Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Avec toute la circonspection nécessaire, une question
définitive se doit d’être posée : la crise que
connaît le capitalisme financier est-elle dans ses moyens
?
S’il
fallait s’en tenir à la seule actualité, la
réponse s’imposerait d’elle-même : sans
hésiter, c’est non ! Une énième réunion des
ministres des finances du G20 et des banquiers centraux vient en effet de se
tenir en Corée du Sud, et on se demande s’il vaut la peine
même d’en parler, car ce qu’elle a donné à
entendre donnait l’impression d’un disque rayé. Que
reste-t-il donc de l’élan initial de cette configuration
présentée comme l’amorce d’une prometteuse
gouvernance mondiale réunissant pays développés
et émergents ? Deux simples constats d’échec
sans appel.
A
ce jour, elle n’est toujours pas parvenue à trouver les moyens
de résoudre la crise, et tout indique qu’elle ne va pas
l’empêcher de rebondir. La lecture du communiqué final de
cette réunion est à cet égard proprement affligeante.
Qu’a-t-il
été décidé ? Il est laissé à
l’appréciation de chaque pays la résolution de
l’équation qui associe relance économique et consolidation
fiscale, cette expression contournée qui signifie coupes claires
dans les budgets des Etats. Manière de se défausser d’un
problème insoluble et d’entériner, dans les faits, la
dépression promise à toutes les économies occidentales,
vers laquelle on glisse tout doucement !
Autre
défausse du G20 finances, il est renvoyé au Comité de
Bâle la responsabilité non pas d’instruire mais de
décider des modalités et du calendrier de fabrication
d’une sorte de bouclier censé permettre aux banques
d’endiguer une nouvelle crise financière, résultant de
l’accroissement de leurs fonds propres. Un dossier d’une haute
technicité, selon Christine Lagarde, ministre française des
finances, formule habituelle des financiers pour signifier qu’il est
propice à tous les discrets accommodements. Les techniciens ont
le champ libre.
Certains
revendiquent déjà que ce bouclier ne devra pas être trop
épais, ni constitué trop précipitamment, afin de ne pas
démunir les banques de moyens destinés à la relance
économique. Une plaisanterie de plus, si l’on considère
leur comportement actuel. D’autant que l’endettement à
outrance n’est plus envisageable et qu’il faudrait y substituer
une impensable redistribution de la richesse. Il y a longtemps, on
décriait déjà les partageux. Enfin, le calendrier
envisagé à l’heure actuelle pour ce dispositif, qui sera
selon toute vraisemblance revu, nous mène déjà fin 2012,
ce qui laisse de la marge pour qu’entre temps un ou plusieurs nouveaux
épisodes de la crise puissent intervenir.
Exit
donc le G20, et cette gouvernance qui ne gouverne rien et qui, comme
prévu, a entériné l’enlisement du projet de taxe
des établissements bancaires, ce gadget destiné par ses
promoteurs à montrer que les gouvernements étaient à
l’initiative. Alors que le projet d’interdiction des CDS nus,
et d’une manière générale le dossier de la
régulation des produits dérivés, n’ont même
pas été évoqués au final. L’échec
des Européens et de leurs timides velléités est
consommé.
Les
derniers rebondissements viennent par ailleurs de le démontrer : il
n’y a pas de sortie de crise en vue. La seule et unique
stratégie admissible, sans alternative à disposition,
s’appuie sur la capacité du système financier,
puissamment aidé par les banques centrales, à trouver par ses
artifices spéculatifs les moyens de s’en sortir. Quitte à
ce que cela prenne beaucoup de temps et entraîne dans la récession
– et sans doute la déflation – l’ensemble de
l’économie occidentale. Si une décision par défaut
a été implicitement prise par les ministres du G20, c’est
bien celle-là.
Les
Etats se sont révélés incapables de financer le
sauvetage des banques et le redressement de l’économie, leurs
finances totalement déséquilibrées par les efforts
qu’ils ont déjà accomplis, sans y être parvenus,
sans tenir compte de ce qu’il reste à faire, notamment sur le
marché hypothécaire immobilier américain, qui est sans
rémission sinistré. Quant aux pays émergents, ils ne
peuvent chercher leur salut que dans le renforcement des liens commerciaux
qui les lient entre eux, court-circuitant davantage un commerce Nord
– Sud déclinant, en s’engageant parallèlement
dans un autre long processus qui aboutirait au développement
prioritaire de leurs marchés intérieurs. S’ils y
parviennent, bien sûr.
