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1. Les
forces motrices de l'économie
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L'état stationnaire de l'économie est un moyen auxiliaire de la
spéculation théorique. Dans la vie, il n'y a rien de permanent.
Car les conditions dans lesquelles s'exerce l'économie sont soumises
à de perpétuels changements, que les forces humaines ne
sauraient empêcher.
On peut
réunir en six groupes principaux les influences qui maintiennent
l'économie en perpétuel mouvement. D'abord et en
première ligne il faut placer les changements qui s'accomplissent dans
la nature au milieu de laquelle on se trouve. Il ne s'agit pas là
seulement des grands ou petits changements des conditions climatiques ou
autres de ce genre. Il faut compter aussi dans ce premier groupe les
changements que produit l'action des hommes sur la nature, par exemple l'épuisement
du sol, des ressources en bois ou en minéraux. Viennent ensuite, en
second lieu, les changements dans le nombre et la composition de la
population, puis dans l'importance et les éléments du capital,
les changements dans la technique de la production, dans l'organisation
sociale du travail et enfin les changements dans les besoins de la population(1).
De toutes les causes
de changement, la première est de beaucoup la plus importante. Il est
possible – ne discutons pas pour l'instant cette possibilité
– qu'une communauté socialiste règle le mouvement
démographique et la formation des besoins de telle sorte que ces deux
éléments ne troublent plus l'équilibre
économique. Alors, il serait peut-être aussi possible que tout
changement cessât dans les autres conditions de l'économie.
Cependant la communauté socialiste ne pourra exercer la moindre
influence sur les conditions naturelles de l'économie. La nature ne
s'adapte pas à l'homme: c'est l'homme qui doit s'adapter à la
nature. Même la communauté socialiste devra tenir compte des
variations naturelles; elle sera forcée d'envisager les
conséquences des grands événements élémentaires;
il lui faudra tenir compte du fait que les forces et les trésors de la
nature ne sont pas inépuisables. Dans le cours tranquille de
l'économie socialiste, des troubles pénétreront donc de
l'extérieur, l'empêchant, aussi bien que l'économie capitaliste,
de rester stationnaire.
2.
Changements démographiques
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D'après la conception naïve du socialisme, il y a sur terre assez
de biens pour que chaque homme soit heureux et satisfait. S'il est des hommes
qui manquent du nécessaire, cela est dû à des
institutions sociales défectueuses, qui d'une part entravent la force
protectrice et d'autre part, par suite d'une inégale
répartition, attribuent trop aux riches et trop peu aux pauvres(2).
Le
principe de population de Malthus et la loi du rendement décroissant
ont mis fin à ces illusions. Caeteris paribus,
au-delà d'une certaine mesure, l'accroissement de la population ne
marche pas de pair avec un accroissement proportionnel des moyens de
subsistance. Au-delà de cette limite (surpopulation absolue), le
contingent de ressources en biens pour chaque individu diminue. Que cette
limite, étant donné les circonstances, soit déjà
atteinte ou non, est une question de fait qui ne doit pas être
confondue avec l'étude et la connaissance de la question de principe.
Sur cette question,
les socialistes diffèrent d'avis. Les uns rejettent purement et
simplement les principes de Malthus. Aucun écrivain n'a
été combattu au XIXe siècle plus vivement que Malthus.
Les ouvrages de Marx, Engels, Dühring et autres regorgent d'insultes
contre Malthus, le « calotin »(3).
Mais, ils ne l'ont pas refusé. Aujourd'hui, l'on peut
considérer comme définitivement closes les discussions sur la
loi de la population. L'on ne conteste plus non plus la loi du rendement. Il
est donc inutile d'insister sur les écrits qui repoussent ou ignorent
cette doctrine.
D'autres socialistes
croient dissiper toutes les objections en attirant l'attention sur
l'accroissement inouï de la production. Il faudra d'abord examiner si
vraiment l'on peut compter dans la communauté socialiste sur un
accroissement de la productivité. En admettant que cet accroissement
se réalise, cela ne changerait rien au fait qu'à chaque
situation donnée de la productivité correspond un maximum
idéal du chiffre de la population au-delà duquel toute
augmentation de la population amène forcément une diminution
pour chaque individu de sa part de revenu du travail. Si l'on veut
réfuter la validité de la loi de population et de la loi du
rendement décroissant dans la société socialiste, il
faudrait prouver que chaque enfant, né en plus du chiffre idéal
de la population, apporte en naissant une telle amélioration de la
productivité, que la part individuelle des revenus n'en sera pas
diminuée.
