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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Il
y a comme une confusion et une précipitation montantes dans
l’air, rien sur le marché boursier ou sur le cours de
l’euro ne préfigurant une accalmie, comme si la crise
était rampante et durable et pouvait à tout moment jouer un nouveau
tour. Ce n’est pas seulement le cas en Europe, où le
gouvernement allemand continue de jouer en solo pour se faire entendre, mais
également aux Etats-Unis. A l’occasion, là-bas, du
bouclage de la loi de régulation financière, qui continue
d’être à rebondissements. Elle est pour l’instant
bloquée, un compromis sur les produits dérivés
n’ayant pu être trouvé, les banques jouant
l’intransigeance via leurs alliés au Sénat, après avoir
été pris à contre-pied.
La
face du monde – et la poursuite de la crise – ne vont pas pour
autant en être changés, mais il faut prendre cette situation
pour ce qu’elle est : l’expression d’une grande
indécision à propos de ce qu’il convient de faire, alors
que l’étau continue de se resserrer et les contradictions de
s’intensifier. Ce tunnel, décidément, est sans fin, et
a-t-il une issue ? Des dynamiques contradictoires s’affrontent avec
vigueur, entre ceux qui veulent reprendre le cours de leurs occupations
spéculatives et ceux qui doivent gérer les dégâts
que les premiers ont laissé derrière eux, sans en avoir les
moyens.
La
nouveauté est que les Allemands ont pris une initiative
qu’Angela Merkel a qualifiée de
début de campagne,
qui a joué son rôle de coup de pied dans la fourmilière,
à observer l’intense agitation qu’elle a suscité.
Dans le concert de refus de se joindre au gouvernement allemand qui a suivi
son annonce à propos des CDS, une mention d’honneur doit
être accordée à la Consob, le
gendarme de la Bourse italien, qui a immédiatement annoncé
qu’il n’envisageait pas de modifier l’actuelle
réglementation sur les ventes à découvert. Le même
jour où le substitut du parquet de Milan dressait un panorama
apocalyptique de l’exposition des collectivités locales
italiennes aux produits dérivés, un tiers de leur endettement
global – soit 33,5 milliards d’euros – auraient
été souscrits dans des actifs toxiques. « Ces bombes
exploseront à l’échéance des contrats »
a annoncé le magistrat.
Demain
vendredi, Wolfgang Schäuble devrait
présenter à ses collègues ministres des finances de
l’Union européenne un très sévère plan de
discipline budgétaire européenne, qui va ordonner les
débats avant d’être selon toute vraisemblance fortement
amendé. Car ce n’est plus un catalogue, mais un véritable
chemin de croix.
Nicolas
Sarkozy, ne pouvant plus continuer à tergiverser, cherche à
cette occasion à enfermer dans le piège d’un obstacle
constitutionnel – une version très édulcorée de la
loi allemande qui limite le déficit à 0,35% du PIB dès
2016 et impose l’équilibre aux régions à partir de
2020 – des mesures d’austérité qu’il ne sait
pas faire passer autrement. Il pourra toujours se réfugier
derrière la nécessité de l’appliquer.
Mais
les Allemands ont un second volet à leur plan, à propos duquel
le président Français freine des quatre fers : ils
manifestent une ferme volonté de réguler la finance, un
programme qui ne comprend pas uniquement la prohibition –
présentée jusqu’ici comme provisoire – de certains
CDS en Allemagne; ils promeuvent également un projet de taxe (sur les
transactions ou les établissements financiers, ce n’est pas
parfaitement clair), appuient une réglementation des hedge funds
qui isolerait sanitairement l’Europe des
Etats-Unis si ces dispositions sont maintenues, en discussion actuellement au
Parlement européen, et sont en faveur, enfin, de la création
d’une agence de notation européenne.
L’ensemble
peut être considéré comme péchant par
naïveté, mais cela n’enlève rien à la
détermination qui en est à l’origine. Les dirigeants
allemands veulent avancer à Toronto, et prévoient déjà
de continuer au G20 d’après, à Séoul. Ils
s’inscrivent dans un cadre européen dans
l’immédiat, quitte à laisser les Britanniques sur le bord
de la route, cherchant à agir et à ne plus se payer de mots.
