Penchons-nous un instant sur
les aspects troublants de la censure, et sur la disparition virtuelle de
milliers de références en ligne suite à la signature de la Charte de l’Union
européenne sur le droit à l'oubli, qui autorise les individus à demander
aux moteurs de recherche de retirer les liens contenant des informations
personnelles à leur sujet.
Voici ce qu’en dit Wikipédia :
Le droit à l’oubli reflète la demande d’un individu de
voir certaines informations à son sujet supprimées afin que des tierces
personnes ne puissent plus retrouver sa trace. Ce droit a été défini comme le
« droit de passer sous silence des évènements passés révolus ». Il
se manifeste en permettant aux individus de supprimer des informations, des
vidéos et des photographies les concernant des archives internet, afin de ne
plus apparaître sur les moteurs de recherche.
En mai 2014, la Cour européenne de justice s’est prononcée
contre Google en faveur de Costeja, un homme
d’origine espagnole qui a fait la demande de suppression d’un lien vers un
article digitalisé publié en 1998 par La Vanguardia
concernant la mise aux enchères de sa maison saisie et une dette qu’il a par
la suite remboursée. Il a d’abord tenté de faire supprimer l’article en
déposant une plainte auprès de l’Agence espagnole de protection des données,
qui a rejeté sa demande sur le principe que l’article était légal et exact,
mais a accepté sa plainte contre Google puis demandé à la société de
supprimer le lien vers l’article en question. Google a ensuite lancé une
action en justice auprès de la Haute cour espagnole, qui a transféré une
série de questions à la Cour de justice européenne. La Cour a décrété que les
moteurs de recherche doivent être tenus responsables pour les liens qu’ils
rendent disponibles, et Google a été forcé de se plier aux lois européennes
sur la confidentialité des données.
Des articles du Guardian cachés par les moteurs de
recherche
Je vous prie de considérer cet extrait de l’article
intitulé EU's right to be
forgotten: Guardian articles have been hidden by Google.
Suite à la déclaration de la Cour de justice européenne
selon laquelle les individus ont le droit de demander le retrait
d’information les concernant de la liste de résultats fournis par les moteurs
de recherche, nous avons reçu ce matin une notification automatique indiquant
que six articles du Guardian auraient été supprimés des résultats de
recherche Google.
Trois de ces articles, qui remontent jusqu’en 2010, font
référence à un ancien arbitre de la Ligue 1 écossaise aujourd’hui à la
retraite, Dougie McDonald, qui aurait menti quant
au penalty accordé lors d’un match opposant les Celtic
à Dundee, et dont les répercussions ont entraîné sa retraite anticipée.
Si vous tapez « Dougie
McDonald Guardian » dans Google.com – la version américaine de Google –
vous verrez apparaître trois articles du Guardian au sujet de l’incident en
haut de la liste de résultats. Entrez ces mêmes mots dans Google.co.uk, et ces
articles ne sont plus disponibles. Les registres de McDonald ont été effacés.
Le Guardian ne peut rien faire contre le fait qu’une
partie de son travail de reportage soit caché à une majorité des 368 millions
de citoyens européens. L’aspect le plus étrange est que le contenu de ces
articles existe toujours : si vous cliquez sur les liens présentés dans
cet article, vous pourrez tomber sur les articles « disparus ».
Personne n’a jamais suggéré que l’affaire n’était pas juste ou véridique. Mais
les détails à son sujet ont été rendus difficiles d’accès.
Peut-être que certaines informations devraient pouvoir
disparaître des archives : disons que quelqu’un ait commis un crime
banal à l’âge de 18 ans, et ait depuis longtemps payé pour ses actes. Si, à
l’âge de 30 ans, cette personne éprouvait encore des difficultés à trouver un
emploi pour cause de son historique de recherche, ne pourrait-elle pas
demander à ce que cette information tombe dans l’oubli ? Peut-être –
c’est un sujet de débats. Mais un tel travail d’édition devrait être mis
entre les mains des éditeurs, et pas de Google.