Un troisième
groupe affirme qu'on aurait tort de s'alarmer, attendu que
l'expérience démontre qu'avec l'accroissement de la
civilisation, avec la rationalisation toujours plus poussée de
l'existence, avec les exigences accrues des besoins, l'accroissement de la
population se ralentit. Mais on oublie que le chiffre des naissances ne
baisse pas parce que le bien-être augmente, mais que la cause en est la
« moral restraint ». Pour l'individu, tout
prétexte à n'avoir pas d'enfants cesse dès l'instant
où la fondation d'une famille peut avoir lieu sans sacrifices
personnels parce que l'entretien des enfants incombe à la
société. Au fond, c'est la même conclusion fallacieuse
que celle de Godwin, lorsqu'il montrait qu'il y a « a principle
in human society » qui enferme toujours la population dans les
limites fixées par les possibilités en moyens de subsistance.
Malthus a dégagé l'essence de ce mystérieux principe(4).
Sans
réglementation par la contrainte du mouvement démographique,
une communauté socialiste est impossible. La société
socialiste doit être suffisamment armée pour empêcher que
le chiffre de la population dépasse un certain maximum ou minimum.
Elle doit chercher à maintenir toujours ce chiffre de population
idéal qui permet d'attribuer à chacun la plus grande part
possible du revenu commun. Comme toute autre forme de société,
elle est forcée de considérer comme un mal et le
dépeuplement et le surpeuplement. Mais comme les mobiles y font
défaut qui, dans une société reposant sur la
propriété privée des moyens de production, harmonisent
le nombre des naissances et la quantité des moyens de subsistance,
elle devra prendre elle-même en main le règlement de ces
questions. Nous n'avons pas besoin d'examiner ici quelles seront les mesures
de détail prises en vue de la réalisation d'une politique
démographique. Il ne nous intéresse pas davantage de savoir si,
à côté de ces mesures, la communauté socialiste
cherchera ou non à réaliser un programme d'eugénisme et
d'amélioration de la race. Ce qui est sûr, c'est qu'une
communauté socialiste peut instaurer « l'amour
libre », mais non l'enfantement libre. Il ne saurait être
question du droit à l'existence pour chaque nouveau-né, tant
qu'on n'aura pas obvié aux naissances indésirables. De telles
naissances, il y en aura aussi dans la communauté socialiste; des
enfants naîtront pour qui « au grand banquet de la nature
aucun couvert ne sera mis », et auxquels on intimera de
disparaître le plus vite possible. Toute l'indignation suscitée
par ces paroles de Malthus n'y changera rien.
3.
Variations de la demande
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Il ressort des principes auxquels le socialisme doit se conformer dans la
répartition des biens de jouissance, qu'il ne peut laisser libre cours
au développement des besoins. Si le calcul économique existait
dans la communauté socialiste, et si donc une estimation, même
approximative, du coût de la production était possible, on
pourrait laisser à chaque associé la faculté de
décider librement de ses besoins dans le cadre des unités qui
lui sont attribuées pour sa consommation. Chacun pourrait ainsi
choisir selon ses préférences. Sans doute, il pourrait arriver
que, par suite de la mauvaise volonté du directeur de la production,
par suite de la mauvaise volonté du directeur de la production, par
suite d'un faux calcul exagérant les frais généraux leur
incombant, par suite d'une fabrication mal comprise, les biens de jouissance
devinssent beaucoup trop chers. Il ne resterait plus alors aux
associés lésés d'autres moyens de défense que la
lutte politique contre le gouvernement. Tant qu'ils seraient en
minorité, il leur serait impossible d'établir autrement les
comptes ou d'améliorer la production. Mais leurs revendications
trouveraient déjà quelque appui dans le fait que la plus grande
partie au moins des facteurs en question peuvent être exprimés
en chiffres, et qu'ainsi la question se trouverait relativement
clarifiée.
Mais puisque dans la
communauté socialiste il n'y a pas de calcul économique, il
s'ensuivra forcément que toutes les questions touchant la
détermination des besoins ressortiront au gouvernement. Les
associés, pris dans leur ensemble, exerceront sur cette
détermination la même influence que sur tout autre acte du
gouvernement. L'individu y aura exactement la part qu'il a dans la formation
de la volonté générale. La minorité devra
s'incliner devant la volonté de la majorité. Elle ne trouvera
aucune protection dans le système de la représentation
proportionnelle, qui de par sa nature ne vaut que pour des élections
et non pour des votes sur telle ou telle action.
La volonté
générale, c'est-à-dire la volonté des
maîtres du moment, assumera donc les fonctions qui dans
l'économie d'échange reviennent à la demande. Quels sont
les besoins les plus importants et qui par conséquent doivent
être d'abord satisfaits, ce n'est pas l'individu qui en
décidera, mais le gouvernement.