Cela mérite d’être relevé, même si pour le
reste leur politique de crispation sur un acquis économique
déjà révolu n’a pas d’avenir à terme.
Les
Anglais se mettant eux-mêmes hors jeu afin de préserver au mieux
ce qu’ils attendent de la City, les Allemands gardent donc
l’initiative. En Europe, à propos du déficit
budgétaire, et au plan international sur la régulation
financière. Certes leur politique peut être
considérée comme un pis-aller ou même, pire, une totale
impasse, qui va se révéler. Elle peut être
critiquée à juste titre comme éludant la
question qui devrait dominer toutes les autres : quel va être le moteur
de la croissance d’une Europe dans le monde qui se prépare
? A quelles conditions l’euro pourra-t-il souder une
communauté de pays dissemblables si un projet ne les réunit
pas, assorti de son financement ?
Mais
pourquoi donc les Allemands sont-ils tant sur la brèche
? La mémoire est courte quand les
événements se succèdent à cadence si
rapprochée, car l’on devrait se rappeler la virulence avec
laquelle le gouvernement allemand précédent avait réagi
à propos de l’évasion fiscale au Luxembourg de certaines
de ses grosses fortunes, pour comprendre qu’il réagit de
même aujourd’hui, ses préoccupations du moment ayant un
retentissement international plus important. Le choix d’aller de
l’avant à propos de la régulation – non sans
hésitations en ce qui concerne la taxation financière –
va au-delà de considérations de politique intérieure
immédiates, illustrant simplement un nouveau rétrécissement
de ses marges de manoeuvre.
De
quoi procède l’attitude allemande, se demande-t-on donc de partout ? Les explications fleurissent en ordre
dispersé, aucune n’est en soi fausse mais toutes ont en commun
l’erreur de n’y rechercher que des raisons proprement nationales.
Il faut certainement faire la part dans les déclarations des uns et
des autres sur la faiblesse de l’euro ou sur ces
« marchés hors contrôle », d’une
dramatisation à consommation intérieure, mais aussi d’une
réelle inquiétude, non sans fondements. C’est sous cet
angle-là que la situation s’éclaire.
Deux
vérités peuvent donc être rappelées.
En
premier lieu que cette crise n’est pas européenne –
l’Europe n’est qu’un premier maillon fragile – mais
qu’elle est internationale et va se poursuivre dans l’ensemble du
monde occidental. Le FMI vient de rappeler à l’ordre le Japon,
lui suggérant avec fermeté de commencer à diminuer,
dès 2011, son déficit budgétaire, en augmentant
l’équivalent de sa TVA. Aux Etats-Unis, les alertes de la Fed sur
le même terrain se multiplient. Les Européens, faible
consolation, ne vont donc pas être seuls dans leur malheur. Une
situation se dessine où, dans de nombreux pays, un accroissement du
taux de la TVA semble inévitable, surtout aux Etats-Unis. Ce qui ne
sera pas une forte incitation au développement de la consommation, principal
moteur de la croissance, alors que le crédit est toujours en berne et
que ses mécanismes sont grippés. Simple dépression ou
déflation à l’arrivée ? Les paris sont
ouverts.
En
second, que si la crise de la dette publique occupe le devant de la
scène, pour des raisons qui tiennent à l’embouteillage
attendu sur les marchés obligataires, à propos duquel une
déviation obligatoire a été mise en place pour les
gouvernements, celle de la crise privée est toujours là,
sous-jacente et non résolue. Encore un oubli, dans cette suite
précipitée d’événements : depuis le
début de la crise, n’a-t-il pas été clairement dit
que le dégonflement de la dette privée était un phénomène
de longue haleine ? Nul n’est aujourd’hui en mesure de dire
de combien elle a maigri, ni ce qu’il lui reste à accomplir,
mais ce qui vient de se passer en Europe est là pour démontrer
que le régime ne peut pas être interrompu. Le plan de sauvetage
de la Grèce a été d’abord un plan d’aide aux
banques européennes, elles ne se sont d’ailleurs toujours pas
vraiment remises de ce dernier épisode, si l’on considère
la persistance des fortes tensions que l’on constate sur le
marché interbancaire.
