Faut-il
s’atteler à l’écriture du scénario de la
crise européenne en 2011 ? C’est bien entendu illusoire,
car on ne sait jamais à l’avance comment un château de
cartes va s’écrouler. Par contre, mettre en place pour 2013 un
échafaudage permanent, afin de remplacer le provisoire, c’est
faire un calcul qui a toutes les chances de se révéler faux.
Si
l’expression n’était pas usée, on dirait que 2011
va être une nouvelle année de tous les dangers.
Car
d’autres calculs plus prévisibles risquent en effet
d’imposer leurs effets, une fois considéré dans son
ensemble le marché obligataire, sur lequel viennent se financer
à la fois les Etats, les banques et les grandes entreprises.
L’addition cumulée des besoins de tous est chargée et
l’on va se bousculer au portillon.
Dans
les prévisions d’émissions 2011 des pays les plus sensibles,
aujourd’hui le Portugal et l’Espagne, les milliards d’euros
valsent déjà : environ 20 pour les premiers et presque 95
rien que pour les seconds, mais c‘est l’Italie qui devrait ouvrir
le bal dès le premier trimestre, en émettant de la dette
à concurrence dans un premier temps de près de 50 milliards
d’euros. On sait aussi que les émissions européennes vont
se concentrer dans les six premiers mois de l’année et que les
risques de contagion d’un pays à l’autre vont rester très
élevés. Selon la mégabanque JP
Morgan, la zone euro devrait au total lever 760 milliards d’euros en
2011, un montant à rapprocher des besoins de ses banques.
Dans
son dernier rapport semestriel, publié début décembre
dernier, la BCE les chiffrait à plus de 1.000 milliards d’euros
tout confondu, une enveloppe équivalent
à celle des banques américaines. Voilà qui situe le
problème du financement de la dette souveraine dans son contexte.
Il
est temps de se rappeler ce que la BCE écrivait à cette
occasion : « La principale source d’inquiétude vient
de l’interférence entre les problèmes de dette souveraine
et la vulnérabilité de certains segments du secteur bancaire de
la zone euro ». Une phrase que son vice-président, Vitor Constancio, commentait en
évoquant le risque que cela aboutisse à « une concurrence
pour l’épargne sur le marché des capitaux »
entre les Etats et les banques.
Un
autre aspect des difficultés que pourraient rencontrer les banques a
été souligné par l’agence Standard & Poor’s. On sait qu’on attend beaucoup du capital
contingent – les obligations nommées CoCos
– qui permettent de lever des fonds éligibles au rang de fonds
propres sans avoir besoin d’augmenter le capital. Or ce
marché est balbutiant et la réaction des investisseurs face
à l’énorme demande qui se profile est une inconnue, en
particulier en ce qui concerne les taux qui devront être
proposés pour que l’offre soit suffisante. Seules les banques
les plus solides et importantes pourraient être servies dans ces
conditions, mettant les autres dans l’obligation d’augmenter leur
capital ou de revoir leur modèle économique. Deux nouveaux
ferments se précisent du processus de concentration bancaire qui se
prépare.
Pour
que ce panorama soit complet, les grandes entreprises doivent être
également prises en compte. Car elles ont accès à ce
même marché, contrairement aux plus petites qui se financent
auprès des banques. Une certaine inquiétude se fait jour de
leur côté, vu la tendance à la hausse
générale des taux. Tous les analystes recommandent
d’ailleurs aux investisseurs de déserter le marché obligataire
– quand les taux montent, la valeur des obligations baisse – un
avis dont l’on constate déjà les effets.
Pour
les grandes entreprises, qui ne peuvent emprunter à 20 et 30 ans que
sur le marché, une fenêtre est en train de se refermer. Les banques
en ont tiré profit en bénéficiant de leur position
d’intermédiaires, sans avoir besoin de mobiliser des fonds
propres devenus précieux dans la perspective de l’accroissement
obligatoire de ceux-ci. Mais ces opportunités vont pour les uns et les
autres se restreindre. Quant aux moyennes entreprises, qui n’ont que
les banques comme source de financement, l’avenir s’annonce
tendu, car ces dernières ont déjà annoncé
qu’elles vont devoir limiter leurs prêts.
Signe
annonciateur des tensions qui se profilent, plusieurs projets de
création de banques par les soins de grandes entreprises ont vu le
jour ces derniers mois. Le dernier en date est intitulé Corporate Funding Association
et regroupe une vingtaine de grands noms. L’idée étant de
ne pas avoir à dépendre des banques et de pouvoir se
présenter directement sur le marché, offrant aussi au passage
une alternative intéressante aux moyennes entreprises.
Si
le marché obligataire va globalement se tendre – on ne sait
jusqu’à quel point – les bourses vont se retrouver par
contre toutes ragaillardies, alimentées par les liquidités
fournies par les banques centrales, quand elles ne créent pas de la
monnaie par wagons entiers. Pour le plus grand bonheur des banques qui vont
pouvoir renforcer leur réserves avec les
bénéfices qu’elles en attendent, afin de renforcer leurs
fonds propres.
Les
jeux en cours sur les marchés des capitaux visent à renforcer
le système financier, mais vont se faire au détriment des Etats
et des entreprises, pesant dans les deux cas sur la croissance et
accentuant les tendances récessionnistes.
Cette spirale là n’est pas contrôlée et ne peut que
s’accentuer.