La demande deviendra
ainsi beaucoup moins variée, beaucoup moins variable aussi que dans
l'économie capitaliste, où les forces qui tendent à la
faire varier sont incessamment agissantes, tandis qu'elles manquent dans
l'économie socialiste. Comment des novateurs réussiraient-ils
à imposer à la majorité leurs idées qui
s'écartent des errements traditionnels? Comment un chef pourrait-il
secouer la torpeur des masses indolentes? Comment les déterminer
à quitter de vieilles habitudes que leur âge a rendues
chères pour les échanger contre ce qui est nouveau et meilleur?
Dans l'économie capitaliste où chacun peut régler sa
consommation d'après ses moyens, il suffit de persuader un individu ou
quelques individus qu'ils trouveront dans une telle nouvelle voie une
meilleure satisfaction de leurs besoins. Les autres suivront peu à peu
leur exemple. L'acclimatation progressive d'une nouvelle manière de
satisfaire les besoins est accélérée du fait que les
revenus sont inégalement répartis. Les plus riches accueillent
d'abord les nouveautés et s'habituent à s'en servir. Ainsi ils
donnent un exemple que les autres s'efforcent de suivre. Lorsque les classes
supérieures ont une fois adopté une certaine habitude de vie,
la production en reçoit une impulsion, elle cherche à
améliorer la fabrication, afin que les classes pauvres aient
bientôt la possibilité de marcher sur les traces des riches.
C'est la fonction du luxe de promouvoir le progrès. La
nouveauté « est le caprice d'une élite avant de
devenir un besoin public et une nécessité. Le luxe
d'aujourd'hui est le besoin de demain »(5).
Le luxe est le fourrier du progrès, car il développe les
besoins latents et rend les gens insatisfaits. Les prédicateurs de
morale, qui condamnent le luxe, en arrivent, s'ils sont tant soit peu
conséquents, à considérer le manque relatif de besoins
des animaux errant dans la forêt, comme l'idéal d'une existence
morale.
4.
Changements dans la grandeur du capital
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Les biens-capitaux qui entrent dans la production s'y usent plus moins
rapidement. Et cela ne vaut pas seulement pour les biens dont on se compose
le capital en circulation, mais aussi pour ceux dont se compose le capital
fixe. Eux aussi sont consommés plus ou moins vite par la production.
Pour que le capital ne diminue pas, ou pour qu'il s'accroisse, il faut
toujours de nouvelles interventions de ceux qui dirigent la production. Il
faut veiller à ce que les capitaux usés dans la production
soient reconstitués et qu'en plus nouveau capital soit
créé; le capital ne se reproduit point pas
génération spontanée.
Dans une
économie entièrement immobile, ces opérations n'ont pas
besoin d'être préparées par une pensée
réfléchie. Lorsque dans l'économie tout demeure
immuable, il est aisé de constater ce qui a été
consommé et de décider des mesures à prendre pour en
assurer le remplacement. Il en va tout autrement pour une économie
soumise à des changements. La direction de la production et les procédés
de fabrication sont en perpétuelle transformation. Ici il ne s'agit
pas seulement de remplacer les installations hors de service et les produits
semi-ouvrés tels qu'ils étaient antérieurement, mais de
mettre à leur place quelque chose de meilleur ou qui corresponde du
moins mieux à la nouvelle tendance des besoins. Ou bien le
remplacement des capitaux consommés dans une branche de production qui
doit être restreinte se fait par l'investissement de nouveaux
biens-capitaux dans d'autres branches de production qui doivent être
agrandies, ou créées. Pour entreprendre des opérations
aussi compliquées, il faut calculer. Sans calcul économique, le
calcul des capitaux est irréalisable. L'économie socialiste,
qui ne peut procéder à des calculs économiques, se trouve
ainsi complètement désarmée en présence d'un des
problèmes fondamentaux de l'économie. Avec la meilleure
volonté, il ne lui sera pas possible de procéder aux
opérations intellectuelles lui permettant de mettre en harmonie
production et consommation de telle sorte que, au moins, la valeur globale du
capital soit maintenue, et que l'excédent seulement soit
affecté à la consommation.
Mais en dehors de ces
difficultés qui à elles seules sont déjà
insurmontables, il existe encore bien d'autres obstacles qui s'opposent
à une économie rationnelle des capitaux dans la
communauté socialiste.
