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1.
Sélection des individus et choix d'une profession
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La communauté socialiste est une grande association autoritaire dans laquelle
on ordonne et on obéit. C'est cette notion que l'on cherche à exprimer avec
les mots: « économie planifiée » et « suppression de
l'anarchie dans la production ». On peut comparer la communauté
socialiste, en ce qui concerne la structure interne, avec une armée. Du
reste, un certain nombre de socialistes aiment assez à employer le mot:
« armée du travail ». Comme dans une armée, tout, dans la
communauté socialiste, est dans la dépendance des dispositions prises par la
direction supérieure. Chacun doit occuper la place qui lui est assignée et y
rester aussi longtemps qu'il n'est pas muté. L'homme en tout cela n'est
jamais que l'objet des actions de ses supérieurs. L'individu ne s'élève que
si on lui donne de l'avancement; il décline, si on le dégrade. Il n'est pas
nécessaire de décrire plus longuement cette situation que du reste tout sujet
d'un État bureaucratique connaît.
La
nomination à toutes les places doit se faire d'après l'aptitude personnelle.
Pour chaque place, on doit choisir celui qui présente les meilleures
aptitudes, sous réserve qu'il ne soit pas plus utile dans un poste plus
important. C'est là ce qu'exigent les règles fondamentales de toute
organisation autoritaire systématique réalisée, par exemple du mandarinat
chinois et de la bureaucratie moderne. Le premier problème qu'il s'agit de
résoudre dans l'application de ce principe est la désignation de l'organe le
plus élevé. Il n'y a ici qu'une seule solution: le recours à une mystique,
sous ses deux formes possibles, la forme oligarchico-monarchique et la forme
démocratique. Le ou les directeurs suprêmes sont désignés par la grâce divine
qui s'épanche sur eux. Ils possèdent une force et des facultés surnaturelles,
qui les élèvent au-dessus des autres mortels. Se révolter contre eux, ce
serait non seulement attenter à l'ordre terrestre mais en même temps
enfreindre les lois divines et éternelles. C'est là le fondement des
théocraties, des aristocratie alliées au clergé, et de la royauté « des
oints du Seigneur ». Et c'est aussi l'idéologie du régime despotique des
bolcheviks en Russie. Appelé par l'évolution historique à remplir une tâche
particulièrement auguste, le bolchevisme, aile avancée du prolétariat, se
pose en représentant de l'humanité; il exécute les choses nécessaires, il parfait
le plan du monde. Lui résister est le plus grand de tous les crimes. Mais
tous les moyens lui sont permis à lui dans la lutte contre ses adversaires.
Sous un vêtement nouveau, il est la réincarnation de la vieille idéologie
théocratico-aristocratique.
Voilà maintenant la solution de la démocratie. Elle consiste à en appeler
partout à la décision de la majorité. À la tête de la collectivité, doit être
mis celui ou ceux qui ont été désignés par la majorité des suffrages. Cette
théorie est aussi, comme l'autre, imprégnée de mysticisme, avec cette
différence que la grâce n'est plus le privilège d'un homme ou de quelques
hommes. La grâce s'étend à tous. La voix du peuple est la voix de Dieu.
Dans la Cité du Soleil de
Thomas Campanella, on voit cela très clairement. Le régent que l'assemblée du
peuple élit, est en même temps grand-prêtre, et son titre est « le
Soleil » ou le « métaphysicien »(1). Dans
l'idéologie de la société autoritaire, la démocratie n'est pas appréciée
d'après ses fonctions sociales, mais en tant que moyen de connaissance de
l'absolu(2).
D'après la conception charismatique, l'organe suprême transmet la grâce qui a
été départie à tous ceux qui dépendent de lui en leur conférant des emplois.
Le simple mortel est élevé au-dessus de la masse par sa nomination comme
fonctionnaire. À partir de ce moment, il vaut plus que les autres. Sa valeur
s'accroît encore tout particulièrement lorsqu'il est en service. Est-il
capable et digne de remplir son emploi? Il est défendu d'en douter. La
fonction fait l'homme.
Si l'on fait abstraction de leur valeur apologétique, toutes ces théories
sont purement formelles. Sur la manière dont s'effectue la désignation du
pouvoir suprême elles sont muettes. Elles ignorent si les dynastes et les
aristocrates sont arrivés au pouvoir en tant que guerriers favorisés par le
sort. Elles ne donnent aucun renseignement sur le mécanisme de la formation
des partis qui porte au pouvoir le chef de la démocratie. Elles ignorent les
mesures prises par le chef suprême pour passer au crible et choisir les
candidats au fonctionnariat.
