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3. Les
fondements politiques de la paix
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On aurait pu penser qu'après l'expérience de la
[Première] Guerre mondiale, la nécessité d'une paix
perpétuelle serait devenue une idée de plus en plus
répandue. Cependant, on ne comprend toujours pas qu'une paix
éternelle ne peut être obtenue qu'en mettant en oeuvre le programme libéral de manière
générale et en le maintenant de manière constante et
cohérente. On ne comprend pas que la [Première] Guerre
mondiale ne fut que la conséquence naturelle et inéluctable
des politiques antilibérales des dernières décennies.
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Un slogan
dépourvu de signification et de réflexion rend le capitalisme
responsable des origines de la guerre. Le lien entre cette dernière et
la politique protectionniste est évident et, très certainement
en raison d'une ignorance crasse des faits, la politique des droits de
douanes protecteurs est entièrement identifiée au capitalisme.
Les gens oublient qu'il y a encore peu de temps les publications
nationalistes étaient remplies de violentes diatribes à
l'encontre du capital international (du « capital de la
finance » et du « trust international de
l'or ») parce ce qu'il est apatride, s'oppose aux tarifs
protecteurs et parce qu'il est favorable à la paix et ennemi de la
guerre. Il est tout aussi absurde de tenir l'industrie de l'armement pour
responsable du déclenchement de la guerre. Cette industrie n'est
née et n'a pris de l'importance que parce que les gouvernements et les
peuples enclins à la guerre demandaient des armes. Il serait vraiment
grotesque de supposer que les nations se sont tournées vers des
politiques impérialistes pour aider les usines d'artillerie. L'industrie
de l'armement, comme toutes les autres, est là pour répondre
à une demande. Si les nations avaient préféré
autre chose que des balles et des explosifs, les propriétaires
d'usines auraient produit ces autres choses au lieu du matériel de
guerre. On peut supposer que le désir de
paix est aujourd'hui universel. Mais les peuples du monde ne comprennent pas
clairement les conditions à remplir pour assurer cette paix.
Si la paix ne doit pas être perturbée, toute incitation à
l'agression doit être éliminée. Il faut établir un
ordre mondial dans lequel les nations et les groupes nationaux soient
suffisamment satisfaits des conditions de vie pour ne pas se sentir
obligés d'avoir recours à la solution du désespoir que
représente la guerre. Le libéral n'espère pas supprimer
la guerre par des prêches moralisateurs. Il essaie de créer les
conditions sociales qui élimineront les causes de la guerre.
La première exigence à cet égard concerne la
propriété privée. Si l'on respecte la
propriété privée même en temps de guerre, si le
vainqueur n'a pas le droit de s'approprier la propriété des
personnes privées et que l'appropriation de la propriété
publique n'est pas très importante parce que la
propriété privée des moyens de production prévaut
partout, alors un motif majeur d'entreprendre la guerre est
déjà éliminé. Toutefois, ceci est loin de
garantir la paix. Pour que le droit à l'autodétermination ne se
réduise pas à une farce, les institutions politiques doivent
faire en sorte que le transfert de souveraineté sur un territoire d'un
gouvernement à un autre ait le moins d'importance possible et
n'implique ni avantage ni inconvénient pour quiconque. Les gens ne
comprennent pas ce que cela signifie. Il est donc nécessaire de
clarifier ce point par quelques exemples.
Regardez une carte des groupes nationaux et linguistiques de l'Europe
centrale ou de l'Europe de l'Est et notez le nombre de fois où, par
exemple dans le Nord et l'Ouest de la Bohême, les frontières
entre ces groupes sont traversées par des lignes de chemins de fer.