Le Guardian, comme les autres médias, publie souvent des
articles au sujet des actions de certaines personnes, qui pourraient être
considérées sinon illégales au moins sujettes à des débats politiques,
éthiques ou moraux – évasion fiscale, par exemple. Ce genre d’informations ne
devrait pas pouvoir être effacé : les supprimer représenterait une
entrave à la liberté de la presse. La décision de la Cour européenne a mis un
frein à la liberté d’expression – les articles de presse ne peuvent être lus
que jusqu’à ce que quelqu’un demande à ce qu’ils soient cachés.
Les éditeurs peuvent et doivent faire plus pour se
défendre. Ils pourraient choisir de saisir la justice. D’autres pourraient
rechercher à publier sur des moteurs de recherche extérieurs à l’Union
européenne. Ils pourraient aussi innover : qu’en serait-il d’une
application qui publie sur Twitter le lien vers les
articles qui viennent d’être effacés ? Suivriez-vous @GdnVanished ?
Tombé
dans l’oubli
Et le problème ne concerne pas seulement le Guardian.
Robert Peston, de la BBC, se demande pourquoi Google l'a
jeté dans l'oubli.
Ce matin, la BBC recevait l’avis suivant de la part de
Google :
Avis de retrait du moteur de recherche Google : nous
avons le regret de vous informer que nous ne sommes plus en mesure de publier
les pages suivantes de votre site sur certaines versions européennes de
Google : Merrill's Mess
Ce que cela signifie est qu’un article que j’ai écrit en
2007 (au sujet de Merrill Lynch) ne sera plus disponible dans la liste de
résultats de recherche Google en Europe.
Il a été caché des yeux du public, puisque Google est pour
beaucoup la voie de l’information.
Pourquoi donc Google a-t-il supprimé cet exemple de mon
travail de journalisme ?
Dans mon article, un seul individu est nommé. Il s’agit de
Sean O’Neal, ancien directeur de la banque d’investissement
Merrill Lynch.
Mon article décrit la manière dont O’Neal
a été chassé de Merrill après que la banque d’investissement ait souffert de
pertes colossales suites à des investissements irréfléchis.
Ces informations sont-elles inadéquates, hors-propos ou
plus d’actualité ?
Hmmm…
Beaucoup pourraient penser que cet article est essentiel
aux registres, bons ou mauvais, d’un ancien chef d’entreprise – notamment
quelqu’un qui a joué un rôle dans la crise financière la plus désastreuse de
l’Histoire (Merrill a frisé l’effondrement l’année suivante avant d’être
refinancée par Bank of America).
Big
Brother
Michael Krieger, sur son blog Liberty Blitzkrieg, cite George Orwell :
« Celui qui contrôle le passé contrôle le futur. Celui qui contrôle le
présent contrôle le passé ».
Il se penche à son tour sur l’idée d’une application Twitter du Guardian…
A chaque fois qu’un article est censuré, il devrait être
porté à l’attention du public. Si nous pouvions créer un compte Twitter qui regrouperait tous les articles supprimés (ou
peut-être simplement les plus importants), nous pourrions donner à la
campagne de censure des répercussions qui donnerait aux articles pris pour
cibles plus de publicité que s’ils avaient été lu au travers de recherches
standards. Imaginez les possibilités…
Il est intéressant de noter qu’en raison de la controverse
qui en a découlé, un porte-parole de la Commission européenne a critiqué
Google pour avoir supprimé l’article de la BBC. Ca ne peut pas s’inventer.
Voilà un message de la BBC :
Selon un porte-parole de la Commission européenne, le
retrait d’un article de la BBC de ses résultats de recherches n’était pas
pertinent.
40.000 demandes de censure en moins de quatre jours
Paul Bernal, dans un article
écrit pour CNN, se demande si Google compromet le droit à l'oubli.
