Les
trois piliers de la stratégie européenne de gestion de la crise
se précisent. Ils ont pour nom austérité, discipline
budgétaire et régulation financière. L’avantage
est qu’ils vont finir par pouvoir être revendiqués,
l’inconvénient est qu’ils présentent dès
à présent des défauts de construction.
On
n’a pas fini de gloser sur le compromis franco-allemand de Deauville.
Non seulement en raison des multiples réactions qu’il suscite,
étant ressenti comme un fait accompli par Bruxelles, le Parlement
européen et de nombreux autres pays de l’Union
européenne. Ainsi qu’une capitulation par les partisans de
sanctions « automatiques » en cas de non respect par un
pays des ratios de dette et d’endettement. Mais aussi en raison de ses
grandes imprécisions. Rappelant de ce point de vue les discussions qui
ont précédé la mise sur pied sur fonds de stabilité
européen (EFSF).
Tonnant
du haut de son magistère et outrepassant les termes de son mandat,
Jean-Claude Trichet a signifié son désaccord avec une formule
préconisant des sanctions prises à la majorité
qualifiée des états membres de la zone euro. Y voyant le
reniement de la stricte discipline budgétaire dont il s’est
toujours fait l’apôtre. Le deuxième volet d’une
politique dont la cohérence – et la limite tout à la fois
– repose sur le sauvetage prioritaire des banques, quitte à
donner un coup de pouce aux pays qui pourraient en causer la chute en
sombrant dans la crise.
Un
autre chapitre ayant moins retenu l’attention du compromis de
Deauville dessine en creux une vision de l’avenir de
l’Europe. Il s’agit de la suite qui pourrait être
donnée à l’EFSF, dont la durée de vie est de trois
ans. Les contours d’une sorte de Fonds monétaire
européen se précisent, qui aurait comme mission moins de
soutenir des États – une fois entrés dans la zone des
tempêtes – que de leur permettre de faire défaut sur leur
dette, voire de quitter la zone euro.
On
reconnaît la ligne défendue par les autorités allemandes,
qui, si elle était adoptée une fois clarifiée,
représenterait un tournant à 180 degrés par rapport
à la politique actuellement mise en œuvre. Il ne s’agirait
plus de défendre coûte que coûte des pays en train de
sombrer mais de les abandonner. Les termes du compromis de Deauville
préfigureraient de ce point de vue un grand tournant, et moins une
victoire de Nicolas Sarkozy et une défaite d’Angela Merkel, trop vite annoncée.
Reconfiguration
en germe de la zone euro autour de l’Allemagne et souplesse
budgétaire accordée à la France, on discerne en creux du
dispositif proposé les intentions sous-tendues. Il ne reste
qu’à les réaliser.
Quant
au deuxième pilier, le plan d’austérité que vient de
dévoiler le gouvernement britannique présente en
avant-première le modèle à suivre en Europe. La presse
est remplie de la description des « coups de hache »
qu’il assène au budget de l’Etat. Les commentaires y
voient, dans les colonnes de droite, la naissance d’une nouvelle
Grande-Bretagne, et dans celles de gauche la « remise à
zéro historique de l’Etat-providence » (The
Guardian). Pour les uns « l’Etat replie ses
tentacules » (Telegraph), pour les autres le pays s’inscrit
dans un cadre qui va être généralisé aux pays développés,
consistant à « essayer de faire plus avec
moins » (The Independent).
Certes,
ce modèle connaîtra selon les pays et leurs traditions des
déclinaisons, mais il s’imposera comme conséquence
à court terme des plans d’austérité qui sont peu
à peu dévoilés et qui commenceront en 2011 à
produire leurs effets conjoints. Mettant en cause à des degrés
divers les programmes sociaux et accélérant les
disparités de revenu, de traitement et de vie. Les pays
européens seront davantage à deux vitesses et l’Europe
risque de ne pas éviter une nouvelle récession.
Ce
sera particulièrement le cas au sein de l’Union
européenne. L’Irlande représente à titre un autre
modèle, plus particulièrement destiné aux derniers de la
classe. Des estimations des nouvelles économies qui vont devoir
être réalisées, afin de tenir compte de la baisse des
recettes fiscales de l’Etat, ont été publiées dans
la presse irlandaise. Elles s’inscrivent dans une fourchette entre 10
et 15 milliards d’euros, soit le double de ce qui avait
été déjà pris en compte dans le
précédent projet de budget pour l’hypothèse haute.
Une
cinquième version du budget de l’Etat est en préparation,
encore plus draconienne que les précédentes, alors que
l’éclatement de la bulle immobilière est loin
d’avoir produit tous ses effets (comme en Espagne), et que
d’importantes nouvelles dépréciations des actifs
parqués dans la bad bank financée sur fonds publics sont
inévitables.