Dans ce cas, en situation d'interventionnisme et d'étatisme, il
n'existe aucune manière de faire coïncider les frontières
de l'État et les frontières linguistiques. Il serait impossible
de mettre en place un chemin de fer d'État tchèque sur le sol
de l'État allemand, et il serait encore moins possible de faire
fonctionner une ligne de chemin de fer sous une direction différente
tous les quelques kilomètres. Il serait tout aussi impensable, lors
d'un voyage en train, de devoir faire face toutes les quelques minutes ou
tous les quarts d'heure à une barrière douanière et
à toutes ses formalités. Il est donc facile de comprendre
pourquoi les étatistes et les interventionnistes en viennent à
conclure que l'unité « géographique » ou
« économique » de telles zones ne doit pas
être « interrompue » et que le territoire en
question doit donc être placé sous la souveraineté d'un
unique « dirigeant » (bien évidemment, chaque
nation cherche à prouver qu'elle seule est légitime et
compétente pour tenir ce rôle dirigeant dans de telles
circonstances). Pour le libéralisme, un tel problème n'existe
pas. Des chemins de fer privés, s'ils sont laissés libres de
travailler sans interférence de la part du gouvernement, peuvent
traverser le territoire de nombreux États sans problèmes. S'il
n'y a ni droits de douane ni limites aux mouvements des personnes, des
animaux ou des biens, il est sans importance qu'un train traverse plus ou
moins souvent la frontière d'un État au cours d'un voyage de
plusieurs heures.
La carte linguistique montre aussi l'existence d'enclaves nationales. Sans
aucun lien territorial avec la majeure partie de leur peuple, des
compatriotes se rassemblent dans des colonies fermées ou dans des
îlots linguistiques. Dans les conditions actuelles, ils ne peuvent pas
être incorporés à leur mère-patrie. Le fait que la
zone sous le contrôle de l'État soit de nos jours
« protégée » par des barrières
douanières rend politiquement nécessaire la continuité
territoriale ininterrompue. Une petite « possession
étrangère », isolée des territoires adjacents
par les droits de douanes et les autres mesures protectionnistes, serait
exposée à un étranglement économique. Mais si
l'on met en place le libre-échange et que l'État se contente
d'assurer la protection de la propriété privée, rien
n'est plus facile que de résoudre ce problème. Aucun îlot
linguistique n'a à accepter de voir ses droits en tant que nation
bafoués sous le prétexte qu'il n'est pas relié à
la partie principale de son propre peuple par un territoire peuplé de
compatriotes.
Le fameux « problème du corridor » ne survient
également qu'en raison du système impérialo-étatico-interventionniste. Un pays situé
à l'intérieur des terres s'imagine qu'il a besoin d'un
accès à la mer, afin de lui permettre de commercer librement
avec l'étranger sans subir l'influence des politiques
interventionnistes et étatistes des pays qui le séparent de la
mer. Si le libre-échange était la règle, il serait
difficile de voir l'avantage qu'un tel pays pourrait attendre de la
possession d'un tel « corridor ».
Le transfert d'une « zone économique » (au sens
étatique) vers une autre a d'autres conséquences
économiques importantes. Il suffit de penser, par exemple, à
l'industrie du coton de la Haute Alsace, qui a connu deux fois cette
expérience, ou de l'industrie polonaise du textile de la Haute
Silésie, etc. Si un changement d'affiliation politique d'un territoire
implique des avantages ou des inconvénients pour ses habitants, alors
leur liberté de vote pour le choix de l'État auquel ils veulent
véritablement appartenir est fortement limitée. On ne peut
parler de véritable autodétermination que si la décision
de chaque individu vient de sa propre volonté et non de la peur de
perdre ou de l'espoir de gagner. Un monde capitaliste organisé selon
des principes libéraux ne connaît pas de zones
« économiques » séparées. Dans un
tel monde, la totalité de la surface de la terre forme un seul territoire
économique. Le droit à l'autodétermination n'est
avantageux que pour ceux qui forment la majorité. Afin de
protéger également les minorités, des mesures nationales
sont nécessaires, parmi lesquelles nous allons d'abord
considérer celles impliquant la politique nationale en ce qui concerne
l'éducation.
Dans la plupart des pays l'école, ou au moins l'instruction, est
obligatoire. Les parents sont obligés d'envoyer leurs enfants à
l'école pendant un certain nombre d'années ou, en lieu et place
de cette instruction publique à l'école, de leur fournir une
instruction équivalente à domicile. Il est sans
intérêt d'étudier les raisons qui ont été
avancées pour et contre l'éducation obligatoire quand la
question était encore débattue. Elles n'ont plus la moindre
importance pour le problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui.