Il faut pour cela certaines organisations, parce que autrement seul un
souverain omniscient pourrait s'en tirer. Comme il ne peut pas lui-même se
former un jugement sur l'aptitude de chaque individu, il doit laisser à ses
auxiliaires le soin de nommer à tout le moins les fonctionnaires subalternes.
Mais pour ne point laisser dégénérer en arbitraire le pouvoir dont ceux-ci
disposent, il faut leur fixer certaines limites. Finalement, ce n'est plus la
véritable aptitude qui joue, mais la preuve formelle de l'aptitude, preuve
procurée par: examens, fréquentation de telles ou telles écoles, services
accomplis, pendant un nombre d'années fixé, dans une position subalterne,
etc. Tout le monde est d'accord sur les défectuosités de cette méthode. Pour
bien administrer des affaires, il faut d'autres qualités que pour passer un
examen, même si dans cet examen sont comprises certaines matières qui ont
plus ou moins de rapport avec l'exercice de la profession de fonctionnaire.
Celui qui a bien rempli un poste subalterne n'est pas forcément apte à un
poste supérieur. Il n'est pas vrai que pour apprendre à commander, le mieux
est d'apprendre à obéir. L'âge ne peut pas non plus remplacer les capacités
personnelles. Bref, le système est défectueux. Pour le justifier, on peut
dire seulement qu'on ne trouve rien de mieux à mettre à sa place.
Dans ces dernières années, on a commencé à traiter les problèmes de
l'aptitude professionnelle selon les méthodes de la psychologie expérimentale
et de la physiologie. Beaucoup s'en promettent un succès qui pourrait être
d'un grand secours pour le socialisme. Il n'est pas douteux que dans la
communauté socialiste, il faudra organiser sur une grande échelle et avec des
méthodes plus souples, quelque chose qui corresponde aux examens médicaux du
conseil de révision décidant de l'aptitude au service. Il faudra examiner
ceux qui prétextent quelques faiblesses physiques pour se dérober à des travaux
désagréables ou pénibles avec autant de soin que ceux qui se pressent vers
des travaux plus agréables, mais pour lesquels ils ne sont point faits. Quel
serait le rendement de ces méthodes? On arriverait tout au plus à tracer,
encore assez vague, une limite aux actes d'arbitraire les plus grossiers des
autorités. Les plus chauds partisans de ces méthodes seront bien forcés de le
reconnaître. Dans tous les domaines du travail où il ne faut pas seulement du
muscle et des sens bien développés, de telles méthodes sont absolument
inapplicables.
2. Art et Littérature, Science et
Presse
La société
socialiste est une société de fonctionnaires. Cela caractérise assez bien le
genre de vie qui y prédomine et l'état d'esprit des membres qui la composent.
Ce sont des gens qui attendent de l'avancement, qui ont toujours au-dessus
d'eux un supérieur vers qui ils lèvent anxieusement les yeux, des gens qui ne
comprennent pas la connexion qui existe entre la satisfaction de leurs
besoins et la production des biens, parce qu'ils jouissent d'appointements
fixes. Depuis environ un demi-siècle, on a vu naître ce type d'homme eu peu
partout en Europe, et surtout en Allemagne. L'habitus psychologico-social
de notre époque en a été profondément influencé.
La communauté socialiste ne connaît pas le libre choix d'une carrière. Chacun
doit faire ce dont il a reçu mission, et aller là où il est envoyé. Il n'en
peut être autrement. Nous montrerons plus tard quelles suites cela comporte
pour le développement de la productivité du travail. Pour l'instant, nous
voulons d'abord parler de la place qui revient dans la communauté socialiste
à l'art, à la science, à la littérature et à la presse.
Les bolchevismes russe et hongrois ont dispensé de l'obligation générale du
travail ceux que des juges spéciaux avaient officiellement reconnus comme
artistes, savants ou écrivains; ils les ont pourvus des ressources
nécessaires à leur travail et leur ont alloué un traitement. Les autres, qui
n'avaient pas reçu l'estampille officielle, étaient astreints aux obligations
du travail général et ne recevaient aucune aide pour l'exercice de leur
activité artistique ou scientifique. Quant à la presse, elle avait été
étatisée.
