La
mesure de la crise européenne se précise. Pour les besoins de
financement des États espagnol et italien jusqu’en 2014, les
mille milliards d’euros sont atteints, déficit et roulement de
la dette compris (source JP Morgan). C’est le prix qu’il faudrait
payer pour les soustraire au marché afin de les faire
bénéficier de taux plus cléments. Le financement
d’un fonds de garantie des dépôts bancaires crée
des besoins du même ordre pour être crédible, si
l’on considère le montant global de ceux-ci pour toute l’Europe.
Ce sont donc deux mille milliards d’euros qui devraient être
financés, dans l’hypothèse irréaliste où
ces deux pays pourraient ensuite retourner sur les marchés en 2015, la
tourmente obligataire apaisée.
En
additionnant les capacités financières actuelles du FESF, du
MES et du FMI, le financement de la dette publique espagnole et italienne
pourrait selon ces estimations être couvert pour les trois prochaines
années. Si tout se passe bien, car cela implique de faire appel au
marché à un moment où il est déjà
sollicité par les banques. Ce qui laisserait entier le problème
posé par celles-ci, qui ne se résume pas à la
création d’un fonds de garantie des dépôts, mais
comprend également leur recapitalisation.
Un
voile opaque continue de faire obstacle à l’estimation du
montant total de cette dernière. Deux raisons y contribuent : la
transposition en droit européen de Bâle III tarde, faute
d’accord sur la définition du capital présidant au calcul
du ratio de fonds propres et sur la possibilité de faire varier
celui-ci suivant les pays ; l’analyse des dépréciations
d’actifs effectivement réalisées par les banques reste
à faire, sur le modèle qui semble avoir été
finalement adopté en Espagne (à sa divulgation près).
La
conclusion s’impose : la couverture financière du processus de
désendettement qui se poursuit chaotiquement implique la participation
de la BCE bien au-delà de ce à quoi elle s’est
jusqu’à maintenant résolue. Si la fiction de sa
non-participation au financement de la dette publique peut être maintenue
– en empruntant des voies indirectes – les injections massives de
liquidités n’ont comme seul portée que de gagner du
temps, sans rien régler au problème de la solvabilité
des banques, toujours nié. Le financement du fonds de garantie des
dépôts lui reviendra aussi nécessairement, étant
donné que la taxe sur les dépôts bancaires sera loin
d’y pourvoir à court terme. Dans les faits, cela suppose que le
MES dispose d’une licence bancaire et que son financement public
provienne à la fois des États et de la BCE.
Même
si l’on décide de procéder par étapes, le
processus réclamera pour être intégralement accompli un
engagement mutuel des États européens allant, pour eux aussi,
bien au-delà de ce qu’ils ont aujourd’hui accepté.
Quelle que soit la manière que l’on a de poser le
problème, on retombe toujours sur une forme ou une autre de
mutualisation de la dette. Dure leçon pour ceux qui voudraient la
contenir. C’est pourquoi il est envisagé comme contrepartie de
monter de plusieurs crans dans l’intégration européenne
afin de donner des garanties sur sa mise en application. Il s’agit
bien, de ce point de vue, d’une réédition du
schéma qui a prévalu à la création de
l’euro et de la BCE, mais en plus vaste.
Le
contexte dans lequel cette opération s’amorce n’est pas
des plus favorables. Tant en raison de la dimension planétaire de la
crise et de ses répercussions en Europe, s’ajoutant aux facteurs
proprement européens de celle-ci, que de l’approche choisie pour
la réaliser. Il porte un nom, récession, et bute sur une
inconnue, la relance de la croissance. Celle-ci permettrait de soulager le
poids du désendettement, à défaut d’une inflation
toujours aussi redoutée. Le débat est donc en cours en Europe
sur la manière d’y contribuer, entre les tenants des réformes
structurelles, et ceux qui préconisent des mesures aux effets plus
immédiats et moins socialement destructeurs. Inévitablement, un
mélange des deux sera retenu au terme d’un compromis qui reste
à trouver.
Dans
le premier cas, cette politique d’inspiration néo-libérale
classique est aussi dépassée par les événements
que ne l’est la stratégie de désendettement qui
l’accompagne. Dans le monde d’aujourd’hui, la course
à la compétitivité salariale avec les pays
émergents est vaine, sauf à baisser à nouveau des
barrières douanières et réglementaires, avec pour
objectif irréaliste et lourd de déflagrations de rebrousser
chemin sur la voie d’une mondialisation qui est accomplie. Dans le
second, qui s’apparente à une relance keynésienne, la
relance tente d’esquiver la problématique de la redistribution
de la richesse alors que la machine à faire du crédit qui y
suppléait ne peut plus produire les mêmes rendements. Elle
s’inscrit dans le contexte d’une mondialisation où son
bénéfice pourrait être partiellement
déporté à l’extérieur de la zone où
elle serait engagée. Elle est donc par avance limitée dans ses
effets, d’autant plus que ses financements sont mesurés.
Prendre
en compte, en tentant de les régler séparément, les deux
dimensions privée et publique de la dette est un modeste pas en avant,
mais cela ne fait que mettre en évidence que leur addition est
inabordable. Il faut trancher dans le vif, et pas là où on
l’envisage. Réunir les moyens en espérant la rembourser
implique une intégration économique et politique au déficit
démocratique marqué et au coût social
élevé, telle qu’elle est conçue. Tandis que sortir
du cadre reste inimaginable pour ceux qui disposent du pouvoir.
À
défaut de l’émergence d’une alternative –
équivalent aujourd’hui de ce que la révolution russe a
longtemps symbolisé (quel que soit le jugement que l’on porte
sur celle-ci) – on assiste donc à des inquiétudes
grandissantes, des rejets, des explosions, et des manifestations collectives
de l’exigence de la survie qui, quand l’occasion se
présente, commencent même à avoir des traductions
politiques, auxquelles manque encore une dimension programmatique plus
achevée.
Si
les divergences parviennent à être masquées, le prochain
sommet européen va tenter de faire prévaloir une vision
européenne. Elle sera à courte vue.
Billet
rédigé par François Leclerc
Son
livre, Les CHRONIQUES
DE LA GRANDE PERDITION vient de paraître.
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