Il ne reste qu'un argument se rapportant à la question actuelle,
à savoir que le soutien constant à une politique
d'éducation obligatoire est entièrement incompatible avec les
efforts entrepris pour établir une paix durable.
Les habitants de Londres, de Paris et de Berlin trouveront sans aucun doute
cette affirmation incroyable. En quoi l'éducation obligatoire
pourrait-elle avoir quoi que ce soit à voir avec la guerre et la paix?
On ne doit pas, cependant, trancher cette question, comme tant d'autres, du
seul point de vue des peuples de l'Europe occidentale. À Londres,
Paris ou Berlin, le problème de l'éducation obligatoire est
à coup sûr facilement résolu. Dans ces villes, il ne
subsiste aucun doute quant à la langue utilisée pour instruire
les élèves. La population qui vit dans ces villes et qui envoie
ses enfants à l'école peut être largement
considérée comme homogène sur le plan national. Et
même les non-anglophones vivant à Londres trouvent dans
l'intérêt de leurs enfants que l'instruction se déroule
en anglais et non dans une autre langue. Les choses ne sont pas
différentes à Paris ou à Berlin.
Le problème de l'éducation obligatoire a toutefois une tout
autre importance dans les vastes étendues au sein desquelles cohabitent
des peuples parlant des langues différentes, entremêlés
dans une confusion polyglotte. La question de la langue utilisée pour
l'instruction revêt ici une importance cruciale. Une décision
dans un sens ou dans un autre peut, au cours des années,
déterminer la nationalité de la totalité d'une
région. Les écoles peuvent rendre les enfants étrangers
à la nationalité de leurs parents et être
utilisées comme moyen d'opprimer des nationalités dans leur
ensemble. Ceux qui contrôlent les écoles ont le pouvoir de nuire
aux autres nationalités et d'obtenir des bénéfices pour
la leur.
Proposer que chaque enfant soit envoyé dans une école où
l'on parle la langue des parents n'est pas la solution du problème.
Tout d'abord, même en mettant de côté la question des
enfants d'origine linguistique mixte, il n'est pas toujours facile de
décider quelle est la langue des parents. Dans une région
polyglotte, de nombreuses personnes sont obligées de par leur
profession de parler plusieurs langues du pays. De plus, il n'est pas
toujours possible à un individu – toujours en raison de ses
moyens d'existence – de se déclarer ouvertement pour l'une ou
l'autre nationalité. Dans un système interventionniste, cela
pourrait lui coûter la clientèle d'autres nationalités ou
un emploi auprès d'un entrepreneur d'une nationalité
différente. Dès lors, certains parents pourraient même
préférer envoyer leurs enfants dans des écoles d'une
nationalité différente de la leur, parce qu'ils estimeraient
les avantages du bilinguisme ou l'assimilation à une autre
nationalité comme plus grands que la loyauté à leur
propre peuple. Si on laisse aux parents le choix de l'école où
ils préfèrent envoyer leurs enfants, on les expose à
toutes les formes de coercition politique. Dans des régions
mêlant diverses nationalités, l'école possède un
prix politique de la plus haute importance. On ne peut lui retirer son
caractère politique tant qu'elle demeure une institution publique et
obligatoire. Il ne reste, en fait, qu'une seule solution: l'État, le
gouvernement, les lois ne doivent en aucun cas s'occuper des écoles et
de l'éducation. Les fonds publics ne doivent pas être
utilisés à cette fin. Élever et instruire la jeunesse
doit être l'apanage exclusif des parents ainsi que des associations et
institutions privées. Il vaut mieux que certains
enfants grandissent sans enseignement scolaire plutôt que de
bénéficier des écoles si c'est pour courir le risque,
une fois qu'ils auront grandi, de les voir tués ou mutilés. Un
analphabète en bonne santé vaut toujours mieux qu'un
estropié cultivé.
Mais même si
nous éliminons la coercition intellectuelle exercée par
l'éducation obligatoire, nous n'aurions pas fait tout ce qui est
nécessaire pour éliminer les sources de friction entre
nationalités vivant dans une région polyglotte. L'école
est un moyen d'opprimer les nationalités – peut-être le
plus dangereux, selon nous –, mais n'est certainement pas le seul.
