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Une société harmonieuse peut-elle se passer de
lois écrites, de règles, de mesures répressives ? Si on
laisse libres les hommes, ne va-t-on pas assister au désordre,
à l’anarchie, à la désorganisation ? Comment
éviter une pure juxtaposition d'individus agissant en dehors de tout
concert, si ce n’est par des lois et une organisation politique
centralisée ?
Tel est l’argument souvent invoqué de ceux qui
réclament une régulation du marché ou de la
société seule capable de coordonner les individus dans un
ensemble cohérent et harmonieux.
Tel
n’est pas le point de vue de Bastiat. Selon lui, le mécanisme
social, comme le mécanisme céleste, ou le mécanisme du
corps humain, obéit à des lois générales.
Autrement dit, il s’agit d’un ensemble déjà
harmonieusement organisé.
Et le moteur de cette organisation, c’est le marché libre. Le marché est un outil de
coopération décentralisé et invisible. Par le
système des prix, il transmet des informations sur les besoins et les
compétences de chacun, il met en relation les hommes qui veulent
coopérer en vue d’améliorer leur existence. Le miracle du marché libre, nous dit Bastiat,
c’est qu’il utilise des connaissances
qu’aucune personne ne peut posséder à lui tout seul et
qu’il procure des satisfactions bien supérieures à tout
ce qu’une organisation artificielle pourrait faire.
Pour le prouver, Bastiat ne livre pas à de longues
dissertations. Il se borne à prendre quelques exemples pour illustrer
les bienfaits du marché. Car l'habitude nous a tellement
familiarisés avec ce phénomène, que nous n'y faisons
plus attention.
Damien Theillier
Par Frédéric
Bastiat*
*Extrait de
l'édition originale en 7 volumes (1863) des œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome VI, Harmonies Économiques,
chapitre I, Organisation naturelle, organisation
artificielle, pp. 23-44.
« Prenons un homme appartenant à une classe
modeste de la société, un menuisier de village, par exemple, et
observons tous les services qu'il rend à la société et
tous ceux qu'il en reçoit; nous ne tarderons pas à être
frappés de l'énorme disproportion apparente.
Cet homme passe sa journée à raboter des planches,
à fabriquer des tables et des armoires, il se plaint de sa condition,
et cependant que reçoit-il en réalité de cette
société en échange de son travail?
D'abord, tous les jours, en se levant il s'habille, et il n'a
personnellement fait aucune des nombreuses pièces de son
vêtement. Or, pour que ces vêtements, tout simples qu'ils sont,
soient à sa disposition, il faut qu'une énorme quantité
de travail, d'industrie, de transports, d'inventions ingénieuses, ait été
accomplie. Il faut que des Américains aient produit du coton, des
Indiens de l'indigo, des Français de la laine et du lin, des
Brésiliens du cuir; que tous ces matériaux aient
été transportés en des villes diverses, qu'ils y aient
été ouvrés, filés, tissés, teints, etc.
Ensuite il déjeune. Pour que le pain qu'il mange lui
arrive tous les matins, il faut que des terres aient été
défrichées, closes, labourées, fumées,
ensemencées; il faut que les récoltes aient été
préservées avec soin du pillage; il faut qu'une certaine
sécurité ait régné au milieu d'une innombrable
multitude; il faut que le froment ait été
récolté, broyé, pétri et préparé;
il faut que le fer, l'acier, le bois, la pierre aient été
convertis par le travail en instruments de travail; que certains hommes se
soient emparés de la force des animaux, d'autres du poids d'une chute
d'eau, etc.; toutes choses dont chacune, prise isolément, suppose une
masse incalculable de travail mise en jeu, non-seulement dans l'espace, mais
dans le temps.
Cet homme ne passera pas sa journée sans employer un peu
de sucre, un peu d'huile, sans se servir de quelques ustensiles. Il enverra
son fils à l'école, pour y recevoir une instruction qui,
quoique bornée, n'en suppose pas moins des recherches, des
études antérieures, des connaissances dont l'imagination est
effrayée.