Tout maintien du
capital et tout accroissement de capital nécessitent des frais. Ils
imposent le renoncement à des jouissances actuelles pour en obtenir en
échange de plus abondantes dans l'avenir. Dans l'économie
reposant sur la propriété privée des moyens de
production, ces sacrifices sont accomplis par les propriétaires des
moyens de production, et par ceux qui en restreignant leur propre consommation
sont en voie de le devenir. Ils tirent ainsi une traite sur l'avenir, dont
ils ne recueilleront pas seuls les avantages. Ils devront les partager avec
les ouvriers, attendu qu'avec l'accroissement du capital, caeteris
paribus, la productivité marginale et donc le salaire montent.
Mais le fait seul de ne pas gaspiller (c'est-à-dire de ne pas
épuiser le capital) et économiser (c'est-à-dire
accroître le capital) est avantageux pour eux et suffit à les
inciter au maintien et à l'accroissement du capital. L'impulsion dans
ce sens est d'autant plus forte, que leurs besoins actuels sont plus
abondamment satisfaits. Car la décision en faveur de la satisfaction
future des besoins est d'autant plus facile, que les besoins actuels qui ne
peuvent être satisfaits apparaissent moins pressants. Dans la
société capitaliste, c'est l'inégalité dans la
répartition des revenus et de la fortune qui remplit la fonction de
conserver et d'accroître le capital.
Dans l'économie
socialiste, le maintien et l'accroissement du capital sont la tâche de
la collectivité organisée, de l'État. L'utilité
d'un emploi rationnel du capital est le même que dans l'économie
capitaliste. L'avantage du maintien et de la formation nouvelle du capital
profite également à tous les membres de la collectivité,
et les frais en sont aussi supportés également par tous. La
décision quant à l'administration du capital est remise aux
mains de la communauté, d'abord de la direction économique, et
indirectement de tous les associés. Ils devront décider, s'il
faut produire plus de biens de jouissance ou plus de biens de production,
s'il faut choisir pour la production des processus plus courts, mais
procurant un moindre bénéfice, ou bien des processus plus
lents, mais qui procurent de plus importants bénéfices. On ne
peut savoir quelles seront ces décisions de la majorité. Les
hypothèses à ce sujet n'ont pas de sens. Le point de
départ de ces décisions est autre que dans l'économie
capitaliste. Dans cette dernière, l'épargne est une affaire qui
intéresse les plus industrieux et les plus riches. Dans
l'économie de la collectivité socialiste, la décision
tranchant la question: doit-on épargner ou non, devra être prise
par tous sans distinction, y compris donc les plus paresseux et les plus
prodigues. De plus, il ne faut pas oublier que l'aisance incite à
épargner, impulsion qui ici fera complètement défaut. Il
faut aussi remarquer que l'on laissera libre carrière à la
démagogie des chefs et de ceux qui veulent devenir des chefs.
L'opposition sera toujours prête à montrer que l'on devrait
mettre davantage à la disposition des besoins actuels qu'ils ne
conviendrait de le faire et le gouvernement sera assez porté à
gaspiller pour se maintenir plus longtemps au pouvoir. Après nous le
déluge est une vieille maxime gouvernementale.
Les expériences
faites jusqu'ici avec l'administration du capital par des organismes
officiels ne permettent pas d'espérer que les futurs gouvernements
socialistes feront preuve d'une grande capacité d'épargne. En
général, de nouvelles installations n'ont été
créées que lorsque les sommes nécessaires avaient
été fournies par l'emprunt, c'est-à-dire par l'esprit
d'épargne des citoyens. Avec l'argent des impôts et autres
revenus publics, on a rarement rassemblé un capital. Par contre, on
pourrait citer de nombreux exemples montrant que la valeur globale des moyens
de production appartenant à des organismes officiels avait
diminué parce que, pour décharger le plus possible le budget
des dépenses, on avait négligé de les maintenir en bon
état.
Le
gouvernement soviétique a proclamé son intention de
réaliser un grand programme d'investissement, le plan quinquennal. La
crédulité avec laquelle dans le monde entier on accueille les
nouvelles répandues par les bolchévistes a fait
déjà croire à beaucoup qu'en Russie le capital
était en voie de formation.