Dans
les deux camps, ce qui a été entrepris va prendre de nombreuses
années, et on n’en voit pas la fin. Le capitalisme financier
nous entraîne vers le fond.
Les
salles du grand casino ne sont pas prêtes d’être
fermées, car cela reviendrait à tarir la source destinée
à abreuver le système financier, mettant alors tout
l’édifice déjà chancelant par terre. Les deux grands
instruments qui ont donné à la crise toute sa dimension sont
intacts ou presque. La titrisation, censée diluer le risque, l’a
au contraire concentré ; les CDS, devant permettre de s’assurer
contre ce même risque, l’ont à l’inverse accru.
Double réussite éclatante de la créativité
financière et du talent.
Une
course de vitesse est dans l’immédiat engagée entre la
mise en place d’un bouclier, sur lequel repose tous les espoirs de
colmater la prochaine fuite, et l’apparition inopinée d’un
nouvel épisode de la crise, sur la lancée des
précédents. L’équivoque qui nous est
proposée est magistrale : d’un côté, on nous promet
que l’on va prendre les précautions nécessaires et, de
l’autre, l’inéluctabilité d’une nouvelle
crise est reconnue. Un improbable bouchon fait office de remède
miracle, promesse qui ne sera pas tenue, car il sautera. Les
défenseurs de ce système inamendable sont incorrigibles.
L’Institute
for International Finance, le lobby international des mégabanques,
est déjà à la tâche, en train de rogner ce bouchon
présenté comme l’ultime et décisif rempart.
D’une part, il argue de l’impossibilité de réunir
sur les marchés les gigantesques montants nécessaires
à sa constitution, dans les délais impartis, tout en faisant
d’autre part état d’estimations catastrophiques en termes
de points de croissance qui seraient perdus si les mesures de renforcement
des fonds propres du Comité de Bâle étaient
appliquées. L’IIF préconise, comme solution compensatoire
à leur allégement et au report de leur date
d’application, la mise au point de procédures de
démantèlements ordonnés des banques en difficulté.
Faisant litière de ce que la crise a dévoilé de
manière incontestable : son caractère systémique
par construction, en raison des expositions croisées des
établissements financiers dans le cadre d’un système
mondialisé. On marche de plus en plus à reculons dans le
domaine de la régulation financière.
En
attendant, la structure de la dette du système bancaire évolue
défavorablement et accroît sa fragilité, alors que les
banques privilégient de plus en plus un endettement à court
terme, au détriment du long terme. Tandis que le marché
obligataire reste pour le moment fermé aux grandes entreprises, une
situation qui ne sera pas tenable très longtemps. Tout le
système financier continue de fonctionner de manière bancale et
n’a toujours pas retrouvé son équilibre, les indices de
référence du marché interbancaire redonnant le signal
d’une réapparition de la défiance entre elles, expression
d’une crainte croissante devant leur fragilité persistante. Qui
mieux qu’une banque peut juger de la situation de ses consoeurs, connaissant sans fard la sienne ?
Il
est également significatif de la grande confusion régnante que
deux grands périls sont simultanément craints, alors
qu’ils sont antinomiques : l’inflation et la déflation. Le
démon de la première est toujours agité, les banques
centrales assurant qu’elles sauront prendre les mesures
adéquates à temps afin de s’en prémunir, masquant
l’étendue des inquiétudes à propos de la seconde,
beaucoup plus sournoise.
Les
banquiers centraux affectent de préparer leur arsenal en vue de
contrer le redémarrage de l’inflation, évitant de
reconnaître – comme en témoigne la crise
déflationniste que le Japon connaît sans parvenir à en
sortir – que leurs armes monétaires sont impuissantes
devant la déflation, les théories monétaristes
étant elles-mêmes inopérantes devant cette étrange
maladie chronique. Un aveu douloureux à la portée inacceptable.
Après la boucle rétroactive des bulles financières, la
spirale descendante de l’économie…
Le
retour d’une inflation virulente dans les pays occidentaux est une
hypothèse qui en cache une autre, en raison de l’existence de
fortes capacités de suproduction
inemployées ainsi que de la faiblesse de la consommation et de
l’importance du chômage. Si le danger de l’inflation existe
bien, c’est dans les pays émergents qu’il faut aller le
chercher, en raison des masses de capitaux qui, alimentées par les
robinets ouverts des banques centrales occidentales, inondent les marchés
financiers et les économies des pays émergents, contribuant
à l’apparition de bulles financière et
déstabilisant leurs économies.
