|
Les historiens
ont avancé plusieurs théories pour expliquer le déclin et
la chute de l'Empire romain. Certains ont mis l'accent sur l'influence du
christianisme et de sa conception pacifiste (à l'époque) et
misérabiliste des rapports humains, qui contredisait l'éthique
plus brutale et impitoyable nécessaire à la domination impériale;
plusieurs ont bien sûr noté l'avancée irrésistible
des peuples barbares aux frontières de Rome et l'impossibilité
militaire de contrôler indéfiniment un territoire aussi vaste;
d'autres enfin ont mis l'accent sur des causes plus spécifiques comme
le déclin démographique dû à l'empoisonnement
graduel des Romains qui buvaient une eau contaminée au plomb. Ce sont
presque toujours ces théories populaires que les documentaires
historiques télévisés nous servent..
La cause
première, la source de tous les autres maux, la montée de la
tyrannie étatique, est moins souvent évoquée.
Les
États sont des structures de contrôle et de redistribution qui
se nourrissent de la richesse produite par les populations sous leur
autorité. Lorsque ces structures sont relativement souples et
accommodantes, lorsque les lois sont appliquées de façon
relativement juste et prévisible, le dynamisme individuel peut se
déployer et permettre le développement d'une
société prospère et civilisée; lorsqu'elles
s'imposent au contraire de façon arbitraire et tyrannique, elles
écrasent le dynamisme des individus et provoquent la stagnation
économique et éventuellement le déclin politique.
Cette
règle s'applique à l'Empire romain aussi bien qu'à
l'Union soviétique ou à l'État provincial
québécois. Tout comme un fermier qui exploite ses terres de
façon trop soutenue finira par en récolter une production de
plus en plus réduite, un État qui presse le citron fiscal et
qui serre la vis bureaucratique toujours plus fort verra ses revenus inexorablement
diminuer. Dans le cas d'un empire qui doit maintenir l'ordre au sein d'une
population soumise et la sécurité aux frontières, les
moyens gigantesques nécessaires pour entretenir une armée
peuvent alors venir à faire défaut. C'est ce qui est arrivé
dans l'empire romain à partir surtout du 3e siècle de notre
ère.
Un
constat inévitable
Michael Grant
est probablement le plus grand vulgarisateur contemporain de l'histoire
gréco-romaine. On trouve facilement l'un ou l'autre de la vingtaine de
volumes qu'il a publiés dans la section Histoire de n'importe quelle
librairie. On ne peut pas vraiment lui déceler de penchant libertarien, pas en tout cas dans les quatre ou cinq
livres que j'ai lus. Son The Twelve Caesars est même particulièrement complaisant
envers les tyrans du début de l'Empire. Mais dans The Fall of the Roman Empire(1), on a l'impression qu'il n'a pu
passer à côté d'un constat inévitable: c'est la tyrannie
de l'État impérial, en particulier l'oppression fiscale, qui
est d'abord responsable de la chute de l'Empire. Cela donne une perspective
analytique qui n'est étrangement pas très loin de celle qu'on
retrouverait chez un auteur ouvertement libertarien.
Le ton anti-étatique
est donné dès la table des matières,
lorsqu'on lit les titres de chapitres:
« The Poor against the State »; «
The Rich against the State »; « The
Middle Class against the State »; « The
People against the Bureaucrats »; « The
People against the Emperor »; « The
State against Free Belief »; etc. De toute évidence, le pouvoir
est responsable de ce qui ne tourne pas rond dans ce monde! Après un
survol des principaux événements de l'époque et une
description des problèmes de l'armée, Grant débute un
chapitre en entrant dans le vif du sujet: « The
principal reason why the
civil population would not maintain
the army and fill its ranks was
the massive burden of taxation demanded
for this purpose –
a gigantic imposition which
alienated the poor from the states forever, in a disunity of fatal proportions. »
(p. 51)
Les empereurs
de cette période tentent, les uns après les autres, de lever
les fonds nécessaires pour payer les soldats – en grande
majorité des barbares intégrés à l'Empire, puisque
les populations romaines établies depuis longtemps ne contribuent
presque plus au service militaire. Au point où
la rapine fiscale devient
omniprésente:
As for Theodosius I, his laws show a passionate desire to increase the influx
of revenue by every possible means. « No man », he
pronounced in 383, « shall possess any
property that is tax exempt. » And he set out by a whole
spate of regulations to enforce this principle, with ever-increasing
harshness.