Le plan quinquennal
est un plan destiné à réaliser les mesures
économiques qu'exige une guerre ouverte contre toutes les autres
nations. Les bolchévistes trouvent insupportable de n'être pas
encore aujourd'hui suffisamment autarciques pour pouvoir transformer les
hostilités dissimulés en hostilités
déclarées. Aussi veulent-ils poursuivre en grand leurs
armements. Ils créent des installations pour se libérer de
l'étranger en ce qui touche l'armement, le matériel de guerre
et les articles d'industrie les plus indispensables. Les crédits
consentis par les entreprises industrielles d'Europe et d'Amérique
leur en fournissent les moyens. C'est en fait tout à fait
caractéristique de l'aveuglement probolchévique, de voir des
pays comme l'Allemagne et l'Autriche dont les finances sont si faibles, se
porter garants de ces crédits. La formation du capital en Russie
s'accomplit ainsi: l'étranger accorde à la Russie des crédits,
que les Russes ont bien l'intention de ne jamais rembourser. La suppression
de la propriété privée figure à leur programme et
un de ses articles institue évidemment la caducité de tout
contrat de dettes(6). La formation du capital n'est
donc pas le fait de l'épargne réalisée en Union
Soviétique, mais de l'épargne réalisée en pays
capitaliste. Que les Russes meurent de faim n'est pas une preuve qu'ils épargnent
et constituent du capital. Ils meurent de faim parce que la production
socialiste ne rend pas. Le communisme russe ne constitue pas de capital; il a
dévoré la majeure partie du capital amassé en Russie
avant le bolchévisme, et il continue à confisquer le capital que
d'autres ont amassé dans les pays d'économie capitaliste.
5. Les
changements caractéristiques de l'économie collective
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Tout ce qui vient d'être dit montre assez que même dans
l'économie socialiste il ne saurait y avoir à l'état pur
de situation stabilisée. Non seulement les changements incessants dans
les conditions naturelles de l'économie s'y opposent, mais aussi les
changements dans le nombre de la population, dans la contexture des besoins,
dans l'importance du capital sont des forces toujours agissantes, qu'on ne
s'imagine pas absentes de l'économie socialiste. Tous ces
bouleversements amèneront-ils aussi des changements dans
l'organisation sociale du travail et dans les procédés de
production? C'est une question, qu'étant donné ces
circonstances, on peut laisser sans réponse. Car si l'économie
a une fois quitté l'état stationnaire, il est sans
intérêt de savoir si les hommes méditent quelque
nouveauté et s'ils essaient de la réaliser dans
l'économie. Dès qu'à la stabilité a
succédé partout le mouvement, tout ce qui se produit dans
l'économie est innovation. Même si c'est quelque chose d'ancien
que l'on répète seulement dans un milieu nouveau, ce quelque
chose d'ancien produit d'autres effets qui en font aussi une
nouveauté.
Cela ne veut pas dire
que l'économie socialiste progresse. Changement économique et
progrès économique ne sont pas du tout la même chose.
Qu'une économie ne soit pas à l'état statique, ne prouve
pas que par là même elle progresse. Un changement dans
l'économie résulte déjà d'un changement dans les
conditions qui la régissent. Si les conditions changent,
l'économie change aussi. Seuls constituent un progrès
économiques les changements qui s'accomplissent dans une direction
précise, celle qui nous rapproche du but économique, à
savoir: pourvoir les hommes de biens aussi abondants que possible. L'idée
de progrès est prise ici sans acception de valeur. S'il est pourvu aux
besoins d'un plus grand nombre d'hommes, ou pour le même nombre
d'hommes, mais en plus grande abondance, alors l'économie est en
progression. La valeur du progrès économique ne se laisse pas
mesurer exactement; il n'est pas prouvé que ce progrès rende
les hommes « plus heureux », mais cela n'a rien
à voir avec le problème qui nous occupe.
Les voies que le
progrès peut suivre sont nombreuses. L'organisation économique,
la technique de la production, peuvent être améliorées,
la constitution du capital augmentée. Bref, il y a beaucoup de voies
qui mènent au but(7). La société
socialiste s'y engagera-t-elle?
Admettons que la
société socialiste réussît à confier aux
personnes les plus compétentes la direction de l'économie.
Seulement, comment ces personnes, si géniales soient-elles,
pourront-elles agir rationnellement, s'il n'est pas possible de faire des
calculs et des comptes? Rien que cela suffirait à faire échouer
toutes les tentatives du socialisme.
Dans l'économie dynamique, toute action économique est
accomplie en vue d'une situation future encore incertaine, elle inclut un
risque, elle est spéculation.
La spéculation
a une très mauvaise presse auprès de la masse, incapable de
spéculer avec succès et auprès des écrivains
socialistes de toute nuance. Le littérateur et le fonctionnaire
étrangers aux affaires sont remplis de jalousie et de colère
à l'égard des spéculateurs, et des chefs d'entreprises
qui réussissent. C'est à leur ressentiment que nous devons les
essais de nombreux économistes qui cherchent à découvrir
de subtiles différences entre la spéculation d'une part, et
d'autre part la production créatrice de véritables valeurs, le
commerce « légitime »(8).