Mais
là n’est sans doute pas l’inconnue la plus forte. 2011
s’annonce comme l’année de la montée en puissance
de la crise sociale en Europe. Car si les plans de rigueur se sont
succédés, ils ne sont encore entrés en application que
dans un nombre réduit de pays : la Grèce, l’Irlande
et l’Espagne en premier lieu. De nouvelles mesures sont attendues dans
ces pays, car il en faut toujours plus pour tenter d’équilibrer
des comptes qui ne pourront jamais l’être. Elles vont par contre
entrer en vigueur avec leur plein effet en Grande-Bretagne et au Portugal.
Les
autres pays, dont la France, tentant de reculer le moment où il faudra
faire de même, si possible après les élections. Seuls des
signes avant-coureurs de cette crise pour l’instant rampante se sont
encore manifestés dans cette partie de l’Europe qui apparaissait
comme privilégiée, mais où l’on pressent que
l’on ne perd rien pour attendre.
La
liste des mesures d’austérité, pays par pays, met en
évidence leur ampleur et la charge qui va peser sur les classes
moyennes et ceux d’en-bas. La presse
britannique a, tous titres confondus, dressé en guise de Nouvel An un
tableau apocalyptique de ce qui les attend les uns et les autres. Le
Telegraph estimait que la perte de revenu pour une famille de la classe
moyenne allait être de 3.000 livres en moyenne en 2011, si l’on
additionne hausse de la TVA, inflation et gel des allocations familiales et
des salaires, hausse du prix des transports, de la nourriture et de
l’énergie, ainsi que la hausse des taux
d’intérêt. Dans le Times, le représentant des
associations caritatives se contente de prédire pour les ONG et les
plus pauvres qui en dépendent un « tsunami ».
Il
faut un invraisemblable génie créatif à Richard Lambert,
le président de la Confederation of British Industry, pour trouver à l’économie
une « élasticité naturelle » lui
permettant donc de rebondir ; même s’il ne se fait pas trop
d’illusion sur la hauteur de ce rebond, pronostiquant sur la BBC des
mois à venir « agités et cahoteux « .
A
un autre bout de l’Europe, la même liste peut être
dressée : augmentations de deux points de la TVA, du prix des
transports, de l’électricité et de l’essence, baisse
des salaires et des retraites des fonctionnaires, hausse des impôts et
des cotisations, diminution des prestations sociales et des remboursements de
santé… C’est au Portugal, dont la mémoire des
années de misère est ravivée après avoir
été enfouie grâce à son entrée dans
l’Europe. Une misère qui revient et dont on tente autant que
possible de dissimuler les premières manifestations, pour en avoir
honte.
D’autres
rêves sont brisés en Espagne, chez le cousin à qui on a
longtemps tourné le dos. Un million et demi
d’émigrés latino-américains, attirés par
l’envol économique espagnol et l’embauche dans le secteur
du bâtiment se retrouve sur le carreau. Sans compter tous les
saisonniers venant du Maghreb et d’Europe de l’Est, qui
assuraient les récoltes (5,7 millions d’émigrés
officiels en tout). Un programme de retour volontaire a été mis
sur pied pour les premiers par le gouvernement, mais les Latinos
s’accrochent comme ils peuvent, car ils savent ce qui les attend dans
leurs pays, où les bienfaits de la croissance ne sont pas pour eux.
C’est
bête à dire, mais derrière les chiffres, il y a des gens.
Deux
signaux viennent d’être donnés, qui ne devraient pas
être davantage ignorés. Selon un quotidien grec, l’ex vice-Président de la BCE, Lucas Papademos, devenu conseiller du premier ministre,
négocierait avec les banques détentrices de la dette souveraine
grecque un rééchelonnement de remboursement,
parallèlement aux discussions déjà en cours avec
l’Union européenne et le FMI pour en faire autant avec les 110 milliards
d’euros de leurs prêts.
D’importants
reports de remboursement des obligations venant à
échéance de 2013 à 2015 seraient recherchés, en
sortie du plan de sauvetage européen. L’idée serait non
seulement de soulager en l’étalant la charge de remboursement
mais surtout d’écarter l’idée qu’un
défaut de remboursement est inévitable et de contribuer ainsi
à une baisse des taux obligataires, qui continuent de monter.
Ewald
Nowotny, membre du conseil des gouverneurs de la
BCE, vient par ailleurs de déclarer que « la réforme
du fonctionnement de la zone euro doit aboutir aussi vite que possible, en
particulier afin de rendre effectif le pacte de stabilité et de
croissance, et le Mécanisme Européen de Stabilité doit
se concrétiser avant 2013, si possible ». Il dit tout haut
ce que tout le monde ou presque pense tout bas.
Le
compromis politique franco-allemand qui a abouti à la mise sur pied du
fonds de stabilité européen (EFSF), ainsi qu’à un
assouplissement des sanctions pour les pays ne respectant pas à
l’avenir le pacte de stabilité, est un vilain petit canard
boiteux. Ces négociations grecques d’un côté
– qui demandent à être confirmés – la
déclaration du gouverneur de la BCE de l’autre, concourent pour
le confirmer.
Dans
le secret des antichambres, des discussions se poursuivent entre les
Allemands et les Français, afin d’essayer de crédibiliser
une volonté commune. Mais faute de se traduire par la
définition d’une stratégie économique
européenne et de prendre en compte l’insolvabilité
publique et privée qui affecte l’Europe, le nouveau compromis
politique qui se prépare ne résoudra toujours rien.
Les
tensions accrues sur le marché obligataire et la crise sociale
montante vont exacerber la situation, et les seuils de rupture, pour
n’être pas prévisibles, n’en sont pas moins
vraisemblables.
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction
en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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