Voilà
bientôt quatre ans que la crise occupe les médias, suscitant les
déclarations les plus solennelles sur l'hybris
« ultralibérale ». À droite comme
à gauche, on multiplie les discours contre l'obsession du profit, qui
appauvrit les pauvres et enrichit les riches. Mais jusqu'à que
point peut-on exciter l'envie des uns à l'endroit des autres ?
Cette habile
rhétorique présuppose que les nantis ont le monopole de la cupidité.
Or il faut se faire des hommes une bien curieuse
idée pour affirmer qu'un vice omniprésent chez les uns est
absent chez les autres. Le sens moral d'une personne ne varie pas selon sa
place dans l'échelle des revenus. Le prétendre serait maquiller en injonction morale une vision dangereusement
conflictuelle de la société justifiant par avance toute
récrimination d'une catégorie sociale contre une autre –
vision d'ailleurs consacrée par le principe de « redistribution »
et la notion de politique « sociale ».
En
apparence, les faits confirment cette interprétation dialectique. Il
est vrai qu'aux invectives du « Peuple » contre le
grand capital répondent celles du contribuable contre les
« assistés ».
Mais
cette distinction grossière entre riches et pauvres nous aveugle sur
la signification de l'envie et sa place dans la société.
L'impression qu'autrui gagne toujours trop et que l'on ne gagne
soi-même jamais assez se retrouve partout : il n'est pas rare qu'un
smicard s'estime lésé par le comportement d'un collègue
qui travaille moins et gagne autant que lui-même. L'envie,
l'avidité et le ressentiment se moquent de la lutte des classes et de
ses théoriciens.
Répéter
sur tous les tons qu'une personne est pauvre parce qu'une autre est riche,
c'est jouer avec des allumettes. Quelle peut être l'espérance de
vie d'une société ou la jalousie n'est plus
dénoncée mais approuvée et encouragée, voire
considérée comme une preuve de lucidité ?
Du
reste, la quête du profit n'a pas le même impact selon la
politique économique en vigueur. Dans une économie libre,
l'avidité est théoriquement modérée par le
mécanisme de l'échange : on ne demande rien que l'autre ne
consente à offrir. Là où, en revanche, l'État
« corrige » le marché, l'avidité n'est
plus limitée que par les choix du gouvernement, lui-même sous la
pression des électeurs, des lobbies et de la rue.
On
a tant disserté sur les effets secondaires supposés pervers de
la liberté économique qu'on sous-estime ceux de l'intervention
étatique. Plus l'État intervient pour apaiser les frustrations,
plus les gens se persuadent qu'ils ont de quoi être frustrés ;
plus forte est la frustration, plus grande est la tentation de l'imputer
à autrui.
Comprenons
bien qu'en montant les « laissés pour compte »
contre les « nantis », l'État exploite un vice
dont elle ne mesure ni l'ampleur ni les conséquences.
On
rétorquera qu'il faut comparer ce qui est comparable, et que la
frustration du smicard est plus légitime que celle de M. Bernard
Tapie. C'est l'argument bien connu selon lequel on peut reprocher à
celui qui a de vouloir encore plus, pas à celui qui n'a pas de vouloir
quelque chose. Mais sous prétexte de ne pas offenser le
miséreux, doit-on systématiquement l'approuver et l'encourager
dans sa haine de « ceux qui ont réussi » ?
S'il
est injuste de prendre systématiquement parti pour les plus
favorisés, il est tout aussi injuste de légitimer a priori la
rancœur qu'ils inspirent au reste de la société.
Il
est étonnant que cette interprétation étroitement
économique des vices et des vertus soit aussi populaire à une
époque où l'on projette de mettre l'homme au centre de
l'économie. Il n'est pas certain que juger les actions d'un individu
d'après ses revenus marque une avancée décisive dans
cette direction.
L'ensemble
de la classe politique française croit sage et moral de monter une
majorité d'exploités contre une minorité d'exploiteurs,
en répétant que les uns seraient plus riches si les autres
l'étaient moins. Ce faisant, ils n'en appellent pas à ce qu'il
y a de plus noble en l'homme, mais à ce qu'il y a en lui de plus
mesquin.
A quelques
mois des présidentielles, n'attendons pas des candidats qu'ils
prennent leurs distances avec cette vision des choses : la conjoncture
socio-économique n'incite guère à pareille audace. Et
c'est regrettable, car on a tout à perdre à brouiller ainsi la
frontière entre le souci de l'égalité et le racket
organisé.
Nils Sinkiewicz
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