Cela fait des
siècles, en fait des millénaires, que les philosophes
réfléchissent au sujet de l’État.
Jusqu’à très récemment, pourtant, aucun ne
s’était véritablement intéressé à la
question de l’impôt.
En un sens,
cela est très étonnant, car son pouvoir de taxation est
l’un des principaux caractères de l’État : c’est
non seulement l’un des biais par lesquels il se manifeste le plus
couramment à l’homme ordinaire, mais aussi le critère
qui, au sein des sciences sociales, permet de distinguer l’État
de tout autre institution, et donc de le définir.
L’État
est, à la différence de la famille, de l’association, de
l’entreprise, etc., en droit de se financer par l’impôt,
c’est-à-dire en obligeant et contraignant ses membres à
lui transférer une partie de leurs richesses.
Le sociologue
Max Weber, auteur de la définition la plus célèbre et
généralement admise de l’État, avait bien
pointé le fait que celui-ci est synonyme de « monopole de
coercition légale, » c’est-à-dire seul en
droit d’agir au moyen de la force. Mais, alors que l’on associe
d’ordinaire cette formule aux activités de police par lesquelles
l’État assure la sécurité publique, il faut bien
admettre que le recours de l’État à la contrainte doit
logiquement consister tout d’abord à prélever des
impôts pour se financer. La taxation est donc bien, au propre comme au
figuré, le fondement-même
de l’État.
Historiquement,
cela se vérifie d’ailleurs dans le fait que les trois grandes
révolutions à l’origine de l’État moderne
ont porté sur cette question. En Angleterre, il s’agît de
donner au parlement le pouvoir royal de lever l’impôt. Aux États-Unis,
il s’agît pour une colonie de se libérer d’une
exploitation fiscale forcenée. En France, il s’agît
d’établir le principe d’égalité devant
l’impôt et donc de mettre à bas l’Ancien régime
en faveur d’une société de citoyens égaux en
droits.
Tout
questionnement relatif à la nature de l’État, la source
de son autorité, et les limites de sa légitimité passe
donc par cette question : qu’est-ce que l’impôt ?
Et pour quelles raisons, et dans quelle mesure, est-il justifié ?
Une
réponse bien connue est que l’impôt ne serait rien
d’autre qu’un paiement pour service (public) rendu : de
même que SFR offre un service
de téléphonie mobile à ses clients, pour lesquels elle
les charge, de même l’État fournirait un ensemble de
services publics (police, tribunaux, école, assurances sociales, etc.)
pour lesquels il met ses citoyens à contribution.
L’objection
consiste alors à pointer le fait que, contrairement aux abonnés
de SFR, qui avaient le choix entre des compagnies et des offres concurrentes,
voire celui de ne pas s’abonner du tout, les citoyens sont contraints
d’acheter les services fournis par l’État.
Bien entendu,
des contre-objections existent : on dira ainsi que les citoyens ont
signé un contrat avec l’État, dès lors
qu’ils ont accepté de vivre sur son territoire, contrat
qu’ils peuvent rompre en émigrant. Ou bien on prétendra
que les services publics en question sont, non pas imposés, mais
demandés par la population par le biais d’élections.
De tels
arguments pourraient être critiqués dans le détail, mais
cela serait une perte de temps, car ces rationalisations de
l’impôt reviennent en fait à éluder la question.
Toutes les justifications de l’impôt essaient de réduire,
de manière plus ou moins maladroite, l’impôt à
l’échange marchand, et de ce fait ne servent pas le but
affiché. Car ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi un
transfert de richesses peut être justifié alors même
qu’il est obligatoire, contraint et forcé (un impôt), et
non un acte d’achat et de vente comme un autre.
Ainsi, les
citoyens ont peut-être la possibilité d’émigrer
mais la question de savoir ce qui autorise un État à imposer sa
fiscalité sur un territoire reste entière.
Si l’on
voulait un véritable parallèle avec l’activité de
SFR, il faudrait s’imaginer que cette compagnie décide
d’installer un émetteur dans un village reculé, puis
impose à ses habitants de la rembourser, sous prétexte que
celui-ci leur rend un service.
De même,
le fait que les citoyens élisent ceux qui les gouvernent élude
la question essentielle : nécessairement, le processus conduit
à ce que certains fassent financer en partie par d’autres des
actions publiques dont ces derniers ne veulent pas. De quel droit ? Le
cas est notamment très clair dès lors que l’action en
question implique redistribution.
L’opinion
courante admet que l’impôt est légitime. Mais il ne
s’agit le plus souvent que d’une opinion basée sur des
sophismes. La tâche de la preuve reste donc à accomplir pour les
non-libéraux.
Les
libéraux avancent de leur côté un principe qui rendrait l’impôt
illégitime, et dont ils déduisent que la société
devrait uniquement consister en des échanges volontaires,
généralement marchands. Ce principe, sous des formes diverses,
affirme que l’initiation de la force est toujours illégitime.