En réalité, toute économie qui s'écarte de
l'économie statique pure est spéculation. Entre le brave artisan,
qui promet de livrer dans les huit jours à un prix
déterminé une paire de souliers et un charbonnage qui
cède pour des années la vente de ses produits, il n'y a qu'une
différence de degré. Celui qui place son argent en valeurs de
père de famille à revenu fixe, sans parler même du risque
encouru du fait de la solvabilité du débiteur, se livre aussi
à une spéculation. Il achète de l'argent à terme,
comme le spéculateur en coton fait pour le coton. L'économie
est nécessairement spéculation, parce qu'elle est
organisée en fonction d'un avenir incertain. La spéculation est
le lien intellectuel qui rassemble les diverses actions économiques en
cet ensemble intelligent qu'est l'économie.
On attribue en
général le rendement médiocre – et bien connu
– des entreprises économiques collectives au fait qu'avec un tel
système les intérêts de l'individu ne sont pas
suffisamment reliés au résultat du travail. Si l'on arrivait
à faire comprendre à chaque citoyen que son propre zèle
est intimement lié au rendement du travail collectif, dont il lui
vient une quote-part, si on lui insufflait la force morale nécessaire,
pour résister aux tentations de paresse et de négligence, alors
l'exploitation collective connaîtrait un rendement aussi abondant que
les entreprises privées. Le problème de la socialisation serait
donc un problème moral. Il suffirait d'élever le niveau
intellectuel et moral des individus que l'affreuse époque capitaliste
a rebaissé, pour assurer à l'économie collective
socialiste une possibilité d'existence. Tant qu'on n'en sera pas
arrivé là il y aura lieu de stimuler le zèle au travail
des individus par des primes ou autres encouragements.
Nous avons
déjà montré que la productivité dans la
communauté socialiste était fatalement réduite au
minimum parce qu'il manquait à chaque individu une impulsion efficace
lui permettant de surmonter la peine du travail. Mais à cet obstacle
qui existe déjà dans l'activité économique
collective à l'état statique s'en ajoute un autre qui est
propre à l'économie dynamique. C'est la difficulté que
rencontre la spéculation dans la communauté socialiste.
Dans l'économie
fondée sur la propriété privée des moyens de
production, le spéculateur est intéressé au plus haut
point au succès de la spéculation. En cas de succès, il
y trouve, tout le premier, son avantage. En cas d'insuccès c'est lui,
d'abord, qui y perd. Le spéculateur est au service de la masse, mais
lui-même ressent d'autant plus vivement le succès ou l'insuccès
de son action, que ses gains ou ses pertes comparativement à ses
moyens sont beaucoup plus importants que comparativement à la fortune
collective de la société. Plus il est heureux dans ses
spéculations et plus il dispose de moyens de production, et plus
s'accroît son influence sur la direction des affaires de la
société. Moins il est heureux dans ses spéculations et
plus sa fortune se réduit en même temps que son influence sur
les affaires. Ses mauvaises spéculations l'ont-elles ruiné,
alors il disparaît des rangs de ceux qui sont appelés à
diriger l'économie.
Dans l'économie
collective, il en va autrement. Là le directeur de l'économie
n'est intéressé au gain et à la perte qu'en tant que
citoyen – un citoyen parmi des millions d'autres. Son action
décide du destin de tous. Il peut conduire le peuple à la
richesse. Il peut tout aussi bien le précipiter dans le besoin et la
misère. Son génie peut apporter le salut à
l'humanité, son incapacité ou sa négligence peuvent amener
la ruine ou l'anéantissement. Bonheur et malheur sont dans ses mains
comme aux mains de la divinité. Pour réaliser sa tâche,
il faudrait que ce directeur de l'économie socialiste fût un
dieu. Son regard devrait embrasser tout ce qui est important pour
l'économie. Il lui faudrait un jugement infaillible capable
d'embrasser la situation des contrées les plus éloignées
et les nécessités des temps futurs.
Il est évident
que le socialisme serait immédiatement réalisable, si un dieu
omniscient et tout-puissant daignait descendre en ce bas-monde pour
régir les affaires humaines. Mais tant qu'on ne peut compter sur ce
miracle, il est peu vraisemblable que les hommes accordent à un homme
comme eux une telle puissance et lui attribuent un tel rôle. Les hommes
ont leurs propres pensées, leur propre volonté, c'est un des
faits fondamentaux de toute vie en société dont le
réformateur social est bien obligé de tenir compte. Comment
admettre que, tout d'un coup et pour toujours, les hommes consentent à
devenir le jouet d'un homme comme eux, fût-ce le plus sage et le
meilleur?
