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Un athée
déblatérait contre la religion, contre les prêtres,
contre Dieu. « Si vous continuez, lui dit un des assistants, peu
orthodoxe lui-même, vous allez me convertir. » Ainsi,
quand on entend nos imberbes écrivailleurs, romanciers,
réformateurs, feuilletonistes ambrés, musqués,
gorgés de glaces et de champagne, serrant dans leur portefeuille les
Ganneron, les Nord et les Mackenzie, ou faisant couvrir d'or leurs tirades
contre l'égoïsme, l'individualisme du siècle; quand on les
entend, dis-je, déclamer contre la dureté de nos institutions,
gémir sur le salariat et le prolétariat; quand on les voit
lever au ciel des yeux attendris à l'aspect de la misère des
classes laborieuses, misère qu'ils ne visitèrent jamais que
pour en faire de lucratives peintures, on est tenté de leur dire:
« Si vous continuez ainsi, vous allez me rendre indifférent
au sort des ouvriers. »
Oh! l'affectation! l'affectation! voilà la nauséabonde maladie
de l'époque! Ouvriers, un homme grave, un philanthrope sincère
a-t-il exposé le tableau de votre détresse, son livre a-t-il
fait impression, aussitôt la tourbe des réformateurs jette son
grappin sur cette proie. On la tourne, on la retourne, on l'exploite, on
l'exagère, on la presse jusqu'au dégoût, jusqu'au
ridicule. On vous jette pour tout remède les grands mots:
organisation, association; on vous flatte, on vous flagorne, et bientôt
il en sera des ouvriers comme des esclaves: les hommes sérieux auront
honte d'embrasser publiquement leur cause, car comment introduire quelques
idées sensées au milieu de ces fades déclamations?
Mais loin de nous cette lâche indifférence que ne justifierait
pas l'affectation qui la provoque! Ouvriers,
votre situation est singulière! on vous dépouille, comme je le
prouverai tout à l'heure... Mais non, je retire ce mot; bannissons de
notre langage toute expression violente et fausse peut-être, en ce sens
que la spoliation, enveloppée dans les sophismes qui la voilent,
s'exerce, il faut le croire, contre le gré du spoliateur et avec
l'assentiment du spolié. Mais enfin, on vous ravit la juste
rémunération de votre travail, et nul ne s'occupe de vous faire
rendre justice. Oh! s'il ne
fallait pour vous consoler que de bruyants appels à la
philanthropie, à l'impuissante charité, à la
dégradante aumône, s'il suffisait des grands mots organisation,communisme, phalanstère, on ne vous les épargne pas. Mais justice, tout simplementjustice, personne ne
songe à vous la rendre. Et cependant ne serait-il pas juste que, lorsque après une longue journée de
labeur vous avez touché votre modique salaire, vous le puissiez
échanger contre la plus grande somme de satisfactions que vous
puissiez obtenir volontairement d'un homme quelconque sur la surface de la
terre?
Un jour, peut-être, je vous parlerai aussi d'association,
d'organisation, et nous verrons alors ce que vous avez à attendre de
ces chimères par lesquelles vous vous laissez égarer sur une
fausse quête.
En attendant, recherchons si l'on ne vous fait pas injustice en vous assignant législativement les personnes
à qui il vous est permis d'acheter les choses qui vous sont
nécessaires: le pain, la viande, la toile, le drap, et, pour ainsi
dire, le prix artificiel que vous devez y mettre.
Est-il vrai que la protection, qui, on l'avoue, vous fait payer cher toutes
choses et vous nuit en cela, élève proportionnellement le taux
de vos salaires?
De quoi dépend le taux des salaires?
Un des vôtres l'a dit énergiquement: Quand deux ouvriers courent
après un maître, les salaires baissent; ils haussent quand deux
maîtres courent après un ouvrier.
Permettez-moi, pour abréger, de me servir de cette phrase plus
scientifique et peut-être moins claire: « Le taux des
salaires dépend du rapport de l'offre à la demande du
travail. »
Or, de quoi dépend l'offre des bras?
Du nombre qu'il y en a sur la place; et sur ce premier élément
la protection ne peut rien.
De quoi dépend la demande des bras?
Du capital national disponible. Mais la loi qui dit: « On ne
recevra plus tel produit du dehors; on le fera au dedans »,
augmente-t-elle ce capital? Pas le moins du monde. Elle le tire d'une voie
pour le pousser dans une autre, mais elle ne l'accroît pas d'une obole.
Elle n'augmente donc pas la demande des bras. On montre avec orgueil telle fabrique. – Est-ce
qu'elle s'est fondée et s'entretient avec des capitaux tombés
de la lune? Non, il a fallu les soustraire soit à l'agriculture, soit
à la navigation, soit à l'industrie vinicole. – Et
voilà pourquoi si, depuis le règne des tarifs protecteurs, il y
a plus d'ouvriers dans les galeries de nos mines et dans les faubourgs de nos
villes manufacturières, il y a moins de marins dans nos ports, moins
de laboureurs et de vignerons dans nos champs et sur nos coteaux.
Je pourrais disserter longtemps sur ce thème. J'aime mieux essayer de
vous faire comprendre ma pensée par un exemple.