He did so at the cost of unprecedentedly ruthless
methods. The employment of such methods for the collection of taxes was no
novelty. It had been practised for more than a hundred years past. The third
century AD, crammed with critical foreign and civil wars, had witnessed an
almost total breakdown of the political structure and of national defence.
This was a crisis from which the Empire was only rescued by fantastic
military afford. But the price of maintaining the recovery had been huge,
permanent increase in taxation, and an intensification of all the numerous
totalitarian kinds of pressure needed to rake its proceeds into the treasury. (p.
53)
Mais les taxes ne sont
pas tout, puisque «
the payment of these huge taxes was only part of the
contribution a citizen had to make to the state. There was also widespread
requisitioning of his personal services. For example, he was compelled to
provide wood and coal, especially for the use of state arsenals and mints; to
boil lime; to supply expert labour of various kinds, if he possessed the
qualifications; and to help maintain roads, bridges and buildings. »
(p. 55) Et comme on peut s'y attendre, «
there was also a terrifying amount of corruption involved in applying
all these compulsions. The fraudulent oppressiveness of the bureaucrats
showed itself particularly in the collection of taxes. »
(p. 56)
« Ce livre mérite d'être lu par quiconque
s'intéresse aux grands mouvements de l'Histoire et veut en tirer des
leçons pour aujourd'hui. Dans le style, c'est aussi l'un des livres
les plus intéressants pour le lecteur libertarien
qui s'intéresse à l'Antiquité. »
La main-d'oeuvre fait défaut, non seulement pour
servir de chair à javelin, mais aussi pour
cultiver la terre et assurer la production dans les petites industries. Les
taxes élevées font en sorte de faire fuir les paysans des
terres qui ne rapportent pas suffisamment. La vente de ses propres enfants
comme esclaves pour permettre de payer ses dettes est une pratique
répandue. La mobilité et la liberté de voyager
constituaient l'un des avantages d'un pouvoir unique dans tout le bassin
méditerranéen. Mais cet avantage disparaît maintenant
à cause des impératifs fiscaux: Dioclétien ordonne en
effet à tous les habitants des régions rurales de rester
là où ils sont enregistrés, de façon à
simplifier la collecte des taxes. Résultat? «
The consequence was that thousands of men despaired of making an
honest living at all, and went underground to form travelling gangs of
robbers and bandits. » (p. 65)
Centralisation administrative
La
civilisation gréco-romaine, comme toutes les grandes civilisations,
s'est d'abord et avant tout élaborée dans les villes. La
division du travail et les échanges commerciaux nécessaires
à la prospérité économique, tout comme les
innovations sociales et culturelles, ne peuvent avoir lieu que dans un
contexte urbain. Les villes du bassin méditerranéen sont
demeurées relativement autonomes même dans les royaumes
hellénistiques après les conquêtes d'Alexandre, et
même dans les premiers temps de l'Empire romain. Toutefois, à
partir du 3e siècle, les empereurs confisquent les revenues des
villes, réduisent leur autonomie, annexent leurs territoires et
centralisent l'administration. Les villes n'ont plus les moyens d'entretenir
leurs infrastructures et entrent dans une période de déclin
économique, dont elles ne sortiront en Europe qu'un millénaire
plus tard, dans le nord de l'Italie et en Flandre.