Si l'on renonce
à mettre aux mains d'un seul la direction de l'économie, il
faudra bien qu'elle dépende des décisions prises par une
majorité dans des commissions, offices, assemblées de
conseillers et, en dernière ligne, par la majorité de la
population tout entière. Mais on suscite par là ce danger qui
mène infailliblement à la ruine toute économie
collective: la paralysie de l'initiative et de la responsabilité. Il
devient alors impossible d'introduire des innovations, parce que l'on
n'arrive pas à entraîner la masse des membres qui composent les
conseils compétents. Si, étant donné
l'impossibilité qu'il y a de faire prendre toutes les décisions
par un seul homme, ou par un seul corps de conseillers, on se met à
créer de nombreuses instances qui prendront chacune leurs
décisions, la situation n'en deviendra pas meilleure. Toutes ces
instances ne seront que des subdivisions de la direction unique,
exigée par le socialisme en tant qu'économie
centralisée, et dirigée d'après un plan unique. On ne
peut leur laisser aucune liberté, parce que cela est incompatible avec
l'unité de la direction. Ces instances, forcément liées
aux instructions de la direction supérieure finissent par perdre tout
sentiment de responsabilité.
Tout le monde
connaît l'image que présente l'appareil de l'économie
socialiste: une multitude de fonctionnaires, jaloux de leurs attributions,
qui s'ingénient à empêcher qui que ce soit de
pénétrer dans le cercle de leurs attributions et qui
s'efforcent cependant à faire faire par d'autres le plus gros de leur
travail. Cette bureaucratie si affairée offre un remarquable exemple
de paresse. Rien n'avance, à moins d'une impulsion extérieure.
Dans les exploitations étatisées d'une société,
où pour le reste existe encore propriété privée
des moyens de production, l'impulsion pour des réformes ou pour des
améliorations des procédés de production est
donnée par les chefs d'entreprise, qui, en tant que fournisseurs de
pièces et de machines, espèrent y trouver profit. Les directions
des exploitations publiques ne procéderaient jamais
d'elles-mêmes à une innovation; elles se contenteraient d'imiter
ce que des entreprises privées auraient déjà
réalisé. Du jour où toutes les exploitations seraient
étatisées, on n'entendrait plus guère parler de
réformes et d'améliorations.
7.
L'économie socialiste et les sociétés par actions
|
Une des assertions courantes, et erronées, du socialisme dit que les
sociétés par actions représentent une sorte
d'anticipation de l'exploitation socialiste. Le raisonnement est le suivant:
les directeurs des sociétés par actions ne sont pas propriétaires
des moyens de production et cependant, sous leur direction, les entreprises
prospèrent. Si, à la place des actionnaires, la
société (l'État) entre en possession des moyens de
production, il n'y aura pas de changement. Les directeurs ne travailleraient
pas plus mal pour l'État qu'ils ne font pour les intérêts
des actionnaires.
On s'est figuré
que dans les sociétés par actions la fonction de chefs
d'entreprises incombait aux actionnaires et que tous les organes de cette
société n'exerçaient leur activité qu'en tant
qu'employés des actionnaires. Cette conception a
pénétré la doctrine juridique; aussi a-t-on entrepris
d'édifier le droit des sociétés par actions sur cette
base. Par cette, idée la pensée commerciale sur laquelle est
fondée l'organisation de ces sociétés a
été faussée et l'on n'est pas encore arrivé
aujourd'hui à trouver pour elles une forme juridique leur permettant
de travailler sans conflits; c'est pour cette raison que partout le
système des sociétés par actions est affecté de
vices graves.