Le
gros rapport que vient de publier le FMI sur la crise de la dette conforte
cette analyse, en ce sens qu’il ne considère pas le niveau
atteint par la dette publique comme insurmontable, et encore moins comme
justifiant les alarmes qui ont retenti de partout à son égard.
Ce qui en réalité est insupportable, ce sont les délais
dans lesquels la contraction de la dette devrait être
opérée, si l’on en croit les marchés, mais le FMI reste
silencieux à ce propos.
Un
rapport moins officiel vient également de paraître, nettement
plus instructif. Il a pour auteur l’Institute
for Management Development suisse, et
ne se contente pas de chiffrer prévisionnellement
les déficits budgétaires des pays occidentaux, qu’il
considère comme « une malédiction ».
Surtout, Il estime le temps qu’il faudra à de nombreux pays pour
ramener leur dette à 60% de leur PIB (critère de Maastricht
pour la zone euro, pris comme référence). Voilà le
résultat des calculs : 74 ans au Japon,
50 ans à l’Italie, 27 ans au Portugal et 25 ans à la
Belgique. Les Etats-Unis atteindront cet objectif en 2033, l’Islande en
2032, la Grèce en 2031, la France en 2029 et l’Espagne en 2019.
Evidemment, certaines dettes sont plus sensibles que d’autres à
certains facteurs, les calculs pouvant donner alors d’autres
résultats, par exemple les dettes contractées par un pays dans
une autre monnaie que la leur. On comprend toutefois, aux nombreux
aléas près, que nous sommes entrés dans une ou plusieurs
décennies d’austérité, et avons rompu avec ce qui
sous-tendait les précédentes.
Et
encore, tout n’est pas dit. Les quatre grands pays émergents
dits BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) doperont
l’économie mondiale et représenteront à eux seuls
les 2/3 de la croissance globale pour les cinq années à venir,
a assuré mercredi le ministre des Finances du Brésil, Guido Mantega. Ils caracoleront en tête du point de vue
du taux de croissance. Lors de la même occasion, à Madrid, le
ministre au Plan brésilien, Paulo Bernardo, a déclaré
: « Nous avons tous les outils pour être
d’ici dix ans une des économies les plus dynamiques au
monde ». Selon le FMI, le BRIC a suscité depuis 2000
environ la moitié de la croissance mondiale. Il prévoit
qu’ils contribueront à celle-ci à hauteur de 61%
dès 2014.
Il
est plus que temps d’intégrer dans l’analyse de la crise
et de sa suite prévisible cette donnée fondamentale. Et de la
combiner avec le temps qu’il va falloir aux pays occidentaux pour
éponger leur dette, aux conditions actuelles. Il y a un
côté dérisoire dans les batailles qui se jouent
actuellement, qu’elles portent sur la réduction des
déficits publics ou sur la régulation financière. La
crise actuelle n’a fait qu’accélérer un processus
déjà en cours, un pivotement du monde, qui n’est pas non
plus sans problèmes gigantesques du côté de ceux qui
sont présentés comme les vainqueurs.
La
Chine, qui exprime ses inquiétudes vis à vis de la crise
européenne – et de ses conséquences pour ses exportations
– semble avoir de très grandes difficultés à faire
face à sa propre bulle financière et immobilière,
constituée en un éclair grâce au plan de relance massif
du gouvernement. Le chemin qui l’amènerait à
rééquilibrer sa croissance en développant son
marché intérieur est semé d’obstacles et long
à parcourir. Dans tous les pays du BRIC, la croissance
économique se fait au détriment de l’environnement
à la vitesse « grand V » et à
l’accroissement des inégalités sociales. C’est le
prix à payer pour un rattrapage à marche forcée des pays
occidentaux désormais en panne, après avoir appliqué le
modèle d’une globalisation dont le système financier tire
les ficelles par-delà les frontières
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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