Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Que peut-on voir dans l’annonce par la banque centrale chinoise de son
ajustement prochain du taux de change du yuan ? Un geste politique
symbolique, à la vieille du G20 de Toronto de la semaine prochaine,
devant la montée de la pression exercée en faveur d’une
telle décision ? Le début d’un réel
ajustement favorisant, comme il est espéré par ceux qui le
réclament le plus fort, la croissance américaine
?
Cette
décision est présentée comme pouvant réparer la
panne dans laquelle se trouve l’économie occidentale, en
réduisant le déséquilibre
global caractérisé de manière superficielle
comme commercial. Voulant tenter, dans les faits, de corriger les effets de
la mondialisation telle que le capitalisme financier l’a brutalement
dessinée. Qui a abouti à une désindustrialisation rapide
des pays développés,
et au processus inverse dans les pays émergents.
Non sans provoquer d’important dégâts. Sociaux des deux
côtés, lourdement environnementaux dans les seconds.
De ce
point de vue, une convergence a pu être décelée, des deux
côtés, dans l’aggravation des inégalités
sociales, cachées dans les pays émergents
par l’amélioration des conditions de vie de classes
intermédiaires qui s’y développent,
bénéficiant des retombées de la croissance du produit
intérieur brut (PIB). Au contraire encore dissimulée dans les
pays développés,
en raison de l’importance de celles-ci, en dépit de la
détérioration du statut de leurs couches inférieures.
Après
avoir crié au miracle économique, il a finalement
été reconnu que les émergents
devaient développer leur marché intérieur. Non pas parce
que leur modèle de croissance fondé sur les exportations
était générateur d’un déséquilibre
aggravé de la distribution de la richesse. Mais parce qu’il
rendait insoluble – la machine à fabriquer de la dette ne
pouvant plus y pourvoir comme auparavant – le problème de la
compensation de l’inégalité de cette distribution dans
les pays développés.
Induisant des déséquilibres qui n’ont rien de
commerciaux, mais seront sociaux et politiques.
A court
terme, la recherche du retour à un équilibre commercial est vue
d’une manière encore plus étroite, afin de favoriser le
retour d’une croissance permettant de réduire la bulle de la
dette publique. Une perspective qu’il va falloir abandonner, parmi
d’autres.
Un
rapport de l’OCDE intitulé « Le basculement de la
richesse » vient d’être publié, dont la
conclusion est sans équivoque. « La crise financière
et économique a accéléré cette transformation
structurelle de l’économie mondiale », déplaçant
le « centre de gravité économique de la
planète (…) vers l’Est et le Sud, des pays de l’OCDE
vers les pays émergents ». Le poids de ces derniers est en
train, si ce n’est déjà fait, de dépasser celui
des pays occidentaux. Plus inquiétant encore, c’est le commerce
que l’on dénomme Sud-Sud, qui est en plein essor. Contournant
ces mêmes pays et apportant à la demande occidentale une
réponse qui n’est pas exactement celle qui est
espérée.
Tout
occupé à l’analyse de ses moyennes statistiques,
l’OCDE néglige une constatation essentielle : le basculement de
la richesse n’est pas uniquement un phénomène
géographique. Il est aussi un phénomène social,
induisant non pas la réduction mais l’accroissement de la
distribution de celle-ci.
Toutes
les conséquences, comme on pouvait s’y attendre, n’ont
toutefois pas été tirées du changement
stratégique que représente le rééquilibrage global. Il
est plus commode d’en rester à ce niveau d’analyse des
flux commerciaux – et des parités des monnaies –
plutôt que d’aborder la problématique des modèles
de développement économique, ce qui aboutit à une remise
en cause inacceptable du système.
Les
financiers ne l’entendent pas ainsi, entendant – après
avoir induit la délocalisation de la production industrielle –
agrandir leur casino en y rajoutant une gigantesque aile consacrée
à la finance émergente. Etant déjà parvenus,
à force de bons conseils et de saines pratiques, à favoriser
l’émergence d’une formidable bulle immobilière en
Chine. Les travaux pratiques de l’école du capitalisme financier
y commencent mal.
La
question angoissante devant laquelle tous se trouvent au sein du bloc
occidental est désormais la suivante : sur quels gisements
d’activité va donc bien pouvoir repartir la croissance ?
Amenant certains, comme les Britanniques, à défendre bec et
ongles leur industrie
financière en raison de sa forte contribution au PIB.