Un campagnard avait un fonds de terre de vingt arpents, qu'il faisait valoir
avec un capital de 10,000 francs. Il divisa son domaine en quatre parts et y
établit l'assolement suivant: 1) maïs; 2) froment; 3)
trèfle; 4) seigle. Il ne fallait pour lui et sa famille qu'une bien
modique portion du grain, de la viande, du laitage que produisait la ferme,
et il vendait le surplus pour acheter de l'huile, du lin, du vin, etc.
– La totalité de son capital était distribuée
chaque année en gages, salaires, payements de comptes aux ouvriers du
voisinage. Ce capital rentrait par les ventes, et même il s'accroissait
d'année en année; et notre campagnard, sachant fort bien qu'un
capital ne produit rien que lorsqu'il est mis en oeuvre, faisait profiter la
classe ouvrière de ces excédants annuels qu'il consacrait
à des clôtures, des défrichements, des
améliorations dans ses instruments aratoires et dans les
bâtiments de la ferme. Même il plaçait quelques
réserves chez le banquier de la ville prochaine, mais celui-ci ne les
laissait pas oisives dans son coffre-fort; il les prêtait à des
armateurs, à des entrepreneurs de travaux utiles, en sorte qu'elles
allaient toujours se résoudre en salaires.
Cependant le campagnard mourut, et, aussitôt maître de
l'héritage, le fils se dit: Il faut avouer que mon père a
été dupe toute sa vie. Il achetait de l'huile et payait ainsi tribut à la Provence, tandis que notre terre peut
à la rigueur faire végéter des oliviers. Il achetait du
vin, du lin, des oranges, et payait tribut à la Bretagne, au Médoc, aux îles
d'Hyères, tandis que la vigne, le chanvre et l'oranger peuvent, tant
bien que mal, donner chez nous quelques produits. Il payait tribut au meunier, au tisserand, quand nos domestiques peuvent
bien tisser notre lin et écraser notre froment entre deux pierres.
– Il se ruinait et, en outre, il faisait gagner à des
étrangers les salaires qu'il lui était si facile de
répandre autour de lui.
Fort de ce raisonnement, notre étourdi changea l'assolement du
domaine. Il le divisa en vingt soles. Sur l'une on cultiva l'olivier, sur
l'autre le mûrier, sur la troisième le lin, sur la
quatrième la vigne, sur la cinquième le froment, etc., etc. Il
parvint ainsi à pourvoir sa famille de toutes choses et à se
rendre indépendant. Il ne retirait plus rien de la circulation
générale; il est vrai qu'il n'y versait rien non plus. En
fut-il plus riche? Non; car la terre n'était pas propre à la
culture de la vigne; le climat s'opposait aux succès de l'olivier, et,
en définitive, la famille était moins bien pourvue de toutes
ces choses que du temps où le père les acquérait par
voie d'échanges.
Quant aux ouvriers, il n'y eut pas pour eux plus de travail qu'autrefois. Il
y avait bien cinq fois plus de soles à cultiver, mais elles
étaient cinq fois plus petites; on faisait de l'huile, mais on faisait
moins de froment; on n'achetait plus de lin, mais on ne vendait plus de
seigle. D'ailleurs, le fermier ne pouvait dépenser en salaires plus
que son capital; et son capital, loin de s'augmenter par la nouvelle
distribution des terres, allait sans cesse décroissant. Une grande
partie se fixait en bâtiments et ustensiles sans nombre, indispensables
à qui veut tout entreprendre. En résultat, l'offre des bras
resta la même, mais les moyens de les payer déclinaient, et il y
eut forcément réduction de salaires.
Voilà l'image de ce qui se passe chez une nation qui s'isole par le
régime prohibitif. Elle multiplie le nombre de ses industries, je le
sais; mais elle en diminue l'importance; elle se donne, pour ainsi parler, un assolement
industriel plus compliqué, mais non plus fécond, au
contraire, puisque le même capital et la même main-d'oeuvre s'y
attaquent à plus de difficultés naturelles. Son capital fixe
absorbe une plus grande partie de son capital circulant, c'est-à-dire
une plus grande part du fonds destiné aux salaires. Ce qui en reste a
beau se ramifier, cela n'en augmente pas la masse. C'est l'eau d'un
étang qu'on croit avoir rendue plus abondante, parce que,
distribuée dans une multitude de réservoirs, elle touche le sol
par plus de points et présente au soleil plus de surface; et l'on ne
s'aperçoit pas que c'est précisément pour cela qu'elle
s'absorbe, s'évapore et se perd.
Le capital et la main-d'oeuvre étant donnés, ils créent
une masse de produits d'autant moins grande qu'il
rencontrent plus d'obstacles. Il n'est pas douteux que les
barrières internationales forçant, dans chaque pays, ce capital
et cette main-d'oeuvre à vaincre plus de difficultés de climat
et de température, le résultat général est moins
de produits créés, ou, ce qui revient au même, moins de
satisfactions acquises à l'humanité. Or, s'il y a diminution
générale de satisfactions, comment votre part, ouvriers, se trouverait-elle
augmentée? Donc les riches, ceux qui font la loi, auraient
arrangé les choses de telle sorte que non-seulement ils subiraient
leur prorata de la diminution totale, mais même que leur portion
déjà réduite se réduirait encore de tout ce qui
s'ajoute, disent-ils, à la vôtre? Cela est-il possible? cela
est-il croyable? Oh! c'est là une générosité
suspecte, et vous feriez sagement de la repousser(1)
.
1.
V. au tome VI, le chapitre XIV des Harmonies. (Note de
l'éditeur de l'édition originale.)
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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