Il sort: il trouve une rue pavée et
éclairée.
On lui conteste une propriété: il trouvera des
avocats pour défendre ses droits, des juges pour l'y maintenir, des
officiers de justice pour faire exécuter la sentence; toutes choses
qui supposent encore des connaissances acquises, par conséquent des
lumières et des moyens d'existence.
Il va à l'église: elle est un monument prodigieux,
et le livre qu'il y porte est un monument peut-être plus prodigieux
encore de l'intelligence humaine. On lui enseigne la morale, on
éclaire son esprit, on élève son âme; et, pour que
tout cela se fasse, il faut qu'un autre homme ait pu fréquenter les
bibliothèques, les séminaires, puiser à toutes les
sources de la tradition humaine, qu'il ait pu vivre sans s'occuper
directement des besoins de son corps.
Si notre artisan entreprend un voyage, il trouve que, pour lui
épargner du temps et diminuer sa peine, d'autres hommes ont aplani,
nivelé le sol, comblé des vallées, abaissé des
montagnes, joint les rives des fleuves, amoindri tous les frottements,
placé des véhicules à roues sur des blocs de grès
ou des bandes de fer, dompté les chevaux ou la vapeur, etc.
Il est impossible de ne pas être frappé de la
disproportion, véritablement incommensurable, qui existe entre les
satisfactions que cet homme puise dans la société et celles
qu'il pourrait se donner, s'il était réduit à ses
propres forces. J'ose dire que, dans une seule journée, il consomme
des choses qu'il ne pourrait produire lui-même en dix siècles.
Ce qui rend le phénomène plus étrange
encore, c'est que tous les autres hommes sont dans le même cas que lui.
Chacun de ceux qui composent la société a absorbé des
millions de fois plus qu'il n'aurait pu produire; et cependant ils ne se sont
rien dérobé mutuellement. Et si l'on regarde les choses de
près, on s'aperçoit que ce menuisier a payé en services
tous les services qui lui ont été rendus. S'il tenait ses
comptes avec une rigoureuse exactitude, on se convaincrait qu'il n'a rien
reçu sans le payer au moyen de sa modeste industrie; que quiconque a
été employé à son service, dans le temps ou dans
l'espace, a reçu ou recevra sa rémunération.
Il faut donc que le mécanisme social soit bien
ingénieux, bien puissant, puisqu'il conduit à ce singulier
résultat, que chaque homme, même celui que le sort a
placé dans la condition la plus humble, a plus de satisfactions en un
jour qu'il n'en pourrait produire en plusieurs siècles.
Ce n'est pas tout, et ce mécanisme social paraîtra
bien plus ingénieux encore, si le lecteur veut bien tourner ses regards
sur lui-même.
Je le suppose simple étudiant. Que fait-il à
Paris? Comment y vit-il? On ne peut nier que la
société ne mette à sa disposition des aliments, des
vêtements, un logement, des diversions, des livres, des moyens
d'instruction, une multitude de choses enfin, dont la production, seulement
pour être expliquée, exigerait un temps considérable,
à plus forte raison pour être exécutée. Et, en
retour de toutes ces choses, qui ont demandé tant de travail, de
sueurs, de fatigues, d'efforts physiques ou intellectuels, de transports,
d'inventions, de transactions, quels services cet étudiant rend-il
à la société? Aucun; seulement il se prépare
à lui en rendre. Comment donc ces millions d'hommes qui se sont livrés
à un travail positif, effectif et productif, lui en ont-ils
abandonné les fruits? Voici l'explication: c'est que le père de
cet étudiant, qui était avocat, médecin ou
négociant, avait rendu autrefois des services, — peut-être
à la société chinoise, — et en avait
retiré, non des services immédiats, mais des droits à des services qu'il pourrait
réclamer dans le temps, dans le lieu et sous la forme qu'il lui
conviendrait. C'est de ces services lointains et passés que la
société s'acquitte aujourd'hui; et, chose étonnante! si
l'on suivait par la pensée la marche des transactions infinies qui ont
dû avoir lieu pour atteindre le résultat, on verrait que chacun
a été payé de sa peine; que ces droits ont passé
de main en main, tantôt se fractionnant, tantôt se groupant
jusqu'à ce que, par la consommation de cet étudiant, tout ait
été balancé. N'est-ce pas là un
phénomène bien étrange?
