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Toute l'argumentation de ce livre
peut se résumer dans cette affirmation que, pour bien étudier
les effets d'une mesure économique quelconque, il faut en examiner non
seulement les résultats immédiats mais aussi les
résultats lointains, et envisager non seulement ses premières
conséquences mais également ses conséquences secondaires,
examiner non seulement les résultats qu'elle aura pour un groupe
social donné, mais encore ceux qu'elle aura pour le public en
général.
Il s'ensuit qu'il est
puéril et erroné d'accorder toute notre attention à
l'examen d'un point particulier - de considérer, par exemple, ce qui
se passe dans une certaine industrie sans voir ce qui arrive dans toutes les
autres. Or c'est précisément de cette habitude paresseuse et
persistante de ne s'occuper que d'une industrie particulière ou d'une
méthode particulière, en l'isolant des autres, que
découlent les plus graves erreurs au point de vue économique.
Ces erreurs se retrouvent constamment dans les thèses des auteurs
à la solde de tels ou tels intérêts particuliers, et
aussi dans celles de certains économistes réputés
sérieux.
C'est ainsi que la doctrine de
l'école qui prône "la production en vue de l'utilité
publique et non en vue du profit", et qui dénonce les
prétendus "vices" du système des prix, est
basée en fin de compte sur l'idée fausse que l'isolationnisme
peut exister dans le domaine économique. Le problème de la
production, nous disent ces gens, est résolu - erreur monumentale qui,
nous le verrons, est aussi le point de départ de la plupart des
inepties qu'on prononce en ce qui concerne la monnaie et des boniments de
charlatans sur le partage des biens. Le problème de la production est
résolu, disent-ils. Les savants, les experts, les ingénieurs et
les techniciens l'ont résolu. Ils pourraient à leur gré
produire n'importe quel bien qu'il vous plairait de nommer, en
quantité illimitée. Le mal est que le monde n'est pas
régi par des techniciens dont le seul souci est de produire, mais par
des hommes ‘affaires qui, eux, ne pensent qu'au profit. Ce sont ces
hommes d'affaires qui donnent leurs ordres aux ingénieurs, alors que
ce devrait être l'inverse. Ces hommes d'affaires sont prêts
à produire n'importe quoi s'ils y trouvent leur profit, mais
dès l'instant où un article ne rapporte plus rien, ces
méchants hommes d'affaires cesseront de le fabriquer, même si
les besoins d'une partie du public ne sont pas satisfaits, et qu'elle que
soit la demande de cet article.
Ce point de vue renferme des
erreurs si nombreuses qu'il est impossible de les analyser d'un seul coup.
Toutefois l'erreur primordiale consiste, ainsi que nous l'avons
déjà donné à entendre, à ne tenir compte
que d'une industrie unique ou à considérer successivement
plusieurs industries, comme si chacune d'elles était un tout
isolé. En fait chacune d'elles existe par rapport à toutes les
autres, et toute décision importante prise à propos de l'une
d'elles affecte toutes les autres.
Nous nous en rendrons mieux compte
si nous comprenons le problème essentiel que toute l'industrie
considérée dans son ensemble doit s'efforcer de
résoudre. Pour simplifier le plus possible, examinons le
problème que doit résoudre un Robinson Crusoé
naufragé dans son île déserte. A première vue ses
besoins paraissent illimités. Il est trempé jusqu'aux os et
frissonne de froid, il a faim et soif. Tout lui manque, l'eau potable, la
nourriture, un toit, les moyens de se protéger contre les animaux
sauvages, et il n'a ni feu ni lieu. Il lui est radicalement impossible de
satisfaire à la fois tous ses besoins, il n'en a ni le temps, ni la
force, ni les moyens. Il lui faut parer immédiatement au besoin le plus
pressant. Supposons qu'il souffre, avant tout, de la soif : il creuse un trou
dans le sable pour recueillir l'eau du ciel, ou il façonne un
récipient rudimentaire. Quand il s'est procuré de la sorte une
petite quantité d'eau, il lui faut chercher à se procurer de la
nourriture avant de pouvoir songer à améliorer de façon
durable sa façon de recueillir de l'eau. Il peut essayer de
pêcher, mais il lui faut, pour cela, posséder soit une ligne et
hameçon, soit un filet, qu'il doit d'abord fabriquer. Ainsi tout ce
qu'il fabrique l'empêche de faire une autre chose moins urgente. Il est
constamment ramené en face du problème du choix des
applications pratiques de son travail et de son temps.