Toute interférence de la part du gouvernement dans la vie
économique peut devenir un moyen de persécution à
l'encontre des membres de nationalités différentes de celle du
groupe dominant. Pour cette raison, et dans l'intérêt de la
paix, l'activité du gouvernement doit être limitée
à la sphère où elle est, au sens strict du terme,
indispensable.
On ne peut pas se
passer de l'appareil gouvernemental pour protéger et préserver
la vie, la liberté, la propriété et la santé des
individus. Mais même les activités de police ou les
activités judiciaires accomplies à ces fins peuvent devenir
dangereuses dans les domaines où l'on peut trouver toutes sortes de
raisons pour établir une discrimination entre les divers groupes en ce
qui concerne la conduite des affaires publiques. Ce n'est que dans les pays
où n'existe aucune raison particulière d'être partial que
l'on n'a généralement pas à craindre qu'un magistrat
supposé appliquer les lois en vigueur pour la protection de la vie, de
la liberté, de la propriété et de la santé,
agisse de manière biaisée. En revanche, la situation est tout
autre là où des différences de religion, de
nationalité, etc., divisent la population en groupes
séparés par un gouffre si profond qu'il élimine toute
volonté d'équité ou d'humanité et ne laisse place
à rien d'autre qu'à la haine. Le juge qui agit consciemment,
voire même souvent inconsciemment, de manière biaisée
pense alors qu'il accomplit un devoir plus noble en faisant usage des
prérogatives et des pouvoirs de son poste au bénéfice de
son propre groupe.
Dans la mesure
où l'appareil gouvernemental n'a pas d'autres rôles que de
protéger la vie, la liberté, la propriété et la
santé, il est possible, en tout cas, de définir des
règlements qui limitent de manière stricte le domaine dans
lequel les autorités administratives et les tribunaux peuvent agir,
afin de ne laisser aucune ou uniquement très peu de latitude à
l'exercice de leur discrétion et de leur propre jugement subjectif et
arbitraire. Mais dès qu'une partie de la production est
abandonnée à l'État, une fois que l'appareil du
gouvernement est appelé à décider du choix des biens de
rang plus élevés, il est impossible de contraindre les
fonctionnaires de l'administration par un ensemble de lois et de
réglementations strictes garantissant certains droits à tout
citoyen. Une loi pénale destinée à punir les assassins peut,
au moins dans une certaine mesure, tracer une ligne entre ce qui est et n'est
pas considéré comme un crime et par là placer certaines
limites au domaine dans lequel le magistrat peut exercer son propre jugement.
Bien entendu, tout juriste ne sait que trop bien que même la meilleure
loi peut être pervertie dans des cas concrets, par son
interprétation, son application et son utilisation. Mais dans le cas
d'une agence gouvernementale chargée de gérer les transports,
les mines ou les territoires publics, pour autant que l'on puisse restreindre
sa liberté d'action pour d'autres raisons (déjà
discutées dans la deuxième partie du livre), le
mieux que l'on puisse faire pour éliminer les questions
controversées de politique nationale ne peut être
énoncé que par des généralités bien
creuses. Il faut lui laisser une bonne marge de manoeuvre
sous de nombreux aspects, parce que l'on ne peut pas connaître à
l'avance les circonstances dans lesquelles elle devra agir. La porte est donc
laissée grande ouverte à l'arbitraire, au parti pris et
à l'abus de pouvoir officiel.
Même dans des
zones peuplées par diverses nationalités, il est
nécessaire d'avoir une administration unifiée. On ne peut pas
disposer à la fois un policier allemand et un policier tchèque
à chaque coin de rue, chacun chargé de ne protéger que
les membres de sa nationalité. Et même si on pouvait le faire,
la question serait à nouveau posée de savoir lequel devrait
intervenir dans une situation où les deux nationalités seraient
impliquées. Les inconvénients résultant de la
nécessité d'une administration unifiée sont
inévitables dans ces régions. Mais si des difficultés
existent déjà, même pour remplir les fonctions
indispensables du gouvernement comme la protection de la vie, de la
liberté, de la propriété et de la santé, on ne
doit pas les augmenter dans des proportions monstrueuses en étendant
le domaine d'activité de l'État à d'autres champs
d'action dans lesquels, par leur nature, une latitude encore plus grande doit
être laissée aux jugements arbitraires.
