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Le capitalisme a-t-il les moyens de ce qu’il a déclenché ?

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Paul Jorion.
Published : June 07th, 2010
2207 words - Reading time : 5 - 8 minutes
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Ce texte est un « article presslib’ » (*)



Avec toute la circonspection nécessaire, une question définitive se doit d’être posée : la crise que connaît le capitalisme financier est-elle dans ses moyens  ?

S’il fallait s’en tenir à la seule actualité, la réponse s’imposerait d’elle-même : sans hésiter, c’est non ! Une énième réunion des ministres des finances du G20 et des banquiers centraux vient en effet de se tenir en Corée du Sud, et on se demande s’il vaut la peine même d’en parler, car ce qu’elle a donné à entendre donnait l’impression d’un disque rayé. Que reste-t-il donc de l’élan initial de cette configuration présentée comme l’amorce d’une prometteuse gouvernance mondiale réunissant pays développés et émergents ? Deux simples constats d’échec sans appel.

A ce jour, elle n’est toujours pas parvenue à trouver les moyens de résoudre la crise, et tout indique qu’elle ne va pas l’empêcher de rebondir. La lecture du communiqué final de cette réunion est à cet égard proprement affligeante.

Qu’a-t-il été décidé ? Il est laissé à l’appréciation de chaque pays la résolution de l’équation qui associe relance économique et consolidation fiscale, cette expression contournée qui signifie coupes claires dans les budgets des Etats. Manière de se défausser d’un problème insoluble et d’entériner, dans les faits, la dépression promise à toutes les économies occidentales, vers laquelle on glisse tout doucement !

Autre défausse du G20 finances, il est renvoyé au Comité de Bâle la responsabilité non pas d’instruire mais de décider des modalités et du calendrier de fabrication d’une sorte de bouclier censé permettre aux banques d’endiguer une nouvelle crise financière, résultant de l’accroissement de leurs fonds propres. Un dossier d’une haute technicité, selon Christine Lagarde, ministre française des finances, formule habituelle des financiers pour signifier qu’il est propice à tous les discrets accommodements. Les techniciens ont le champ libre.

Certains revendiquent déjà que ce bouclier ne devra pas être trop épais, ni constitué trop précipitamment, afin de ne pas démunir les banques de moyens destinés à la relance économique. Une plaisanterie de plus, si l’on considère leur comportement actuel. D’autant que l’endettement à outrance n’est plus envisageable et qu’il faudrait y substituer une impensable redistribution de la richesse. Il y a longtemps, on décriait déjà les partageux. Enfin, le calendrier envisagé à l’heure actuelle pour ce dispositif, qui sera selon toute vraisemblance revu, nous mène déjà fin 2012, ce qui laisse de la marge pour qu’entre temps un ou plusieurs nouveaux épisodes de la crise puissent intervenir.

Exit donc le G20, et cette gouvernance qui ne gouverne rien et qui, comme prévu, a entériné l’enlisement du projet de taxe des établissements bancaires, ce gadget destiné par ses promoteurs à montrer que les gouvernements étaient à l’initiative. Alors que le projet d’interdiction des CDS nus, et d’une manière générale le dossier de la régulation des produits dérivés, n’ont même pas été évoqués au final. L’échec des Européens et de leurs timides velléités est consommé.

Les derniers rebondissements viennent par ailleurs de le démontrer : il n’y a pas de sortie de crise en vue. La seule et unique stratégie admissible, sans alternative à disposition, s’appuie sur la capacité du système financier, puissamment aidé par les banques centrales, à trouver par ses artifices spéculatifs les moyens de s’en sortir. Quitte à ce que cela prenne beaucoup de temps et entraîne dans la récession – et sans doute la déflation – l’ensemble de l’économie occidentale. Si une décision par défaut a été implicitement prise par les ministres du G20, c’est bien celle-là.

Les Etats se sont révélés incapables de financer le sauvetage des banques et le redressement de l’économie, leurs finances totalement déséquilibrées par les efforts qu’ils ont déjà accomplis, sans y être parvenus, sans tenir compte de ce qu’il reste à faire, notamment sur le marché hypothécaire immobilier américain, qui est sans rémission sinistré. Quant aux pays émergents, ils ne peuvent chercher leur salut que dans le renforcement des liens commerciaux qui les lient entre eux, court-circuitant davantage un commerce Nord – Sud déclinant, en s’engageant parallèlement dans un autre long processus qui aboutirait au développement prioritaire de leurs marchés intérieurs. S’ils y parviennent, bien sûr.