Là,
le remède est tout trouvé mais nul ne l’évoque
encore publiquement, car il implique pour être appliqué une
refonte du système monétaire international, qui seul pourrait
enrayer l’immense jeu du si profitable carry trade.
Car c’est sur ces marchés, ainsi que sur celui de la dette
souveraine, que le système bancaire se refait en priorité une
santé : il n’est donc pas question d’y toucher.
Certes,
les marchés peuvent néanmoins craindre que les Etats
aient recours à l’inflation, une fois tout au fond de
l’impasse et afin de soulager leur endettement. Mais sont-ils
mêmes capables de la relancer dans la circonstance ? Ils semblent
ne pas y croire eux-mêmes.
La
publication inusitée, par le FMI, des éléments
d’un débat au sein de son conseil d’administration du 28
mai dernier, portant sur l’accumulation par certains Etats membres de
réserves de change abondantes, montre bien que certains sont à
la recherche d’autres solutions. Au-delà des divergences qui se
sont manifestées à cette occasion sur les éventuels
dangers qui proviendraient, ou non, de l’accumulation de très
fortes réserves financières, il est intéressant de noter
que la direction du FMI a estimé que cette accumulation de
réserves par des pays souhaitant selon elle se protéger contre
une pénurie de capitaux était
« économiquement stérile ». Constatant ce
qu’il considère être un « manque de
coordination internationale » dans la lutte contre les crises, le
FMI s’est proposé de mettre ces réserves en commun.
Le
compte-rendu des débats s’arrête hélas
lorsqu’il devient intéressant, négligeant
d’expliquer plus avant les modalités de cette mise en commun qui
sonne comme un acte de refondation équivalent à la
conférence de Bretton Woods.
Cette pelote va aussi devoir être dévidée, le FMI jouant
les éclaireurs.
La
première impasse dans laquelle se trouve le capitalisme financier est
l’incapacité manifeste de se réformer de lui-même,
dont il fait plus que jamais preuve, la seconde est
que sa crise a atteint un nouveau stade, les Etats ne parvenant pas à digérer
son sauvetage in extremis, une boucle rétroactive étant
engagée entre eux et le système financier. Le jeu de la patate
chaude se poursuit, sans fin, sauf à employer de grands moyens,
inconcevables dans son cadre.
Rien
ne permet donc de répondre par l’affirmative à la
question posée.
Nous
avons débuté la phase active, et non plus uniquement
spéculative, d’une grande aventure : l’élaboration
d’une alternative au capitalisme financier, suite désormais
envisageable à ce qui était abusivement présenté
comme un accomplissement, un indépassable stade suprême. Y font
obstacle non seulement l’immanence et le poids d’une
idéologie pourtant en totale déroute, mais aussi la largeur du
fossé qui est à franchir. Tel un saut dans l’inconnu
à accomplir, car difficile à concevoir, incarnation d’une
rupture à laquelle les esprits n’ont pas été
préparés, à l’opposé de ce à quoi
ils ont été conditionnés. Les raisonnements n’y
suffiront pas, mais la force de l’exemple y contribuera.
Une
des manières de l’aborder serait peut-être de se demander
ce que pourraient être les exigences d’une démocratie qui
approfondirait celle dont nous avons désormais rencontré les
extrêmes limites au plan politique, et qui serait élargie
à l’activité économique, les deux aspects
d’une vie sociale et individuelle accomplie ?
Sans
croire que cette aventure se résumera à un simple exercice
intellectuel, même collectif.
En
attendant, laissons le mot de la fin à David Cameron, premier ministre
britannique : « Une dette énorme doit être
gérée. Croiser les doigts, en attendant la croissance et en
espérant qu’elle disparaisse, n’est simplement pas une
réponse », vient-il d’expliquer en affirmant que
« Le pays est à découvert ». Nick Clegg,
leader des Lib-Dem (démocrates
libéraux) et vice-premier ministre, a cru bon de préciser :
« Nous allons faire les choses différemment. Nous
n’allons pas faire les choses comme nous les avons faites dans les
années 1980″ (les années Thatcher). Il ne reste plus
qu’à en convaincre les Britanniques, à qui Cameron promet
« des années de souffrance ». Autant, pour une
fois, appeler les choses par leur nom.
Voila
au moins enfin une promesse qui sera tenue, même s’il a fallu
attendre que les élections soient passées pour qu’elle
soit solennellement faite.
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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