D’autres à chercher dans la poursuite de leur modèle
exportateur leur salut, comme l’Allemagne et le Japon. Conduisant tout
le monde à s’engager sur une étroite planche de salut, le
« green business », préparant dans ce secteur
une grosse bousculade dont les pays
« émergents » pourraient tirer les marrons du
feu, compétitivité oblige.
Les plus
lucides fondent leur espoirs dans
l’élévation du niveau de vie et des salaires dans les
pays émergents
afin de réduire l’avantage compétitif qu’ils ont
eux-mêmes contribué à créer. S’illusionnant
sur le temps qui sera nécessaire pour que ce
rééquilibrage soit effectif. Sous-estimant les
dégâts qui entretemps devront être enregistrés.
L’issue
serait de remettre en cause la mondialisation telle qu’elle a
été engagée et de la remettre sur la voie d’une
coopération économique visant à combler – et non
pas à reproduire – les inégalités de toutes
natures qui sont à l’origine des profonds
déséquilibres actuels, qui ne seront sinon pas
surmontés, continuant de produire les mêmes effets.
A
l’inverse, toute idée de protectionnisme et de refuge
derrière des murs, quels qu’ils soient, est dans la pratique
illusoire – le point de non retour a été
dépassé – et renvoie à une détestable
interrogation : quel sera le sort de ceux qui n’auront pas le
bénéfice d’être réfugiés à l’intérieur
de la citadelle ?
La
décision des dirigeants chinois ne modifie pas la donne actuelle. Elle
va nécessairement être cosmétique, ne modifiant pas
substantiellement les flux commerciaux internationaux, comme
espéré par les Américains. L’appareil industriel
américain serait-il vraiment en mesure de prendre le relais et de
relancer une production nationale confiée aux Chinois ? On peut en
douter.
Le
développement du marché intérieur chinois, qui viendrait
en substitution de leurs exportations, est par ailleurs un lent processus
parsemé de nombreux obstacles. Pour s’en convaincre, il suffit
de se rappeler comment l’Union soviétique, qui
s’était sous Krouchtchev
assignée le même objectif, n’y était pas
réellement parvenue avant son effondrement. Les sociétés
bureaucratiques, cet étrange mode
de production pour lequel Karl Marx avait ébauché
une analyse avec le mode
de production asiatique ne brillent pas par leur grande souplesse
et capacité à évoluer. La Chine
d’aujourd’hui n’étant pas, bien entendu,
l’Union soviétique d’hier.
L’impasse
de la situation actuelle – l’emploi récurent de ce mot est
malheureusement inévitable – s’exprime de deux
manières similaires : les solutions monétaires qui sont
envisagées ne sont plus opérantes. Les banques centrales ne
parviennent pas à relancer la croissance en maintenant très bas
leurs taux – en contradiction avec la théorie – tandis que
les Etats n’ont aucune chance de régler l’angoissante
disparition de leur croissance. Que ce soit en modifiant aujourd’hui
les parités monétaires, ou en réformant demain le
système monétaire international. Si les faits sont rebelles
à la théorie, que faut-il changer des deux ?
L’équilibre
de la terreur – appelé aussi la guerre froide – a pu
être maintenu tandis que la capitalisme
financier faisait la démonstration de sa supériorité sur
les pauvres avatars d’un socialisme qui avait eu le mauvais goût
d’émerger dans des pays à faible niveau de
développement économique, contrairement aux prévisions
des révolutionnaires. Dans le camp des vainqueurs, les
idéologues croyaient que c’était acquis pour toujours.
Car il est bien connu que ce sont toujours ceux-ci qui écrivent
à leur façon l’histoire, dans l’attente que la
vérité historique puisse être établie.
Avec la
mondialisation, un autre équilibre était revendiqué,
économique et financier et non plus militaire. Mais il n’a pas
été trouvé et nous en sommes-là. Sans qu’il
soit encore reconnu – et pour cause – que remédier au
déséquilibre qui se poursuit, sans qu’il soit même
nécessaire de prédire de nouveaux épisodes de crises aiguës,
est une tâche hors de portée si l’on ne se résout
pas à de sérieuses mises en cause.
Ce que
nous vivons va bien au-delà de la fin des Trente glorieuses. Dans
l’immédiat, vu le simulacre de régulation
financière qui est en cours, les clefs de la maison sont toujours
confiées à ceux qui y ont mis l’incendie. Triste et
inquiétante constatation.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
|