Dans les deux camps, ce qui a été entrepris va prendre de nombreuses années, et on n’en voit pas la fin. Le capitalisme financier nous entraîne vers le fond.

Les salles du grand casino ne sont pas prêtes d’être fermées, car cela reviendrait à tarir la source destinée à abreuver le système financier, mettant alors tout l’édifice déjà chancelant par terre. Les deux grands instruments qui ont donné à la crise toute sa dimension sont intacts ou presque. La titrisation, censée diluer le risque, l’a au contraire concentré ; les CDS, devant permettre de s’assurer contre ce même risque, l’ont à l’inverse accru. Double réussite éclatante de la créativité financière et du talent.

Une course de vitesse est dans l’immédiat engagée entre la mise en place d’un bouclier, sur lequel repose tous les espoirs de colmater la prochaine fuite, et l’apparition inopinée d’un nouvel épisode de la crise, sur la lancée des précédents. L’équivoque qui nous est proposée est magistrale : d’un côté, on nous promet que l’on va prendre les précautions nécessaires et, de l’autre, l’inéluctabilité d’une nouvelle crise est reconnue. Un improbable bouchon fait office de remède miracle, promesse qui ne sera pas tenue, car il sautera. Les défenseurs de ce système inamendable sont incorrigibles.

L’Institute for International Finance, le lobby international des mégabanques, est déjà à la tâche, en train de rogner ce bouchon présenté comme l’ultime et décisif rempart. D’une part, il argue de l’impossibilité de réunir sur les marchés les gigantesques montants nécessaires à sa constitution, dans les délais impartis, tout en faisant d’autre part état d’estimations catastrophiques en termes de points de croissance qui seraient perdus si les mesures de renforcement des fonds propres du Comité de Bâle étaient appliquées. L’IIF préconise, comme solution compensatoire à leur allégement et au report de leur date d’application, la mise au point de procédures de démantèlements ordonnés des banques en difficulté. Faisant litière de ce que la crise a dévoilé de manière incontestable : son caractère systémique par construction, en raison des expositions croisées des établissements financiers dans le cadre d’un système mondialisé. On marche de plus en plus à reculons dans le domaine de la régulation financière.

En attendant, la structure de la dette du système bancaire évolue défavorablement et accroît sa fragilité, alors que les banques privilégient de plus en plus un endettement à court terme, au détriment du long terme. Tandis que le marché obligataire reste pour le moment fermé aux grandes entreprises, une situation qui ne sera pas tenable très longtemps. Tout le système financier continue de fonctionner de manière bancale et n’a toujours pas retrouvé son équilibre, les indices de référence du marché interbancaire redonnant le signal d’une réapparition de la défiance entre elles, expression d’une crainte croissante devant leur fragilité persistante. Qui mieux qu’une banque peut juger de la situation de ses consoeurs, connaissant sans fard la sienne ?

Il est également significatif de la grande confusion régnante que deux grands périls sont simultanément craints, alors qu’ils sont antinomiques : l’inflation et la déflation. Le démon de la première est toujours agité, les banques centrales assurant qu’elles sauront prendre les mesures adéquates à temps afin de s’en prémunir, masquant l’étendue des inquiétudes à propos de la seconde, beaucoup plus sournoise.

Les banquiers centraux affectent de préparer leur arsenal en vue de contrer le redémarrage de l’inflation, évitant de reconnaître – comme en témoigne la crise déflationniste que le Japon connaît sans parvenir à en sortir – que leurs armes monétaires sont impuissantes devant la déflation, les théories monétaristes étant elles-mêmes inopérantes devant cette étrange maladie chronique. Un aveu douloureux à la portée inacceptable. Après la boucle rétroactive des bulles financières, la spirale descendante de l’économie…

Le retour d’une inflation virulente dans les pays occidentaux est une hypothèse qui en cache une autre, en raison de l’existence de fortes capacités de suproduction inemployées ainsi que de la faiblesse de la consommation et de l’importance du chômage. Si le danger de l’inflation existe bien, c’est dans les pays émergents qu’il faut aller le chercher, en raison des masses de capitaux qui, alimentées par les robinets ouverts des banques centrales occidentales, inondent les marchés financiers et les économies des pays émergents, contribuant à l’apparition de bulles financière et déstabilisant leurs économies.

