Vous ne le saviez pas, vous n’en aviez probablement jamais entendu parler,
vous n’en aviez absolument rien à faire jusqu’à présent, mais ça existe et vous
payez pour : le 22 avril dernier naissait le Commissariat général à la
stratégie et à la prospective, en remplacement du Centre d’analyse
stratégique. Oui, cela se passe en France.
Oui, cela existe en ce 21ème siècle où l’expérience a montré que la planification
soviétique et/ou centralisée ne marche pas, même pas en rêve, même pas sur un
malentendu. Les politiciens, qui se foutent maintenant ouvertement du
contribuable et du peuple français, n’ont pourtant pas hésité, malgré le track record calamiteux de ce genre d’initiatives, à la
renouveler une fois encore en créant ainsi un bidule dont l’ordre de mission
est, comme d’habitude, parfaitement agaçant puisque ce Commissariat général
prétend « apporter son concours au Gouvernement pour la
détermination des grandes orientations de l’avenir de la nation et des
objectifs à moyen et long termes de son développement économique, social,
culturel et environnemental ».
Ce qui, si on a deux sous de bon sens, ne veut absolument rien dire de
précis.
Et pour confirmer cette cataracte gluante de flou mou sans limite aux
coûts, eux, parfaitement identifiés (et aussi sans limite), le Commissariat a
entamé sa longue et belle carrière dans le n’importe quoi sans intérêt avec
un épais rapport de plusieurs centaines de pages, sorti ce 27 juin dernier.
Joie, bonheur et pavé littéraire inutile, il est disponible sous forme de
PDF, ici. Joie, bonheur et dimanche d’été, je l’ai rapidement
parcouru et, après une tempête de facepalm bien
méritée, en voici les meilleurs morceaux pour vous éviter de vous cogner si
roborative lecture.
La couverture annonce la couleur : présentant un robot Nao qui date de
2006 (ce qui fait 7 ans, soit 3 générations informatiques au bas mot), on
sent que l’ensemble du fastidieux travail réalisé avec les sous du
contribuable marquera d’une pierre blanche et décisive le chemin de
l’Internet en France vu par les pouvoir publics. Au-delà de la couverture, et
si l’on élimine la douzaine de pages dilatoires au début de l’ouvrage, il
faudra se frayer un chemin dans les différents chapitres en taillant à grand
coup de machette pour éliminer le feuillage de banalités consternantes sur le
mode « Internet forme sans doute l’innovation la plus importante de
la fin du XXe siècle, du fait de ses incidences sur les mécanismes
économiques, mais aussi de ses interférences avec le fonctionnement
social. », offert en première phrase d’introduction.
Je le conçois : ceux qui font ce genre de document doivent bien commencer
par quelque chose, mais avec le prix moyen de la ligne d’écriture attaché à
ce genre de rapports, on avouera qu’on peut sans mal se passer de ce genre de
clichés de remplissage (et je glisserai pudiquement sur les encarts
palpitants se demandant comment on doit écrire internet, avec un
« i » majuscule ou minuscule, les petits rappels sur les unités de
mesure, et autres nuggets d’information facile à
digérer mais qui auraient largement gagner à se trouver en annexe, pour
concentrer le texte sur le chargement utile ; ce serait drôle si ce n’était
pas tragique).
Une fois ce travail de débroussaillage mené, surprise, quelques
informations surnagent : d’ici quelques années, d’après ce rapport,
devrait apparaître un web sémantique, avec les débuts d’une intelligence
répartie. D’après les auteurs, le smartphone va
devenir la panacée des moyens d’accès au réseau (à mon avis, dans les 10 ans
qui viennent, il est plus que probable que ce moyen se fonde complètement à
notre environnement et que l’idée même de se trimballer avec un pesant joujou
sur soi pour communiquer sera vue comme délicieusement rétro à ce moment-là).
Mais, de façon générale, le rapport ne casse pas des briques. On y
retrouve quelques évaluations des tendances actuelles, et la partie prospective
est assez réduite. En revanche, les petits messages gouvernementaux,
étatistes plus ou moins affichés, pullulent dans une joyeuse agitation que le
lecteur inattentif pourrait prendre pour de la bonne humeur et de
l’objectivité. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact sociétal et
économique d’internet, on a le droit à ce genre de phrases surprenantes :
« L’impact d’internet sur l’emploi est donc vraisemblablement
négatif. »
Le rapport convient bien sûr qu’il est difficile de calculer l’impact
réel, et donc cette affirmation est à prendre avec des pincettes, mais elle
s’y trouve, ce qui montre que celui qui l’a écrite y croit (au moins un peu).
