Les échos de la
réunion bruxelloise des ministres des finances et de
l’économie d’hier résonnent bizarrement aujourd’hui.
Un peu comme s’ils avaient discuté de mesures à
moyen-terme – à propos des futurs mécanisme et
châtiment que subiraient les pays fautifs ne respectant pas les nombres
d’or du déficit et de la dette – alors que Rome
était menacée par les flammes.
Une nouvelle fois, l’Europe
s’apprête à vivre une crise qui va la secouer, sans que le
pesant silence qui l’entoure soit rompu. Sans qu’un signal soit
envoyé, qu’une aide soit octroyée autrement que dans
l’urgence à un gouvernement irlandais qui essaye de
résoudre dans son coin une équation sans solution. Sauf
à déclarer qu’on lui fait confiance… pour se
débrouiller tout seul !
Après avoir
été la vitrine de la dérégulation
financière et des facilités fiscales accordées aux
entreprises, l’Irlande est sommée de rester le bon
élève de la classe, montrant l’exemple, en engageant
à nouveau des efforts supplémentaires. Efforts des seuls
Irlandais, cela va sans dire, dans le but de combler le déficit
créé par leur système financier toujours en
déroute totale. Et ce n’est pas fini !
La Grèce a la
première tracé ce chemin, mais elle bénéficie
désormais d’un soutien financier de l’Europe et du FMI, en
contrepartie de lourdes exigences. L’Irlande doit pour l’instant
s’en passer, mais cela ne sera pas tenable, d’une manière
ou d’une autre.
Les mêmes causes produisant
les mêmes effets, un piège identique se referme. Les Irlandais
– qui ont déjà beaucoup donné en terme de rigueur – devraient redoubler
d’efforts afin de réduire leur déficit public, alors que
le sauvetage d’Anglo Irish Bank (AIB) va
considérablement alourdir l’addition – qui est
déjà de 23 milliards d’euros – et rendre
l’exercice hors de portée selon les calculs. En attendant que
des additions supplémentaires soient présentées, quand
les dépréciations des actifs détenus par NAMA, la bad bank
irlandaise, se révéleront comme prévu totalement
insuffisantes et qu’il faudra la financer à nouveau, ou quand
les autres banques irlandaises, toutes aussi malades, sonneront à leur
tour à la porte des pouvoirs publics.
Ce n’est que jeudi prochain
que les détails du plan de sauvetage d’AIB devraient être
rendus publics par le gouvernement irlandais, mais l’on sait
déjà que, afin de tenter d’amoindrir le choc causé
par les chiffres qu’il va devoir annoncer, il va présenter deux
hypothèses haute et basse, en espérant que seule la basse sera
retenue. Alors que l’expérience montre qu’il y a toujours
sous-estimation des dégâts au départ !
L’estimation de Standard
& Poor’s est d’ores et
déjà considérée plus vraisemblable par les
analystes : 35 milliards d’euros au bas mot. L’agence a
d’ailleurs annoncé qu’elle envisageait de baisser à
nouveau la note de la dette souveraine irlandaise, actuellement AA-, si ce
montant devait être dépassé comme elle le
considère vraisemblable. Certains économistes parlent de 40
milliards d’euros, le quart du PIB annuel. En attendant, les swaps de
défaut de crédit (CDS) irlandais grimpaient mardi à 519
points de base (le coût d’une garantie de 10 millions
d’euros d’exposition à la dette irlandaise est donc de
519.000 euros).
Il est tout intéressant de
revenir sur la décision qui semble avoir été finalement
prise de ne pas mettre à contribution les créanciers
d’AIB. Ce qui a été dans un premier temps ressenti comme
allant être une grande première, car toutes les banques qui ont
failli ou ont du être aidées sur fonds publics depuis le
début de la crise n’ont jamais brisé ce tabou absolu, que
l’on peut élever au rang de crime de lèse-majesté.
Pourtant, le gouvernement – l’Etat devenu actionnaire d’AIB
– aurait soupesé l’éventualité d’une
participation des créanciers d’AIB au coût de son nouveau
sauvetage. Tout en se refusant catégoriquement à les
identifier, ce qui n’était pas bon signe. Il a alors
étudié la possibilité de réserver un sort
différent aux créanciers, suivant la nature de leur dette
(subordonnée, senior, etc…) ou bien la
date de sa création, en raison d’un achat antérieur
à l’octroi de la garantie. Tout aurait donc été
abandonné.