Là, le remède est tout trouvé mais nul ne l’évoque encore publiquement, car il implique pour être appliqué une refonte du système monétaire international, qui seul pourrait enrayer l’immense jeu du si profitable carry trade. Car c’est sur ces marchés, ainsi que sur celui de la dette souveraine, que le système bancaire se refait en priorité une santé : il n’est donc pas question d’y toucher.

Certes, les marchés peuvent néanmoins craindre que les Etats aient recours à l’inflation, une fois tout au fond de l’impasse et afin de soulager leur endettement. Mais sont-ils mêmes capables de la relancer dans la circonstance ? Ils semblent ne pas y croire eux-mêmes.

La publication inusitée, par le FMI, des éléments d’un débat au sein de son conseil d’administration du 28 mai dernier, portant sur l’accumulation par certains Etats membres de réserves de change abondantes, montre bien que certains sont à la recherche d’autres solutions. Au-delà des divergences qui se sont manifestées à cette occasion sur les éventuels dangers qui proviendraient, ou non, de l’accumulation de très fortes réserves financières, il est intéressant de noter que la direction du FMI a estimé que cette accumulation de réserves par des pays souhaitant selon elle se protéger contre une pénurie de capitaux était « économiquement stérile ». Constatant ce qu’il considère être un « manque de coordination internationale » dans la lutte contre les crises, le FMI s’est proposé de mettre ces réserves en commun.

Le compte-rendu des débats s’arrête hélas lorsqu’il devient intéressant, négligeant d’expliquer plus avant les modalités de cette mise en commun qui sonne comme un acte de refondation équivalent à la conférence de Bretton Woods. Cette pelote va aussi devoir être dévidée, le FMI jouant les éclaireurs.

La première impasse dans laquelle se trouve le capitalisme financier est l’incapacité manifeste de se réformer de lui-même, dont il fait plus que jamais preuve, la seconde est que sa crise a atteint un nouveau stade, les Etats ne parvenant pas à digérer son sauvetage in extremis, une boucle rétroactive étant engagée entre eux et le système financier. Le jeu de la patate chaude se poursuit, sans fin, sauf à employer de grands moyens, inconcevables dans son cadre.

Rien ne permet donc de répondre par l’affirmative à la question posée.

Nous avons débuté la phase active, et non plus uniquement spéculative, d’une grande aventure : l’élaboration d’une alternative au capitalisme financier, suite désormais envisageable à ce qui était abusivement présenté comme un accomplissement, un indépassable stade suprême. Y font obstacle non seulement l’immanence et le poids d’une idéologie pourtant en totale déroute, mais aussi la largeur du fossé qui est à franchir. Tel un saut dans l’inconnu à accomplir, car difficile à concevoir, incarnation d’une rupture à laquelle les esprits n’ont pas été préparés, à l’opposé de ce à quoi ils ont été conditionnés. Les raisonnements n’y suffiront pas, mais la force de l’exemple y contribuera.

Une des manières de l’aborder serait peut-être de se demander ce que pourraient être les exigences d’une démocratie qui approfondirait celle dont nous avons désormais rencontré les extrêmes limites au plan politique, et qui serait élargie à l’activité économique, les deux aspects d’une vie sociale et individuelle accomplie ?

Sans croire que cette aventure se résumera à un simple exercice intellectuel, même collectif.

En attendant, laissons le mot de la fin à David Cameron, premier ministre britannique : « Une dette énorme doit être gérée. Croiser les doigts, en attendant la croissance et en espérant qu’elle disparaisse, n’est simplement pas une réponse », vient-il d’expliquer en affirmant que « Le pays est à découvert ». Nick Clegg, leader des Lib-Dem (démocrates libéraux) et vice-premier ministre, a cru bon de préciser : « Nous allons faire les choses différemment. Nous n’allons pas faire les choses comme nous les avons faites dans les années 1980″ (les années Thatcher). Il ne reste plus qu’à en convaincre les Britanniques, à qui Cameron promet « des années de souffrance ». Autant, pour une fois, appeler les choses par leur nom.

Voila au moins enfin une promesse qui sera tenue, même s’il a fallu attendre que les élections soient passées pour qu’elle soit solennellement faite.



               

Paul Jorion

pauljorion.com




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).





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