultat de ses discussions politiques acquiert une importance directe pour le citoyen parlant une langue étrangère, car il doit respecter la loi tout en ayant l'impression d'être exclu d'une véritable participation à la formation de l'autorité législative ou en ayant au moins l'impression de ne pas être autorisé à coopérer autant que ceux dont la langue maternelle est celle de la majorité. Et lorsqu'il se présente devant un magistrat ou un fonctionnaire de l'administration pour engager des poursuites ou exprimer une requête, il se retrouve devant des hommes dont la pensée politique lui est étrangère, parce qu'elle s'est développée sous des influences idéologiques différentes.

          En dehors de tout cela, le fait même que les membres de la minorité soient obligés, devant un tribunal ou face aux autorités administratives, de faire usage d'une langue qui leur est étrangère les handicape sérieusement de nombreuses manières. Lors d'un procès, il est extrêmement différent de pouvoir parler directement au juge ou d'être obligé d'avoir recours aux services d'un interprète. Le membre d'une minorité nationale sent à chaque instant qu'il vit au milieu d'étrangers et qu'il est, même si la lettre de la loi dit le contraire, un citoyen de seconde zone.

          Tous ces inconvénients sont ressentis comme étant très oppressants, même dans un État pourvu d'une constitution libérale et dans lequel l'activité du gouvernement se réduit à la protection de la loi et de la prospérité des citoyens. Mais elle devient presque intolérable dans un État socialiste ou interventionniste. Si les autorités administratives ont le droit d'intervenir partout comme bon leur semble, si la latitude donnée aux juges et aux fonctionnaires pour établir leurs décisions est assez grande pour laisser place à des préjugés politiques, alors le membre d'une minorité nationale se trouve livré au jugement arbitraire et à l'oppression de la part des fonctionnaires publics de la majorité au pouvoir. Nous avons déjà parlé de ce qui se passe lorsque les écoles et l'Église ne sont pas non plus indépendantes, mais au contraire soumises à réglementation de la part du gouvernement.

          C'est ici qu'il faut chercher les racines du nationalisme agressif que nous voyons aujourd'hui à l'oeuvre. Les tentatives pour faire remonter les antagonismes violents opposant les nations à des causes naturelles plutôt qu'à des causes politiques sont complètement erronées. Tous les symptômes de l'antipathie prétendument innée entre les peuples que l'on présente habituellement comme preuve se retrouvent également au sein de chaque nation. Le Bavarois déteste le Prussien, et le Prussien le Bavarois. La haine n'est pas moins tenace entre les divers groupes constituant la France ou la Pologne. Et pourtant, Allemands, Polonais et Français arrivent à vivre ensemble pacifiquement dans leur propre pays. L'importance politique de l'antipathie du Polonais à l'encontre de l'Allemand et de l'Allemand à l'encontre du Polonais provient de l'ambition de chacun de ces deux peuples d'obtenir le contrôle des zones frontalières séparant Allemands et Polonais, et ce afin de pouvoir opprimer l'autre nationalité. Si la haine entre les nations a produit un incendie dévastateur, c'est parce que certains veulent utiliser l'école pour écarter les enfants de la langue de leurs pères, veulent utiliser les tribunaux et les administrations, des mesures politiques et économiques, ainsi que l'expropriation pure et simple, pour persécuter ceux qui parlent une autre langue. Comme ils sont prêts à avoir recours à la violence pour créer des conditions favorables à l'avenir politique de leur propre nation, ils ont mis sur pied un système d'oppression dans les zones polyglottes, système qui menace la paix mondiale.

          Tant que le programme libéral ne sera pas mené jusqu'au bout dans les régions comprenant plusieurs nationalités, la haine entre les membres des différentes nations deviendra de plus en plus forte et continuera à conduire vers de nouvelles guerres et rebellions.

 

Suite

 

Article originellement publié par le Québéquois Libre ici

 

 

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