Deux questions doivent à ce
stade être posées. N’aurait-il pas mieux valu,
rétrospectivement, laisser AIB couler sans accorder de garantie
publique, quitte à dédommager ensuite les déposants et
à subir une crise qui aurait pu être moindre que celle qui se
prépare ? On a préféré au contraire proclamer que
les déposants et les créditeurs devaient
bénéficier de la même protection. Etait-il par ailleurs
nécessaire de renouveler le 8 septembre dernier cette garantie qui
prenait fin ce 29 septembre, pour déplorer ensuite qu’elle fasse
obstacle à une décote des dettes ?
Un argument est aujourd’hui
utilisé pour justifier l’impossibilité dans laquelle se
trouve le gouvernement d’entrer dans cette logique de partage des
pertes. Avec comme effet que c’est l’Etat qui va devoir les assumer
à lui seul, l’obligeant à rechercher encore des milliards
d’euros d’économies supplémentaires dans un pays
déjà très éprouvé par ce qui lui a
été imposé. Tout tourne,
naturellement, autour de la réaction des marchés, et de
l’augmentation qui en résulterait des taux déjà
exorbitants que l’Etat doit consentir pour se financer. C’est une
logique sans fin. Après avoir adopté trois budgets
d’austérité successifs, l’Irlande continue de voir
son taux monter. Et va devoir s’engager dans une quatrième
version plus contraignante.
Après la Grèce
– et avant le Portugal qui est désormais dans les
starting-blocks – l’Irlande est bien placée pour
créer une nouvelle onde de choc en Europe. Cela va être
l’heure de vérité pour le fonds de stabilité
européen (EFSF), car il va devoir aller sur les marchés pour se
financer, avant de le faire en faveur de l’Etat irlandais. Et
l’on verra à quel taux il prêtera à celui-ci. De
nouvelles estimations de Barclays corroborent à ce propos le taux de
7% donné par Wolfgang Münchau dans son
article du Financial Times. Il serait même question d’un possible
taux de 8%, selon la banque qui a fait ses propres calculs. Encore un pari
impossible qui va être demandé par les autorités
européennes. Car, à ce compte-là, il sera plus
avantageux pour l’Irlande d’aller sur le marché obligataire
ou de frapper à la porte du FMI, un sacrilège !
Quel va être le coût
final à payer, en application de cette stratégie qui veut
qu’il faut protéger à tout prix le système
bancaire, appliquée dès les premiers instants et dans laquelle
les gouvernements persévèrent ? Au lieu de soigner le
grand malade, ils augmentent le nombre de patients, selon une logique aux
résultats très incertains.
Ils ont déjà
accentué les disparités au sein de l’Europe, au
prétexte de les réduire. La réduction sans attendre et
sous de brefs délais des déficits publics, la protection
absolue d’un système bancaire dégagé de toute
responsabilité, ainsi que la spirale de la récession dans
laquelle ils engagent les pays les plus faibles de la zone euro, c’est
beaucoup et pour quel résultat ?
D’autant que le pari
qu’ils tentent repose d’un côté sur des dispositifs
de soutien – garanties des banques et aide financière des Etats
– qui sont mal assurés et que les projections économiques
leur permettant de valider les plans d’austérité et de
réduction de la dette reposent sur des perspectives de croissance
intenables.
Au Royaume-Uni, Adam Posen, membre du Comité de politique
monétaire de la Banque d’Angleterre (BoE)
vient de préconiser des achats d’obligations souveraines par
celle-ci, voire même d’autres actifs. Une politique
diamétralement opposée à celle de la BCE, dont la
décision murit.