De nombreuses parties
du monde ont été peuplées non par des ressortissants
d'une nationalité, d'une race ou d'une religion unique, mais par un
mélange hétéroclite de plusieurs peuples. Le
résultat des mouvements migratoires qui sont la conséquence
nécessaire des changements des lieux de production, c'est qu'un plus
grand nombre de nouveaux territoires sont continuellement confrontés
au problème du mélange des populations. Si l'on ne veut pas
aggraver artificiellement la friction qui doit se produire du fait de la vie
en communauté de groupes différents, il faut restreindre
l'activité de l'État aux tâches qu'il est seul à
pouvoir accomplir.
Tant que les nations furent dirigées par des despotes monarchiques,
l'idée de rectifier les frontières de l'État pour les
faire coïncider avec les frontières séparant les
différentes nationalités n'avait pas d'écho. Si un
potentat voulait annexer une province à son domaine, il se souciait
peu de savoir si les habitants – les sujets – étaient
d'accord ou non pour changer de dirigeants. Le seul point de vue qui entrait
en ligne de compte était de savoir si les forces militaires disponibles
étaient suffisantes pour conquérir et conserver le territoire
en question. On justifiait publiquement sa conduite sur la base plus ou moins
artificielle d'une revendication légale. La nationalité des
habitants de l'endroit concerné n'était nullement prise en
compte.
Ce ne fut qu'avec la
montée du libéralisme que la question du tracé des
frontières des États devint un problème
indépendant des considérations militaires, historiques et
légales. Le libéralisme, qui fonde l'État sur la
volonté de la majorité du peuple vivant sur un territoire
donné, élimine toutes les considérations militaires
autrefois décisives quant à la question des frontières
de l'État. Il rejette le droit à la conquête. Il ne peut
pas comprendre que certains puissent parler de « frontières
stratégiques » et trouve totalement incompréhensible
qu'un État puisse réclamer une portion de territoire afin
d'établir un glacis. Le libéralisme ne reconnaît pas au
prince un quelconque droit historique à hériter d'une province.
Un roi ne peut exercer son autorité, au sens libéral du terme,
que sur des personnes, pas sur une partie du territoire dont les habitants ne
seraient considérés que comme des appendices. Le monarque par
la grâce de Dieu porte le titre d'un territoire, par exemple « Roi
de France ». Les rois installés par le libéralisme
reçurent leur titre non pas de leur territoire mais du peuple sur
lesquels ils régnaient comme monarques constitutionnels. Ainsi,
Louis-Philippe porta le titre de « Roi des
Français »; il y eut encore un « Roi des
Belges », comme il y eut aussi un « Roi des
Grecs ».
C'est le
libéralisme qui créa la forme légale permettant aux
souhaits du peuple d'appartenir ou non à un certain État de
pouvoir s'exprimer, à savoir le plébiscite. L'État
auquel les habitants d'un territoire donné désirent être
rattachés doit être choisi par une élection. Mais
même si toutes les conditions économiques et politiques
étaient remplies (celles par exemple concernant la politique nationale
en matière d'éducation) afin d'éviter que le
plébiscite ne soit une comédie, même s'il était
possible de faire simplement voter les habitants de chaque communauté
pour déterminer à quel État ils veulent se rattacher et
de répéter de telles élections lorsque les circonstances
évoluent, il resterait certainement des problèmes non
résolus, sources potentielles de friction entre les diverses
nationalités. Le fait de devoir appartenir à un État
auquel on souhaite ne pas appartenir n'est pas moins pénible quand il
résulte d'une élection que lorsqu'il est la conséquence
d'une conquête militaire. Et cela est deux fois plus difficile pour un
individu qui se trouve écarté de la majorité de ses
concitoyens par des barrières linguistiques.