Les non-libéraux peuvent refuser ce principe. En fait,
ils le doivent s’ils veulent justifier l’État,
l’impôt, les services publics et la redistribution. Mais
alors ils doivent expliquer en quoi ce principe est faux, et avancer un principe
alternatif justifiant les politiques qu’ils défendent.
Jusqu’à maintenant, personne n’y est parvenu.
Dans les deux
articles précédents, j’ai essayé de
m’attaquer à ce que
je pense être de pures erreurs logiques, si communes qu’elles passent
pour des évidences, et sont à la base de
l’antilibéralisme généralisé de la
population.
J’ai
mentionné plus haut deux de ces « illogismes » concernant
l’impôt. Pour conclure, je voudrais m’intéresser
à deux autres arguments, sans lesquels il semble bien difficile de
justifier quelque forme de redistribution que ce soit.
Le premier
consiste à croire que la fin justifie (au sens logique) les moyens. Ce
type de faux raisonnement ne se limite pas à la justification de la
redistribution : les hommes ont d’une manière
générale tendance à accepter un raisonnement, bien que
faux, dès lors qu’il est en accord avec leurs désirs et
leurs convictions.
Considérons
le raisonnement suivant :
« il serait bien que tous les membres de la société
aient une assurance santé de qualité. Or certains ne sont pas
en mesure de se la procurer. Il est donc bien que l’État fasse
en sorte que ceux qui le peuvent, paient pour ceux qui ne le peuvent
pas. » Tout le monde acceptant la prémisse (« il
serait bien que tous les membres de la société aient une
assurance santé de qualité »), et beaucoup acceptant
la conclusion (« il est bien que l’État fasse en
sorte que ceux qui le peuvent paient pour ceux qui ne le peuvent
pas »), on croira avoir là une justification suffisante.
Mais,
d’un point de vue logique, le raisonnement n’est pas valide. Le
fait qu’une fin soit bonne « dans
l’absolu » n’implique pas du tout que les moyens
nécessaires pour l’atteindre soient dès lors
justifiés. Encore faut-il savoir si ces moyens sont les seuls, les plus
efficaces, bons et si la fin en question reste bonne
« à ce prix » ?
Ainsi, on
pourrait très bien écrire : « il serait bien
que tous les membres de la société aient une assurance
santé de qualité. Et tous ne le peuvent pas. Mais cela ne donne
cependant pas le droit à l’État de leur transférer
des richesses appartenant à d’autres. »
Une analyse de
détail verrait que l’erreur précédente n’est
pas seulement logique, mais réside en grande partie dans un emploi
confus de termes tels que « bien ». Ainsi,
lorsqu’on dit qu’il serait « bien » que
l’État redistribue, on veut dire par là qu’une
telle action permettrait d’atteindre une fin désirable. Mais
cela n’est pas une justification suffisante, car il faudrait encore
savoir si une telle redistribution serait également
« bien » au sens de non-contraire à un principe
moral tel que celui de non-agression (selon lequel l’initiation de la
force est toujours un mal) cité plus haut.
Précisément,
la seconde erreur logique à la base de nombreux arguments favorables
à la redistribution repose sur une telle faute de langage : une
ambiguïté dans l’emploi du terme
« justice ».
On dira ainsi
qu’ « il n’est pas juste que certains soient
favorisés, et d’autres défavorisés, par leurs
situations de départ, et il est donc juste que l’État
favorise l’égalité des chances. » Là
encore, parce que l’on accepte généralement la
prémisse et/ou la conclusion, on jugera le raisonnement valide, et on croira
avoir trouvé une justification à la redistribution.
Pourtant,
l’argument repose sur un sophisme, et est logiquement invalide.
C’est que l’on a pris le terme de
« justice » en deux sens différents. Dans la
première occurrence, il s’agit d’une justice
« cosmique », telle que celle dont on parle lorsque l’on
dit qu’il est injuste que l’une de deux jumelles soit belle, et
l’autre moins. Dans la seconde occurrence, il s’agit au contraire
de la justice de l’action d’une personne envers une autre, telle
que celle dont parle le principe de non-agression lorsqu’il
énonce qu’il est injuste d’initier la force envers autrui.
Si une
personne en vole une autre, il est juste que la seconde
récupère son bien. Mais le fait qu’il soit
« injuste » qu’une personne soit née pauvre
alors que d’autres sont nées riches n’implique pas
qu’il soit juste qu’elle fasse rétablir la balance par
l’État. La grande différence entre les deux cas est
évidemment que, dans le premier (les jumelles belles et moins belles,
les enfants riches et moins riches), aucune action injuste n’a
été commise qui devrait être réparée.
Pour conclure,
à quand une défense
de l’action publique et de la redistribution, ainsi qu’une
critique du libéralisme, qui prenne la peine de se justifier sans
faire appel à des sophismes ?
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