La classe moyenne
urbaine disparaît graduellement et les dirigeants locaux n'ont plus
rien à voir avec ceux des cités-États qui ont fait la
grandeur des époques précédentes:
The functions of the city councillors were very different from what
they had been at earlier epochs. At a time when the growing loss of their
cities' autonomy had caused their actual municipal duties to become minimal,
they instead found themselves virtually transformed into agents of the
central authorities. For far and away their most important duty nowadays was
to carry out work for the government, and, above all, to collect its
revenues. It was incumbent upon councillors, and
their sons when their turn came, to induce their fellow-citizens to disgorge
the money taxes demanded by the state, as well as the required levies in
kind: foodstuffs, clothing and the like. Moreover, the councillors were even
required to assist in the management of imperial mines and estates and to
help call up recruits for the army. (p. 82-83)
Confronté
à cette constante détérioration de la situation, le
pouvoir ne réagit que de la seule façon qu'il connaît et
comprend: la façon répressive. La tyrannie étatique
s'étend, les dirigeants perdent les pédales, la spirale de la
décadence s'amplifie à chaque tentative d'y mettre fin. Dans
des passages comme celui-ci, on observe ce qui se passe dans toutes les fins
de régime, de quelque époque que ce soit:
The outcome of this wildly uncontrollable
proliferation of dishonest bureaucracy was shocking. Administration was
paralysed. Remedies, if applied at all, proved ludicrously ineffective. Ten
years after the death of Valentinian I, public
criticism of these defects had become so loud that the authorities, in an
absurd act of self-defence, pronounced it an act of sacrilege even to discuss
the merits of anyone chosen by an Emperor to serve him. For the government
was all too clearly aware of the bureaucrats' corruption, as well as of their
power. It sought to combat such practices by frequent and strident edicts,
regulations and warnings. Successive rulers threatened their officials with fines,
banishment and torture and even death. In 450 Valentinian
III specifically denounced tax collectors and a wide range of other financial
officials. Then Majorian, too, assailed them in
menacing and even insulting terms. But all this was clearly not of the
slightest avail.
Nor did the
principal administrative remedy to which Emperors resorted prove any more
helpful. This was ever intenser centralization,
which not only slashed personal freedom still further but harnessed the
government with increasing responsibilities which it was quite unable to
carry. (p. 92).
Quand
l'Empire devient un camp militaire
Dans quelques
chapitres de la dernière partie de ce court livre – 235 pages
seulement – Grant se penche sur d'autres causes sociales,
psychologiques ou religieuses qui auront peut-être aggravé ou
accéléré la chute de l'Empire. Mais la partie centrale
de son argumentation repose sur les excès de l'étatisme. Un
économiste de l'École autrichienne aurait sans doute
poussé plus loin l'analyse des effets dévastateurs de la
manipulation de la monnaie sur l'économie, ou d'autres aspects de la
mauvaise administration impériale. Mais voilà, les historiens libertariens ne courent pas les rues, et ce volume se
veut avant tout une survol de cette période
historique pour le grand public, pas une analyse
académique.
Ce livre mérite
d'être lu par quiconque s'intéresse aux grands mouvements de
l'Histoire et veut en tirer des leçons pour aujourd'hui. Dans le
style, c'est aussi l'un des ouvrages les plus acceptables pour le lecteur libertarien féru d'Antiquité
gréco-romaine, qui est la plupart du temps confronté à
des auteurs socialistes ou qui ne comprennent manifestement rien à
l'économie. Ces trois paragraphes, qui ouvrent le chapitre intitulé
« The People against the Bureaucrats », résument
à eux seuls la perspective libérale classique sur cette
période cruciale de l'histoire de notre civilisation:
So throughout the last two centuries of the Roman
world there was a fearful and ever-increasing loss of personal freedom for
all, except the very rich and powerful. Ever since the arch-regimenter Diocletian declared that « uncontrolled
activity is an invention of the godless, » each of the
leading rulers in turn hammered the nails in more fiercely. The Roman Empire
had become a prison: or a military camp in a perpetual state of siege, where
each man was assigned a place he must not desert. And his descendants must
not desert it either.
And so the whole of
the population was in conflict with the government: there was disunity, or
rather a whole series of disunities, on a colossal scale. The authorities
desired and enforced the very greatest degree of regimentation that it was
possible to obtain – even if this meant servitude for almost everybody
– since this seemed the only way to raise the money needed to save the
Empire.
And yet the result
was just the opposite to what was intended.
Paradoxically, this regimentation did not halt the disintegration of the
Roman world, but accelerated its destructive progress. The individual spirit
of initiative that alone could have kept the commonwealth alive was stifled
and stamped out by the widespread deprivation of personal freedom, which thus
became one of the most potent reasons for Rome's collapse. (p. 89)
Bref, un livre dont la pertinence ne fait aucun doute.
1. Le livre a
d'abord été publié en 1976, puis de nouveau dans une
édition révisée en 1990. Plusieurs éditions
existent de différentes maisons. La version paperback
utilisée ici est celle de 1997 par Phoenix Giant
Martin
Masse
Le Quebecois
Libre
|
|