Jamais et nulle part
il n'y a eu de sociétés par actions florissantes qui eussent
répondu à l'idéal des juristes étatistes. Les
sociétés par actions n'ont obtenu d'heureux résultats
que lorsque leurs directeurs commerciaux avaient un intérêt
personnel, primordial, à la prospérité de la
société. La vitalité et les possibilités de
développement des sociétés par actions ont leur origine
dans l'association qui unit, d'une part, les directeurs de la
société – qui, la plupart du temps, disposent d'une
partie, sinon de la majorité des actions – et d'autres part, les
autres actionnaires. C'est seulement lorsque les directeurs de l'affaire ont
le même intérêt à la prospérité de
l'entreprise que tout propriétaire, c'est seulement lorsque leurs
intérêts coïncident avec ceux des actionnaires, que les
affaires sont menées dans l'intérêt de la
société par actions. Lorsque les directeurs de l'affaire ont
d'autres intérêts que ceux d'une partie, de la majorité,
ou de l'ensemble des actionnaires, les affaires sont menées à
l'encontre des intérêts de la société. Car dans
toutes les sociétés par actions, que le bureaucratisme n'a pas
stérilisées, les véritables maîtres dirigent
toujours les affaires dans leur propre intérêt, que cet
intérêt coïncide ou non avec celui des actionnaires. Une
part importante du bénéfice réalisé par
l'entreprise leur revient, les échecs de l'entreprise les touchent en
première ligne: il y a là pour la prospérité de
l'entreprise, une condition préalable essentielle. Dans toutes les
sociétés par actions florissantes, ce sont des hommes –
peu importe leur situation du point de vue juridique – qui exercent une
influence décisive. Le directeur général, sorte de
pseudo-fonctionnaire, issu assez souvent des cadres de l'administration
officielle et dont la qualité principale est d'entretenir de bonnes
relations avec les dirigeants politiques, le directeur général
n'est pas le type d'homme à qui les sociétés par actions
sont redevables de leurs succès. Le véritable animateur, le
véritable promoteur est le directeur intéressé à
l'affaire et qui en possède des actions.
Sans doute la doctrine
socialiste-étatique ne veut pas admettre ce fait; elle s'efforce de
plier les sociétés par actions à une forme juridique
dans laquelle elles doivent forcément dépérir. Elle ne
veut voir dans les directeurs de sociétés que des
fonctionnaires l'étatiste voulant peupler le monde entier de
fonctionnaires. L'étatiste combat aux côtés des
employés et ouvriers organisés corporativement dont les gros
appointements des directeurs excitent la colère; l'étatiste se
figure sans doute que les bénéfices des sociétés
naissent par génération spontanée et sont amoindris par
les appointements des directeurs. Et finalement, on se tourne aussi contre
les actionnaires. La doctrine la plus récente demande:
« étant donné le développement des
idées morales, que ce ne soit plus l'intérêt particulier
des actionnaires qui décide, mais l'intérêt et la
prospérité de l'entreprise, sa valeur économique,
juridique et sociologique permanente, indépendamment des
intérêts d'une majorité changeante d'actionnaires
changeant eux-mêmes ». On veut donner aux administrations
des sociétés une position très forte qui rende aux
administrations des sociétés une position très forte qui
rende leur pouvoir indépendant de la volonté de ceux qui ont
apporté la majeure partie du capital des actions(9).
Que dans
l'administration des sociétés par actions prospère des
« mobiles altruistes » aient jamais prévalu est
une pure invention. Les essais tentés pour transformer le droit des
sociétés par actions d'après l'idéal
irréel des économistes étatistes ne sont jamais
arrivés à faire des sociétés par actions une section
de « l'économie administrative » à
laquelle on rêvait. Elles en ont simplement ruiné la structure
économique.
Cf.
Clark, Essentials
of Economic Theory, New-York, 1907, pp. 131.
2.
Cf. Bessel, p. 340. À ce propos, Bebel cite les vers bien connus du poète
Heine.
3.
Cf. Heinrich Soetbeer, Die
Stellung der Sozialisten zur Malthusschen Bevölkerungslehere,
Berlin, pp. 33., pp. 52., pp. 85.
4.
Cf. Mathus, t. II, pp. 245.
5. Cf. Tarde, Les
lois sociales, Paris, 1898, p. 29; cf. les nombreuses exemples
cités par Roscher, Ansichten der Volkswirtschaft vom geschichtlichen
Standpunkt, 3e éd. Leipzig, 1878, t. I, pp. 112.
6. Jusqu'ici, les Russes ont payé leurs
traites à échéance. Mais pour le faire, ils ont recours
à des crédits nouveaux et importants, de sorte que leur dette
s'accroît d'année en année.
7. Sur les difficultés que dans
l'économie collective socialiste rencontreraient l'élaboration
et surtout la réalisation d'innovations techniques cf. Dietzel, Technischer
Fortschritt und Freiheit der Wirtschaft, Bonn et Leipzig, 1922, pp. 47.
8. Cf. la critique pertinente de ces
aspirations, pleines de bonnes intentions plus que de perspicacité
scientifiques, dans: Michaelis, Volkswirtschaftliche Schriften, Berlin, 1873,
t. II, pp. 3. et: Petrisch, Zur Lehre von der Überwältzung der
Steuren mit besonderer Beziehung auf den Borsenverkehr, Gratz, 1903, pp.
28.
9. Pour la critique de ces doctrines et
tendances cf. Passow, Der Strukturwandel der Aktiengesellschaft im Lichte
der Wirtschaftsenquete, Iéna, 1930, pp. 1.
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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