En
Irlande comme en Grèce – en attendant que le même
scénario se précise au Portugal et en Espagne – le pari
qui est tenu est à terme impossible. En Grèce, de nouvelles
restrictions budgétaires ont déjà été
réclamées par Bruxelles, tandis que l’idée de
rallonger le calendrier de remboursement des prêts de l’Union
européenne et du FMI faisait long feu, accentuant un effet tenaille.
Un plan « B » est nécessaire pour ces pays, ce
qui nous renvoie aux termes du compromis de Deauville. De son
côté, le FMI est en embuscade, sachant qu’il sera
indispensable de faire appel à lui lorsqu’il faudra le financer.
Le
dernier pilier de la stratégie européenne en gestation a pour
nom la régulation financière. Sous les auspices de la
Commission et la supervision du Parlement européen, il
s’ébauche petit à petit un ensemble de mesures qui feront
pendant à celles que les multiples régulateurs
américains sont en train d’apporter à la loi Dodd-Frank et aux dispositions prises par le
Comité de Bâle, ainsi que par le Conseil de stabilité
financière (dont l’acronyme anglais est FSB). Il y a foule, si
l’on y ajoute les régulateurs européens nationaux, qui
ont également leur mot à dire.
Autant
s’interroger, dès maintenant, sur la cohérence finale de
la régulation financière. L’objectif est par ailleurs de
définir des règles communes applicables dans un monde
resté très hétérogène, le cas des
règles comptables est là pour le démontrer. Mais, avant
d’aborder cette dernière ligne droite, les régulateurs
affrontent un problème dont ils ne connaissent pas la solution, tout
en demandant des délais. Ce qui n’est pas pour déplaire
aux mégabanques qui gagnent ainsi du temps.
Il
s’agit, non plus de renforcer les banques prises une par une, mais de
solidifier l’ensemble. En d’autres termes de s’attaquer
enfin au risque systémique grâce à des mesures de
surveillance étroite des banques et des ratios de fonds propres plus
élevés. C’est ce que propose le FSB, sans être en
mesure d’entrer dans les détails, et pour cause. Nous y
reviendrons pour nous en tenir dans l’immédiat à la
vision européenne qui se dégage à ce propos.
Michel
Barnier, le Commissaire en charge à Bruxelles, s’efforce de
promouvoir un plan dont l’idée de base est de prendre les
devants et d’imposer des mesures préventives aux banques, en cas
de détection de danger. Ce qui témoigne d’un certain
optimisme sur la capacité à le faire. Ainsi que de disposer
d’une « boîte à outils », afin de
faire respecter le principe « pollueur-payeur » (pour
ne pas impliquer des finances publiques), allant jusqu’à les
démanteler en s’appuyant sur un
« testament » le prévoyant.
Mais
ce plan nécessitera des financements, alors que le produit des taxes
sur les établissements bancaires allemandes et britanniques – si
elles devaient être généralisées en Europe –
ne répondra pas à l’ampleur présumée des
besoins. La créativité financière n’a pas
réponse à tout. Supprimer l’aléa moral, comme
entend le faire Michel Barnier, a un coût. Qui va le supporter ?
Autre
grand volet de la régulation (avant le gros morceaux
des produits dérivés), celui des hedge
funds, ces fers de lance de la shadow
economy. Les ministres des finances de
l’Union européenne sont finalement parvenus hier mercredi
à un accord entre eux, à l’unanimité a-t-il
été même précisé. Celui-ci est
malheureusement à ce stade aussi opaque que ce qu’il
prétend réglementer. Le compromis qui a été
trouvé après des mois d’intenses discussions, sous la
forte pression des Américains qui ne voulaient pas se voir interdire
le marché européen, et des Britanniques qui souhaitaient en
garder le contrôle, est en réalité une reculade déguisée
et inavouable. Les conditions de délivrance aux hedge
funds du « passeport
européen » sont imprécises et leur obtention pourra
bénéficier d’une grande tolérance.
Si
l’on résume, des trois piliers qui sont dressés, celui de
la régulation ne tiendra pas la charge et celui de la discipline
budgétaire est trop flexible. Reste celui de
l’austérité, qui est le plus renforcé mais va
devoir résister aux épreuves qui l’attendent. Il ne faut
pas chercher celui de la relance, qui a été abandonné
corps et âme. Comment tout cela va-t-il bien pouvoir tenir debout ?
Cette
stratégie sera-t-elle tenable ?
Résultant d’une série d’improvisations, elle va en
appeler d’autres. Nos stratèges à courtes vues se
défendent à reculons.
Billet
invité : François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout
ou en partie à condition que le présent alinéa soit
reproduit à sa suite. Paul Jorion est un
« journaliste presslib’ » qui vit
exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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