Un article du New York Times :
Prospect
of WikiLeaks Dump Poses Problems
for Regulators par Andrew Ross Sorkin, attire l’attention sur le fait que les
documents que Wikileaks s’apprête
à diffuser à propos d’une grande banque, embarrasseront
davantage les régulateurs du monde financier que cette banque
elle-même.
C’est vrai. J’ai
eu entre les mains (dans le cadre de mon activité légitime au
sein de banques américaines !) les documents que l’OCC (Office
of the Comptroller of the Currency),
le régulateur des banques américaines, et l’OTS (Office
of Thrift Supervision), le régulateur des
caisses d’épargne, adressaient à l’entreprise pour
laquelle je travaillais, pour lui suggérer de modifier son
comportement dans tel ou tel domaine ou sur tel ou tel aspect de son
activité. Les régulateurs étaient bien informés,
mais infiniment compréhensifs. Une lettre assurant qu’il serait
apporté sans délai remède au problème
soulevé vous offrait un sursis d’un an au moins. Dans le pire
des cas, si le problème soulevé était vraiment
gênant, on pouvait toujours… changer de régulateur.
J’ai assisté à cela chez Countrywide
: quand l’OTS est devenu un peu trop pressant, la compagnie a changé
son statut de caisse d’épargne à celui de banque pour
dépendre dorénavant de l’OCC. Ici aussi, la transition
offrirait un sursis d’une durée confortable.
L’absence de
régulation ne découle donc pas du fait que les
régulateurs ne savent rien, mais du fait qu’ils n’agissent
qu’avec une extrême mollesse. Et la raison là, c’est
un rapport de force qui leur est défavorable. J’ai
rapporté dans Comment
on devient l’« anthropologue de la crise », une conversation
que j’avais eue (ou plutôt qu’avait eue avec moi) un
dirigeant de banque : « Il y a une chose que vous n’avez pas
l’air de comprendre mon petit Monsieur : le régulateur, ce
n’est pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non, ce n’est pas
comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai
quels sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en resteront
là. Un point c’est tout ! ».
Une simple question de rapport
de force. Mais comme on l’a vu avec la publication du livre The Big
Short de Michael Lewis, le fait que le public sache désormais
aussi ce que le régulateur savait déjà, modifie soudain
le rapport de force : on avait finance contre régulateur, et le
régulateur était KO au premier round mais avec
régulateur et opinion publique d’un côté, contre
finance de l’autre, on commence à faire attention aux points.
Bien sûr le
régulateur doit justifier alors le fait de ne pas avoir agi, bien
qu’il ait su. Mais on l’a vu à propos de l’audition de
représentants de la firme Goldman Sachs au sénat
américain, il existe une astuce à laquelle on peut avoir
recours : mettre en scène une audition, et prétendre que
l’on apprend tout le jour-même. Ce n’est pas très
convaincant, ne serait-ce que parce que certains des auditeurs ne pourront pas
s’empêcher de faire les malins, en posant des questions
insidieuses qui trahissent qu’ils en savent beaucoup plus qu’ils
ne le prétendent.
« Wikileaks
produira des documents dans lesquels des banquiers discutent de la
manière dont ils ont roulé un client, dont ils ont
maquillé leurs chiffres ou même comment ils ont roulé les
régulateurs dans la farine », suppute Sorkin
dans l’article du New York Times. Au vu de la turpitude de dirigeants
de grandes banques américaines, le même renversement du rapport
de force aura lieu : le régulateur obtiendra le renfort de
l’opinion publique.
La réaction des
autorités pourrait être la même que dans le cas des faits
rendus publics dans The Big Short : une
audition au Congrès ou au Sénat. Mais il y a un hic – et
un hic sérieux ! – Wikileaks a
été désigné comme organisation techno-terroriste
par le Vice-Président Joe Biden, ce qui suggère avec insistance que
l’on doive ignorer ce qu’elle raconte. Le régulateur aura
reçu le renfort de l’opinion publique, et celle-ci comprendrait
très mal qu’il n’intervienne pas vu la gravité des
faits révélés – même sur le tard, mais
l’information aura été procurée par une
organisation présentée comme terroriste dans un autre contexte
: celui des 250 000 câbles diplomatiques américains transmis
à la presse internationale. Peut-on traiter à la fois les
informations diffusées par Wikileaks comme
la propagande d’une organisation terroriste et comme des données
sur la foi desquelles la justice se doit d’intervenir ? La raison
d’État fait le premier choix et le peuple (quel empêcheur
de tourner en rond décidément !), le second.
Il y a là un
piège, et particulièrement machiavélique. Un certain nombre
de personnes doivent s’activer à l’heure qu’il est
pour que l’information sur les banques n’apparaisse jamais au
grand jour. Il y a deux semaines exactement, je signalais le début de la guerre civile techno ;
et ce n’est pas une « drôle de guerre » : il
s’y passe plein de choses !
Paul Jorion
pauljorion.com
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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