Appartenir à
une minorité nationale signifie toujours être un citoyen de
seconde zone. Les discussions politiques doivent naturellement toujours
être menées à l'aide du langage parlé et
écrit – par des discours, des articles de journaux et des
livres. Ces moyens d'explications et de débats politiques ne sont
toutefois pas à la disposition des minorités linguistiques dans
la même mesure qu'ils le sont à ceux dont la langue maternelle
– la langue parlée au quotidien – est celle dans laquelle
se déroulent les discussions. La pensée politique d'un peuple
reflète après tout les idées
de sa littérature politique. Exprimé sous la forme du droit
écrit, le résultat de ses discussions politiques acquiert une
importance directe pour le citoyen parlant une langue
étrangère, car il doit respecter la loi tout en ayant
l'impression d'être exclu d'une véritable participation à
la formation de l'autorité législative ou en ayant au moins
l'impression de ne pas être autorisé à coopérer
autant que ceux dont la langue maternelle est celle de la majorité. Et
lorsqu'il se présente devant un magistrat ou un fonctionnaire de
l'administration pour engager des poursuites ou exprimer une requête,
il se retrouve devant des hommes dont la pensée politique lui est
étrangère, parce qu'elle s'est développée sous
des influences idéologiques différentes.
En dehors de tout
cela, le fait même que les membres de la minorité soient
obligés, devant un tribunal ou face aux autorités
administratives, de faire usage d'une langue qui leur est
étrangère les handicape sérieusement de nombreuses
manières. Lors d'un procès, il est extrêmement
différent de pouvoir parler directement au juge ou d'être
obligé d'avoir recours aux services d'un interprète. Le membre
d'une minorité nationale sent à chaque instant qu'il vit au
milieu d'étrangers et qu'il est, même si la lettre de la loi dit
le contraire, un citoyen de seconde zone.
Tous ces
inconvénients sont ressentis comme étant très
oppressants, même dans un État pourvu d'une constitution
libérale et dans lequel l'activité du gouvernement se
réduit à la protection de la loi et de la
prospérité des citoyens. Mais elle devient presque
intolérable dans un État socialiste ou interventionniste. Si
les autorités administratives ont le droit d'intervenir partout comme
bon leur semble, si la latitude donnée aux juges et aux fonctionnaires
pour établir leurs décisions est assez grande pour laisser
place à des préjugés politiques, alors le membre d'une
minorité nationale se trouve livré au jugement arbitraire et
à l'oppression de la part des fonctionnaires publics de la
majorité au pouvoir. Nous avons déjà parlé de ce
qui se passe lorsque les écoles et l'Église ne sont pas non
plus indépendantes, mais au contraire soumises à
réglementation de la part du gouvernement.
C'est ici qu'il faut
chercher les racines du nationalisme agressif que nous voyons aujourd'hui
à l'oeuvre. Les tentatives pour faire
remonter les antagonismes violents opposant les nations à des causes
naturelles plutôt qu'à des causes politiques sont
complètement erronées. Tous les symptômes de l'antipathie
prétendument innée entre les peuples que l'on présente
habituellement comme preuve se retrouvent également au sein de chaque
nation. Le Bavarois déteste le Prussien, et le Prussien le Bavarois.
La haine n'est pas moins tenace entre les divers groupes constituant la
France ou la Pologne. Et pourtant, Allemands, Polonais et Français
arrivent à vivre ensemble pacifiquement dans leur propre pays.
L'importance politique de l'antipathie du Polonais à l'encontre de
l'Allemand et de l'Allemand à l'encontre du Polonais provient de
l'ambition de chacun de ces deux peuples d'obtenir le contrôle des
zones frontalières séparant Allemands et Polonais, et ce afin
de pouvoir opprimer l'autre nationalité. Si la haine entre les nations
a produit un incendie dévastateur, c'est parce que certains veulent
utiliser l'école pour écarter les enfants de la langue de leurs
pères, veulent utiliser les tribunaux et les administrations, des
mesures politiques et économiques, ainsi que l'expropriation pure et
simple, pour persécuter ceux qui parlent une autre langue. Comme ils
sont prêts à avoir recours à la violence pour
créer des conditions favorables à l'avenir politique de leur
propre nation, ils ont mis sur pied un système d'oppression dans les
zones polyglottes, système qui menace la paix mondiale.
Tant que le programme
libéral ne sera pas mené jusqu'au bout dans les régions
comprenant plusieurs nationalités, la haine entre les membres des
différentes nations deviendra de plus en plus forte et continuera
à conduire vers de nouvelles guerres et rebellions.
Suite
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
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