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Il y a cinquante quatre ans, Jacques
Rueff - à gauche sur la photographie ci-dessous - écrivait dans
un livre (2) conçu en l'honneur de Ludwig von Mises - à droite
sur la photo -, les lignes qui suivent.
Celles-ci sont d'une actualité tragique comme vous le remarquerez car
rien n'a changé. Les économistes écoutés
des politiques et autres médiats s'entêtent à tenter
d'éloigner le fond de l'impasse où ils cheminent depuis le XIXème
siècle, les pires moyens pour y parvenir n'étant jamais exclus.
Ludwig von Mises est un avis
rara dans ce XXe siècle qui est le nôtre car il
considère la raison comme un instrument valide et efficace, même
dans l’étude des questions qui concernent la science
économique.
Selon lui,
«Tout ordre social donné a été conçu et
projeté avant d'être réalisé. [. . .]
Tout état existant des affaires sociales est le produit
d’idéologies préalablement conçues. [. . .]
L’action est toujours dirigée par des idées » [3]
Le titre même de son grand livre, L’action
humaine, est en lui-même et à la fois une
affirmation et un refus.
Il indique ce qui, pour son auteur, constitue le véritable
problème économique, ce qui est mis en relief par le
comportement des hommes en ce qui concerne les choses qu’ils
désirent, les choses appelées richesses.
Et il montre que le vrai problème économique est
complètement englobé dans l’étude de tel
comportement, qu'il ne consiste pas seulement dans une analyse des
«processus objectifs qui s’opèrent tout à fait
indépendamment de la volonté humaine.» [4]
Mises considère que l’organisation sociale est dépendante
et en conformité avec les idées mêmes qui
l’inspirent.
C'est simplement un système de voies et moyens pour atteindre
certaines fins.
Il est convaincu que la grande majorité des gens s’accordent sur
ces fins.
En conséquence, le problème économique est seulement
celui du choix des moyens par lesquels les hommes peuvent réaliser,
avec efficacité et au moindre coût, les résultats
désirés.
Ce problème constitue un objet de la science et est ouvert à
seulement deux types de solution, celles qui sont efficaces et celles qui ne
le sont pas.
La raison – et seulement la raison – nous rend capables de
choisir entre elles.
«L’homme n’a qu’un seul outil pour combattre
l’erreur : la raison.» [5]
C’est la tâche de l’économiste de dire à
l’homme politique quel système il doit mettre en place de
façon à donner aux hommes ce qu’ils veulent, et non pas
tout le contraire.
Par cette attitude, Mises se distingue des autres économistes.
La plupart de ses collègues prennent la structure sociale comme un
fait qui ne peut être changé en aucun cas par la volonté
des hommes.
Les marxistes expliquent cela comme une révélation de
l’histoire.
Les non-marxistes la regardent comme le produit inévitable d’une
évolution technique qui a donné lieu à un capitalisme de
grandes unités, aux monopoles, cartels et trusts.
Les marxistes et les non-marxistes imputent, de la même façon,
à nos économies modernes une rigidité qui les met
presque complètement à l’abri du mécanisme des
prix.
Pour les deux groupes, toute doctrine fondant l’établissement et
le maintien des équilibres économiques sur le mouvement des
prix est fausse, vaine, et dépassée.
Selon eux, c’est la tâche de l’économiste de
découvrir les bons processus qui garantissent l'ordre
économique sans recourir à la régulation spontanée.
Le total de la somme de ces processus constitue la nouvelle science de
l’économie qui est exigée par l’état
réel du monde dans lequel nous vivons.
Il est vrai – Mises ne le niait pas – que l'économie
contemporaine est plus rigide que celle qui existait avant que les
associations d’employeurs et les syndicats ouvriers
enrégimentent une grande partie des forces de production.
L’essentiel, cependant, est que l’inélasticité
actuelle de nos sociétés est beaucoup plus le résultat
de leur caractère institutionnel que de la nature des techniques
appliquées.
Ce sont des institutions établies par des hommes et voulues par eux
qui immobilisent prix, salaires et taux d’intérêt.
Ce sont ces mêmes institutions qui accordent la protection sans quoi
les oligopoles ou les monopoles dans leur quasi-totalité ne pourraient
jamais exister.
Si, ensuite, ces institutions sont voulues par des hommes, c’est parce
que les économistes n’ont pas réussi à les
convaincre que ces institutions conduisent et doivent conduire à des résultats
diamétralement opposés à ceux désirés et
attendus être atteints.
En fait, la rigidité caractéristique de la plupart des
économies contemporaines, et en particulier de plusieurs
économies, n'a été rendue possible que par le silence
des économistes.
S’ils n'avaient pu que jeter une lumière
révélatrice sur les conséquences sociales qu’une
telle rigidité ne pouvait manquer de susciter et sur les privations et
souffrances qu'elle devait nécessairement engendrer, la
rigidité n’aurait pu être ni établie ni maintenue.
La législation française sur les loyers, par exemple, a
été inspirée par des considérations sociales
louables.
Et pourtant, elle est une formidable source de malheur et de désordre.
Toute personne de bonne foi et avec tant soi peu de connaissance du
mécanisme des prix aurait pu prévoir les effets sociaux
tragiques.
Mais non ! Les rares avertissements qui avaient vraiment prédit les
malheureuses conséquences ont toujours été
refusés par le chœur des hommes complaisants, anxieux par-dessus
tout de ne pas s’opposer aux solutions voulues par l’opinion
publique et acceptées par les gouvernements.