Pour le Robinson Suisse et sa
famille, le problème, il est vrai, paraît un peu plus facile. Il
y a plus de bouches à nourrir mais aussi plus de bras au travail ; on
peut pratiquer la spécialisation et la division du travail. Le
père chasse, la mère prépare les aliments, les enfants
ramassent du bois. Mais cette famille elle-même ne peut se permettre de
faire faire indéfiniment la même besogne à l'un de ses
membres sans tenir compte de l'urgence relative du besoin commun que cette
besogne permet de satisfaire, en négligeant l'urgence d'autres besoins
encore non satisfaits. Quand les enfants ont amassé un tas de bois
d'une certaine hauteur, on ne peut les employer à en empiler
davantage. Il est bientôt temps de les envoyer faire autre chose,
chercher de l'eau, par exemple. En outre, la famille doit constamment
envisager le problème de faire un choix parmi des alternatives
possibles de travail, et si elle a la chance de posséder des fusils,
du matériel de pêche, un bateau, des haches, des scies, etc.,
elle devra choisir entre des alternatives possibles d'emploi de son travail
et de ses instruments. Il serait d'une inconcevable sottise de la part du
membre de la famille préposé au ramassage du bois de se
plaindre qu'il pourrait en accumuler davantage si son frère l'aidait
toute la journée, au lieu d'aller pêcher le poisson
nécessaire au déjeuner familial. Chacun reconnaît avec
évidence qu'en ce qui concerne l'individu ou la famille isolée,
une occupation déterminée ne peut s'exercer qu'aux
dépens de toutes les autres occupations.
Les illustrations
simplifiées du genre de celles que nous venons de donner sont parfois
ridiculisées sous le nom de robinsonnades. Malheureusement ceux qui
les tournent le plus en ridicule sont ceux précisément qui en
ont le plus besoin, ceux qui ne saisissent pas le principe particulier
démontré par ce bien simple exemple, ou encore ceux qui le
perdent complètement de vue lorsqu'ils examinent l'incroyable
complexité d'une grande communauté économique moderne.
On le résout précisément grâce au système
des prix, grâce au changement continu qui s'opère dans les
apports entre prix de revient, prix de vente et bénéfices.
Les prix sont fixés par le
rapport entre l'offre et la demande, et à leur tour, ces prix influent
sur l'offre et sur la demande. Quand un article est demandé plus qu'un
autre, on offre davantage pour l'avoir, ce qui fait monter les prix et les
bénéfices. Comme il devient plus avantageux de fabriquer le dit
article plutôt que tout autre, ceux qui le fabriquaient augmentent leur
production, et d'autres personnes seront attirées vers cette
industrie. Il en résulte un accroissement de la production et une
baisse des prix, ce qui réduit les bénéfices, jusqu'au
jour où la marge de profit que laisse la fabrication de l'article en
question n'est plus supérieure à celle qu'on tire de la
production d'autres articles différents, dans d'autres industries
(compte tenu, bien entendu, des risques relatifs). A ce moment, ou bien la
demande de l'article considéré se met à faiblir, ou bien
la production s'accroît à un degré tel qu'il y a moins
d'avantage à le fabriquer qu'à fabriquer autre chose ;
peut-être même le fabrique-t-on à perte. En ce dernier
cas, les producteurs "marginaux", j'entends les moins adroits ou
ceux font les prix de revient sont les plus élevés, seront
éliminés du marché. L'article ne sera plus produit que
par les meilleurs fabricants, c'est-à-dire qui travaillent à
meilleur compte. La production de l'article diminuera ou du moins cessera
d'augmenter.
Ce processus est à
l'origine de l'idée selon laquelle les prix de vente sont fonction des
prix de revient. Cette doctrine, ainsi énoncée, est fausse. Ce
sont l'offre et la demande qui déterminent les prix, et la demande est
déterminée par le besoin plus ou moins grand que les gens ont
d'une chose, et par ce qu'ils ont offrir en échange. Il est exact que
la production est en partie déterminée par le prix de
revient, mais ce qu'un article a coûté à produire dans le
passé ne saurait en déterminer la valeur. Celle-ci
dépendra du rapport présent entre l'offre et la demande.
Mais les prévisions des industriels relativement à ce qu'un
article coûtera à produire, et à ce qu'il vaudra dans
l'avenir, détermineront l'extension de leur fabrication, et celle-ci,
à son tour, influera sur l'approvisionnement futur du marché.
Le prix d'un article et son coût marginal de production tendent donc
constamment à s'égaliser, mais ce n'est pas le coût
marginal de production qui influe directement sur le prix.
On peut donc comparer le
système de l'entreprise privée à un millier de machines,
réglées chacune par un "régulateur" quasi
automatique et qui pourtant sont toutes reliées entre elles et
interdépendantes, en sorte qu'elles marchent en fait comme une grande
machine unique. Nous avons tous observé le régulateur
automatique d'une machine à vapeur : il est généralement
constitué par deux boules ou deux poids mus par la force centrifuge.
Au fur et à mesure que s'accroît la vitesse de la machine, ces
boules s'éloignent du piston auquel elles sont reliées et
diminuent ainsi, ou ferment complètement, l'ouverture d'une soupape
qui régularise l'entrée de la vapeur et ralentit ainsi la
vitesse. Si au contraire la machine va trop lentement, les boules en
retombant, élargissent l'ouverture de la soupape, ce qui augmente la
vitesse. Ainsi chaque écart de la vitesse initiale met en jeu des
forces qui tendent à le corriger.