On fermerait les yeux à la lumière, si l'on
refusait de reconnaître que la société ne peut
présenter des combinaisons si compliquées, dans lesquelles les
lois civiles et pénales prennent si peu de part, sans obéir
à un mécanisme prodigieusement ingénieux. Ce
mécanisme est l'objet qu'étudie l'Économie politique.
Une chose encore digne de remarque, c'est que dans ce nombre,
vraiment incalculable, de transactions qui ont abouti à faire vivre
pendant un jour un étudiant, il n'y en a peut-être pas la
millionième partie qui se soit faite directement. Les choses dont il a
joui aujourd'hui, et qui sont innombrables, sont l'œuvre d'hommes dont
un grand nombre ont disparu depuis longtemps de la surface de la terre. Et
pourtant ils ont été rémunérés comme ils
l'entendaient, bien que celui qui profite aujourd'hui du produit de leur
travail n'ait rien fait pour eux. Il ne les a pas connus, il ne les connaîtra
jamais. Celui qui lit cette page, au moment même où il la lit, a
la puissance, quoiqu'il n'en ait peut-être pas conscience, de mettre en
mouvement des hommes de tous les pays, de toutes les races, et je dirai
presque de tous les temps, des blancs, des noirs, des rouges, des jaunes; il
fait concourir à ses satisfactions actuelles des
générations éteintes, des générations qui
ne sont pas nées; et cette puissance extraordinaire, il la doit
à ce que son père a rendu autrefois des services à
d'autres hommes qui, en apparence, n'ont rien de commun avec ceux dont le
travail est mis en œuvre aujourd'hui. Cependant il s'est
opéré une telle balance, dans le temps et dans l'espace, que
chacun a été rétribué et a reçu ce qu'il
avait calculé devoir recevoir.
En vérité, tout cela a-t-il pu se faire, des
phénomènes aussi extraordinaires ont-ils pu s'accomplir sans
qu'il y eût, dans la société, une naturelle et savante organisation qui agit pour ainsi dire à
notre insu? »
A voir en complément :
Film
d’animation inspiré de « Moi le crayon » de
Leonard Read
http://www.youtube.com/watch?v=Tl6-oXep6jY
En 1958,
l’écrivain américain Leonard Read (créateur de la Foundation for Economic
Education) publie dans la revue The Freeman un petit essai, écrit à la manière de Bastiat,
devenu très célèbre : I, pencil,
(« Moi, le crayon »). Ce texte est une métaphore
de ce qu’est un marché libre. Il commence ainsi : « Je
suis un crayon à mine, un crayon ordinaire en bois, familier à
tous les garçons et les filles et les adultes qui savent lire et
écrire. Il est l’un des objets les plus simples dans la
civilisation humaine. Et pourtant pas une seule personne sur cette terre ne
sait comment me produire. »
Il reprend l’idée de Bastiat
d'une coopération invisible entre des millions d’individus qui
ne se connaissent pas pour aboutir à la construction d'un objet aussi
banal qu’un crayon.
La
leçon du crayon par Milton Friedman
http://www.youtube.com/watch?v=47lazI9h_SE
Cette
vidéo est un extrait d’une série
télévisée, Free to
Choose, diffusée en 1980 (et dans une seconde version en 1990), dans
laquelle Milton Friedman, prix Nobel d'économie en 1976, reprend la
métaphore du crayon pour expliquer la puissance du marché,
comme meilleur régulateur de l'économie.
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