Il serait cruel d’insister sur l'apprentissage des raisons de la
renonciation pratiquement universelle de la pensée.
Leibnitz a déjà indiqué que
«Si la géométrie s’opposait à nos passions
et à nos intérêts présents autant que la morale,
nous ne la contesterions pas moins et violerions ses lois.
Et cela en dépit de toutes les preuves offertes par Euclide et
d’Archimède, qu’on traiterait alors d'élans de fantaisie
et croirait pleines d'erreurs.
Et dans ce cas, Joseph Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit
contre Euclide et Archimède, ne seraient pas aussi chiches de
disciples qu’ils le sont désormais. » [6]
Ce que ce philosophe a dit de la morale s’applique avec encore plus de
validité à l’économie politique.
Mais s’il n'y a que quelques esprits dans le domaine de la science
économique qui sont restés fidèles à Euclide et
Archimède, sans doute le plus marquant, le plus efficace et le plus
déterminé est Ludwig von Mises.
Avec un enthousiasme infatigable, avec courage et foi sans borne, il
n’a jamais cessé de dénoncer les raisons fallacieuses et
les contre-vérités avancées pour justifier la plupart de
nos nouvelles institutions.
Il a démontré, au sens le plus littéral du mot, que,
tout en prétendant contribuer au bien-être de l’homme, ces
institutions ont été les sources immédiates de la
misère et de la souffrance et, finalement, les causes des conflits, de
la guerre et de l’esclavage.
Aucune considération ne le détourne le moins du monde du chemin
escarpé où sa froide raison le guide.
Dans l’irrationalisme de notre ère, il est resté une
personne de raison pure.
Ceux qui l’ont entendu ont souvent été
étonnés d’être dirigés par le
bien-fondé de son raisonnement dans des endroits où ils
n’avaient jamais osé aller du fait de leur timidité trop
humaine.
Sa personne et ses idées m'ont toujours remémoré
l’histoire de Monsieur Teste où Paul Valéry personnifie
l’intelligence dépourvue de toute faiblesse et la raison sujette
seulement à sa logique absolue et à la certitude de ses propres
conclusions.
Dans les mots qui suivent, l’un des auditeurs de Monsieur Teste
rapporte les sensations qu'il a ressenties en l’écoutant :
«Il me brise l’esprit d’un mot et je me vois comme un vase
défectueux que le potier a mis au rencart.
Il est aussi dur, monsieur, qu’un ange.
Il ne se rend pas compte de sa force : il trouve des mots inattendus qui sont
trop vrais, qui accablent les gens, les réveillent au milieu de la
folie à quoi ils sont confrontée, tous attrapés
d’être ce qu’ils sont, dans les mailles de la vie, dans la
sottise.
Nous vivons dans le confort, chacun dans son absurdité, comme des
poissons dans l’eau, et nous ne percevons jamais, sauf par chance,
toute la stupidité que contient la vie d’une personne
raisonnable. » [7]
Et le même auditeur poursuit :
«Il y a en lui je ne sais quelle effrayante pureté, quel
détachement, quelle force indéniable et quelle lumière.
Je n’ai jamais observé une telle absence de confusion et de
doute dans une intelligence qui est aussi profondément industrieuse.
On ne peut lui attribuer aucun malaise d’âme, aucune ombre de
coeur. » [8]
Si nous comparons la ruse de l’irrationalité économique
à l’intransigeance imperturbable de sa pensée lucide,
Ludwig von Mises a sauvegardé les fondements d’une science
économique rationnelle dont la valeur et l’efficacité ont
été démontrées par ses travaux.
Par ses enseignements, il a semé les graines d’une
régénération qui portera ses fruits dès que les
hommes recommenceront une fois de plus à préférer les
théories qui sont vraies aux théories qui leur plaisent.
Quand ce jour viendra, tous les économistes reconnaitront que Ludwig
von Mises mérite leur admiration et leur gratitude.
Car c'est lui qui, au milieu de la confusion d’une science qui tend
à démentir les raisons de sa propre existence, a inlassablement
affirmé les droits de la raison, sa suprématie sur la
matière, et son efficacité dans l’action humaine.
Notes.
[1] Titre original en anglais The
Intransigeance of Ludwig von Mises. Le texte a
été publié uniquement en anglais. Cf. http://mises.org/misestributes/rueff.asp
[2] Mary Sennholz (ed) (1956), On
Freedom and Free Enterprise: Essays in Honor of Ludwig von Mises,
D. Van Nostrand, Princeton, N.J., pp. 13–16.
[3] Ludwig von Mises (1949), Human
Action, Yale University Press, New Haven, p. 188.
[4] Joseph Staline, Les problèmes économiques
du socialisme en U.R.S.S., Ed. Sociale, p. 4.
[5] Ludwig von Mises, op.cit.,
p. 187.
[6] Gottfried Leibnitz, Nouveaux
Essais, I.II.12.
[7] Paul Valéry, Monsieur
Teste, N.R.F., p. 86.
[8] Ibid., p.
104.
Dix ans plus tard, Ludwig von Mises écrira, à son tour, un
article dans un livre conçu en l'honneur de Jacques Rueff - pour
l'anniversaire de ses soixante-dix ans -.
Il l'intitulera "On Some Atavistic Economic
Ideas" : j'ai eu l'occasion de le publier, en français, sur ce
blog, il y a deux ans, le 25 novembre 2008.
J'y ai ajouté quelques compléments qui nous amènent
à aujourd'hui.
Georges
Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de
Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du
séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi
les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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