Des voix
s’élèvent déjà et réclament
qu’une suite au plan de stabilité (EFSF) soit envisagée,
et qu’elle soit permanente ! Un article en ce sens est publié
par le Financial Times, présenté comme soutenu par Jacques
Delors, Joschka Fischer, Romano Prodi et Guy Verhofstadt. Angela Merkel, la chancelière allemande, leur a
immédiatement répondu en disant que l’Allemagne
refuserait toute prolongation de la durée de l’EFSF. Opposant
à cette perspective une modification des traités
européens qui permettrait de graver dans ceux-ci des contraintes
intangibles de respect des normes de déficit public. Le pari
était hier celui des jeunes pousses, chacun bousculant
l’autre pour mieux les apercevoir et en faire état, il est
désormais celui d’une croissance qui sera introuvable, faute de
moteur. Même l’Allemagne, forte de ses exportations, en
pâtira.
Une réflexion est
également engagée afin de sortir de ce piège qui risque
de faire éclater la zone euro, si l’Espagne devait prendre le
relais de la Grèce et de l’Irlande. Ou bien la Belgique et
même l’Italie, car les candidats ne manquent pas, même si
l’on n’en parle qu’à voix basse. Combien faudra-t-il
de pays au fond du trou pour que la stratégie actuelle soit remise en
cause ? Les avis sont partagés, certains ne faisant pas preuve
d’un optimisme franchement béat à ce propos.
Aujourd’hui mardi, les taux obligataires irlandais et portugais
à dix ans continuaient à se tendre et atteignaient
respectivement 6,581 et 6,402%, des niveaux jamais atteints depuis la
création de l’euro. Confirmation que le Portugal entre dans la
zone des tempêtes.
Des commentateurs cherchent
à se rassurer en expliquant que – contrairement à la Grèce
– ces deux pays n’ont pas à aller d’ici à
l’année prochaine sur le marché pour y lever des
capitaux, ce qui reste fort proche, et que cela donne le temps de voir venir.
L’Espagne et l’Italie continuent d’émettre dans ce
qu’ils appellent « de bonnes conditions »,
oubliant les taux élevés que les Espagnols doivent consentir.
L’espoir fait vivre.
Sur quoi porte donc cette
réflexion ? Sur une alternative au défaut de paiement de la
dette publique, dans le cadre de ce que les Anglais dénomment liabilities management (gestion des
engagements). Une procédure qualifiée de douce, qui
esquive le problème de la décote imposée du
défaut pour lui substituer une négociation avec les
créanciers. Les précédents historiques existent, pour le
Liban, le Pérou et les Philippines. Cela rejoint, d’une certaine
manière, la proposition de Simon Johnson, déjà
citée, d’utiliser le mécanisme des Brady Bonds,
utilisé avec succès lors de la crise de la dette
latino-américaine des années 80. Autres temps, autres
mœurs.
A l’arrivée, il
s’agit notamment d’étaler les paiements dans le temps, de
les assortir d’un taux d’intérêt plus
clément, et en dernière instance seulement de pratiquer une
décote. Le tout dans le cadre d’une négociation. Dans le
cas de l’Irlande, certains analystes font d’ailleurs remarquer
que, tant qu’à faire, si l’on doit de toute manière
en arriver à une décote, les créanciers
préféreraient qu’elle intervienne tout de suite, car elle
sera ainsi moindre ! Le Financial Times n’a pas voulu signifier autre
chose en conseillant d’y procéder sans tarder.
Selon cette analyse, ce sera cela
ou le défaut de paiement. Il faut d’ailleurs relever, dans le
cas de la Grèce qui est au coeur du sujet,
que les premiers pas de son plan sont les plus faciles à accomplir,
mais que cela va se compliquer par la suite. Car cela nécessitera
d’imposer de nouvelles mesures d’austérité, la
croissance espérée n’étant pas au rendez-vous. Et
que l’on ne peut pas gratter plus que jusqu’à l’os.
Par ailleurs, le plan de soutien dont elle bénéficie s’arrêtera
en 2013 et elle devra lever sur le marché obligataire rien moins que
100 milliards d’euros entre 2014 et 2016.
Sans doute, la stratégie
qui est actuellement suivie en Europe n’est-elle pas plus confondante
que ce qui en est le socle : la protection du cœur du
système financier. Elle s’explique donc. Cela ne lui donne pas
pour autant de sérieuses chances de réussite, en raison de tous
les obstacles qui vont se dresser sur la route qu’il est intimé
de suivre. Leur accumulation risque fort d’être fatale et le
piège se refermera alors.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé
durant les dix dernières années dans le milieu bancaire
américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il
a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
|