Décidément, le futur est plein d’avenir, mais c’est problématique mais pas
tant que ça, volée de bisous et en avant la fine pluie de tautologies pour
cacher le fait que, finalement, l’humanité gagne très largement en bien-être,
avec moins de travail … ce qui pose un gros problème. Mais si. Puisqu’on vous
l’écrit. Et bien sûr, le fait que l’arrivée d’internet coïncide avec la
sortie de la pauvreté d’un nombre croissant d’humains est purement fortuit.
Comme internet détruit l’emploi dans certains domaines dans les pays riches,
l’impact est « vraisemblablement négatif », et ne parlons
pas des 2 milliards d’individus qui sortent actuellement de l’extrême
pauvreté. On s’en fiche. Ils sont pauvres.
On n’échappera pas non plus à quelques pages un peu dégoulinantes sur
internet et le développement durable. Et en réalité, après une analyse
pointue, il semble qu’internet et les gros centres de traitement de données
sont de gros cochons énergétiques :
Les activités et requêtes pratiquées par des milliards d’utilisateurs,
comme par exemple chercher sur son mobile un restaurant auvergnat ou
thaïlandais près de l’Assemblée nationale, sont en fait très gourmandes en
capacité de stockage, de calcul et en énergie.
D’un autre côté, il est difficile d’évaluer combien de mégawatts
d’électricité ou de litrons de diesel ne seront pas cramés à tourner pour trouver
le restaurant en question et découvrir qu’il est en travaux. Il est difficile
d’évaluer le gain d’une vente par internet, qui se base la plupart du temps
sur des gestions de stocks quasiment en flux tendu, par rapport à une vente
traditionnelle qui mobilise des stocks locaux, le déplacement de l’acheteur
(avec, éventuellement, un accident de la route). En fait, la question
pourrait être « Combien de km d’embouteillages évite-t-on actuellement
avec internet et ces gros centres de traitement » ? Question à laquelle
il est bien sûr impossible de répondre, ce qui est fort pratique pour les
esprits chagrins de l’analyse de ce qu’on voit (et qui ne cherchent même pas
à regarder ce qu’on ne voit pas).
Et bien sûr, le rapport tombe aussi dans le panneau des petits mots doux
dont le caractère marketing fait bien dans la tendance lorsqu’on pond le
rapport, en 2013, et qui feront doucement rigoler en 2030, lorsqu’il s’agira
d’en faire le bilan. Le Cloud Computing fait assez
probablement partie de ce genre de buzz-words, tant
l’idée générale de la mise en commun de serveurs pour permettre un accès
décentralisé à des données est, en réalité et si on débarrasse le concept de
sa gangue marketing épaisse, parfaitement inhérent à internet lui-même.
Le constat, devant ce rapport, est malheureusement parfaitement convenu,
et je rejoins ici l’analyse qu’en a faite Guerric Poncet du Point : tout
ceci manque singulièrement de panache, de vision d’avenir, ce qui ne laisse
pas de surprendre pour un rapport censé nous présenter internet en 2030 et
dont tout montre qu’il nous ébauche vaguement l’internet de 2020 à tout
casser. Par exemple, la voiture autonome, qui existe déjà, est
promise à un avenir qui ne peut que bouleverser complètement la société
humaine, comme je l’avais évoqué dans un précédent article. Le rapport n’évoque même pas la
question. L’intelligence artificielle n’est même pas mentionnée dans le
rapport ; c’est un concept qui n’existe sans doute pas. Allez savoir.
S’y ajoute une vision
d’internet qui est elle
parfaitement raccord avec la façon dont les pouvoirs publics considèrent le
réseau des réseaux, à savoir comme une surcouche à ce qui existe déjà. Or,
internet est tout sauf, justement, un simple réseau de distribution d’eau,
d’électricité ou de chauffage. L’interaction informationnelle qu’il
représente apporte un tel changement dans les habitudes humaines, une telle
disruption, que cette façon de voir, délicieusement IVème république,
condamne à produire des prospectives résolument sépia, déjà dépassées une
fois le papier imprimé. Et puis surtout, c’est encore un énième rapport qui
recommande un renforcement des législations concernant Internet. Ça tombe
bien : la France était, en la matière, bien trop permissive…
Un pied dans le passé, le regard tourné vers un avenir à peine plus loin
que le bout de ses chaussures, la France du président Hollande avance à
petits pas comptés. À lire ce rapport, une conclusion saute aux yeux.
Ce pays est foutu.