Dans le commentaire que j'ai écrit pour CNN le lendemain du
verdict de l’affaire Google Espagne, j’ai suggéré qu’il présenterait des
difficultés pour Google – et potentiellement des coûts très élevés – et pourrait
ouvrir la porte à des marées de requêtes, qui nécessiteraient toutes une
résolution.
J’ai ensuite expliqué que la réponse qu’apporterait Google
à ce verdict serait critique – et les signes initiaux présentaient déjà des problèmes
causés par la réponse de la société.
Comme nous pouvions nous y attendre, Google a reçu une
multitude de demandes de retrait de liens – plus de 40.000 en seulement
quatre jours. La société a désormais commencé à y répondre.
Dans les cas de Ball (Guardian) et de Peston,
les articles pour lesquels des avis ont été reçus ne concernent pas les
catégories couvertes par la décision de justice contre Google Espagne :
des articles anciens et sans intérêt au sujet de personnes qui ne sont pas
des figures publiques. Les articles de Ball incluent des publications
remontant à 2010 et 2011 – assez récentes – et ceux de Petson
font référence au monde bancaire de 2007, qui ne peut pas être jugé comme
hors de propos ou n’ayant pas d’intérêt pour le public.
C’est exactement ce que craignaient ceux qui s’opposent au
droit à l’oubli : une censure et un remaniement de l’Histoire.
Google a-t-il réagi outre-mesure, ou a-t-il tenté de
compromettre délibérément la décision judiciaire en mettant en lumière les
formes dangereuses que peut prendre la censure ?
Cette dernière possibilité semble raisonnable, et les
trois articles présentés ci-dessus pourraient contribuer à cette idée.
Google semble d’abord pencher du côté de ceux qui désirent
voir certaines données supprimées – et créer ainsi plus de censure.
Puis, en supprimant plus de liens que ceux concernés par
la décision de justice, il a créé une atmosphère de censure pour le public.
Au travers de ses avis envoyés aux agences de presse,
Google donne également aux journalistes le sentiment qu’ils se trouvent
censurés – et pourrait se faire des alliés dans le monde journalistique pour compromettre
le droit à l’oubli.
La combinaison de ces trois possibilités paraît vraisemblable.
Il est toutefois possible que Google se soit montré
maladroit, et qu’il ne s’agisse là que d’erreurs de novice.
Les cas individuels qui ont fait la une ont commencé à
faire parler d’eux : Google a révisé sa décision de supprimer l’article
de James Ball et reconnu qu’il était de l’intérêt public de le conserver.
L’article de Peston est plus intéressant.
L’hypothèse de Peston était que
le lien vers son article soit bloqué si les gens entraient « Sean O’Neal » dans la barre de recherche Google,
puisqu’il s’agissait du seul nom à paraître dans l’article.
Il s’est en fait trouvé que la demande de retrait
concernait un membre du public dont le nom apparaît dans les commentaires au
bas de l’article – le lien retiré est lié aux recherches faites pour cette
personne. Rechercher Sean O’Neal permet toujours
d’accéder l’article.
L’espoir d’un Big Brother limité
Krieger note que Google a désormais reçu plus de 250.000
demandes de retrait. La société devra-t-elle supprimer tous les liens qu’elles
concernent, et seulement sur ses moteurs européens ?
Bernal
est favorable à une forme limitée de Big Brother,
et écrit que « la chose la plus importante que puisse faire Goodle est de s’engager positivement et activement dans
le processus de réforme du régime de protection des données. Une réforme bien
exécutée, mieux écrite et limitée du droit à l’oubli pourrait être notre
solution ultime ».
Un Big Brother limité est-il
possible ?
Je suis d'accord avec Pater Tenebrarum
du blog Acting Man, qui a dit
ceci : « Le droit à l’oubli est le premier pas pris vers la porte
de sortie qui rendra possible la censure en ligne ».