Il en est exactement de même
dans le monde économique où la demande relative de milliers de
machines se trouve régularisée grâce au système de
la concurrence des entreprises privées. Chaque fois que la demande
d'une marchandise s'accroît, la concurrence des acheteurs en fait
hausser le prix. Cela augmente les bénéfices du fabricant, et
cela même l'incite à produire davantage. Cela aussi incite les
fabricants d'autres produits à interrompre leur fabrication
antérieure et à se mettre à fabriquer ce produit qui est
d'un meilleur bénéfice. Mais alors ce produit inonde le
marché, tandis que d'autres se raréfient. Son prix tombe par
rapport à celui des autres et le fabricant n'est plus incité
à en accroître la production.
De la même manière,
si la demande d'un produit s'effondre, son prix, ainsi que le
bénéfice du fabricant, diminue, et la production s'en ralentit.
C'est ce dernier
développement de l'opération économique qui scandalise
ceux qui ne peuvent arriver à comprendre ce "système des
prix" qu'ils dénoncent. Ils l'accusent de créer la
rareté. Pourquoi, demandent-ils indignés, le fabricant
arrête-t-il la production des chaussures quand il arrive au point
où il ne retire plus aucun bénéfice de sa production ?
Pourquoi se laisse-t-il guider uniquement par l'appât du gain ?
Pourquoi se laisse-t-il guider par l'évolution du marché ?
Pourquoi ne fabrique-t-il pas de chaussures "jusqu'à la pleine
capacité des moyens de la technique moderne ?" Le système
des prix et de l'entreprise privée, concluent nos philosophes de la
"production en vue de l'utilité" n'est qu'une forme de
l'économie de rareté.
Ces questions et les conclusions
qu'on en tire proviennent, elles aussi, de l'erreur qui consiste à
considérer telle industrie isolément, de ne voir qu'un arbre et
d'ignorer la forêt. Il est certes nécessaire de fabriquer des
chaussures, mais il faut aussi produire des manteaux, des chemises, des
pantalons, des maisons, des charrues, des pelles, des usines, des ponts, du
lait et du pain. Il serait, en effet, absurde de continuer à fabriquer
des montagnes de chaussures en excédent, parce que cela est possible,
tandis que des centaines de besoins urgents resteraient non satisfaits.
Mais, dans une économie en
équilibre, nulle industrie ne peut se développer qu'aux
dépens des autres. Car, à tout moment, les facteurs de la
production sont en quantité limitée. Une industrie qui se
développe ne peut le faire que si elle s'assure la main-d'oeuvre,
la terre et le capital qui autrement seraient au service d'autres
entreprises. Et s'il arrive que cette industrie réduise ou
arrête ses fabrications, cela ne veut pas nécessairement dire
que l'ensemble de la production connaisse un déclin. Il se peut que la
réduction de production dans cette industrie n'ait fait que
libérer de la main-d'oeuvre et du capital,
ce qui va permettre à d'autres industries de naître et grandir.
Il est donc faux de conclure que si la production faiblit dans un secteur, la
production entière faiblit également.
On peut donc simplifier et
affirmer que tout objet n'est fabriqué qu'aux dépens d'un
autre. Les coûts de production eux-mêmes pourraient être
définis comme des choses qu'on a sacrifiées (les loisirs et les
plaisirs, les matières premières avec les divers emplois qu'on
aurait pu en faire) en vue de créer l'objet qu'on a choisi de faire.
Il s'ensuit que dans une
économie saine et dynamique, il est tout aussi essentiel de laisser
mourir les industries languissantes ou malades que d'aider à grandir
celles qui sont florissantes. Et ce n'est guère que le système
des prix tant décrié qui peut résoudre le
problème compliqué de savoir ajuster les unes aux autres les
quantités respectives qu'il y a lieu de produire dans les dizaines de
milliers de catégories d'objets et de services dont la
société a besoin. Ces sortes d'équations, effarantes de
complexité, trouvent leur solution presque automatiquement grâce
au jeu du système : prix, profits et coûts. Elles le trouvent
ainsi beaucoup mieux que si n'importe quel groupe de bureaucrates devait s'en
charger. Car elles sont résolues grâce à un
système où, chaque jour, chaque consommateur jette librement
sur le marché son bulletin de vote ou même une douzaine de
bulletins nouveaux.
Le bureaucrate qui voudrait
résoudre lui-même le problème ne donnerait pas
forcément aux consommateurs ce qu'ils désirent, mais
déciderait lui-même de ce qui leur convient.
Pourtant, bien que les
bureaucrates ne comprennent pas le système quasi automatique du
marché, ils ne cessent d'en être troublés et de vouloir
le corriger ou l'amender, la plupart du temps sous la pression
réitérée de certains groupes dont il sert ainsi les
intérêts particuliers.
Nous verrons, dans les chapitres
suivants, quelques-uns des effets de cette intervention.
Remerciements :
Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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