C'est là la solution la plus facile du problème et assurément la seule qui
corresponde à la structure de la communauté socialiste. Le fonctionnariat est
étendu au domaine de la production intellectuelle. Quiconque ne plaît pas aux
maîtres souverains n'a pas le droit d'être sculpteur, peintre, chef d'orchestre;
ses oeuvres ne doivent être ni imprimées, ni représentées. Que la décision en
ces matières ne soit pas laissée au libre jugement de la direction
économique, mais à l'avis d'une commission d'experts ne change rien à la
chose. Au contraire, on reconnaîtra que ces commissions composées
naturellement de personnes d'un certain âge et d'une réputation déjà établie,
de talents reconnus et appréciés, sont encore moins aptes que les gens qui ne
sont pas du métier, à encourager les jeunes talents qui s'écartent des
anciens dans leurs tendances et dans leurs conceptions et qui les dépassent
peut-être en valeur. Mais quand même le peuple entier serait appelé à
décider, l'éclosion et le développement des natures indépendantes, volontiers
en révolte contre l'art et les opinions traditionnels, n'en seraient pas
facilités. De pareilles méthodes n'enfantent qu'un art d'épigones.
Dans l'Icarie de Cabet, l'on n'imprime aussi que les livres qui
plaisent à la République. La République soumet à un examen les livres datant
de l'ère présocialiste et fait refondre ceux dont on peut encore tirer
quelque parti. On brûle ceux que l'on considère comme dangereux ou inutiles.
Si l'on objecte à de pareilles mesures qu'elles ne font que rappeler Omar
incendiant la Bibliothèque d'Alexandrie, Cabet estime cette objection
inopérante, car, dit-il, « Nous faisons en faveur de l'humanité ce que ces
oppresseurs faisaient contre elle: nous avons fait du feu pour brûler les
méchants livres, tandis que des brigands ou des fanatiques allumaient des
bûchers pour brûler d'innocents hérétiques. »(3) Évidemment,
en se plaçant à ce point de vue, on ne comprendra jamais ce qu'est le
problème de la tolérance. Tous les hommes – à l'exception de peu scrupuleux
opportunistes – sont persuadés de la justesse de leurs propres convictions.
Si cette persuasion seule suffisait à établir le principe de l'intolérance,
alors tous ceux-là auraient raison, qui revendiquent l'intolérance et
entendent persécuter ceux qui ne pensent pas comme eux(4).
Revendiquer la tolérance restera toujours l'apanage des faibles. La force,
qui permet d'opprimer les faibles, amène avec elle l'intolérance. Et alors il
n'y a entre les hommes que guerre et inimitié. Une coopération paisible des
membres de la société est impossible. La politique libérale, elle, veut la
paix et demande la tolérance pour toutes les opinions.
Dans la société capitaliste, plusieurs voies s'ouvrent devant l'artiste et le
savant. S'ils ont de la fortune, ils peuvent librement marcher vers leur but;
ils peuvent trouver de riches mécènes; ils peuvent aussi être fonctionnaires
publics. Ils peuvent encore essayer de vivre du produit de leur travail
créateur. Chacune de ces voies, surtout les deux dernières, ont leurs
dangers, car elles peuvent influer sur la production créatrice. Il peut
arriver qu'un homme, qui apporte ou qui pourrait apporter à l'humanité de
nouvelles valeurs, sombre dans la misère et le malheur. À cela, il n'est pas
possible de remédier efficacement. L'esprit créateur est novateur, il faut
qu'il se fraie un chemin, qu'il s'impose, qu'il détruise les vieilles idoles
pour en mettre de neuves à leur place. On ne peut même pas songer à lui
éviter cet effort, à le décharger de ce fardeau. Ce novateur n'aurait plus ni
audace, ni génie, s'il supportait qu'on l'aidât. Le progrès ne se laisse pas
organiser(5). Il n'est pas difficile de couronner de laurier
l'homme de génie qui a parfait son oeuvre, d'ensevelir ses restes dans un
tombeau glorieux, de lui élever des statues. Mais il est impossible d'aplanir
la route qu'il doit suivre pour accomplir sa vocation. L'organisation de la
société ne peut rien pour l'avancement du progrès. Elle a fait tout ce qu'on
peut attendre d'elle quand elle n'a pas mis à l'individu des chaînes
imbrisables, quand elle n'a pas élevé autour du cachot où elle l'enferme des
murailles infranchissables
Le génie
trouvera bien alors en lui-même le moyen de lutter et de parvenir au grand
air.
L'étatisation de la
vie intellectuelle, que le socialisme est forcé d'envisager, rendrait
impossible tout progrès intellectuel. On s'abuse peut-être sur la portée de
ce système, parce qu'il a réussi en Russie à assurer la prédominance de
nouvelles tendances artistiques. Mais ces novateurs existaient avant que le
régime soviétique ne parvînt au pouvoir; s'ils s'y sont ralliés, c'est qu'ils
espéraient que le nouveau régime en les encourageant assurerait leur
consécration. Il s'agit de savoir si les nouvelles écoles qui viendront par
la suite pourront à leur tour évincer celles qui donnent le ton aujourd'hui.
Dans l'utopie de
Bebel, le travail physique seul est reconnu par la société. À l'art et à la
science sont attribuées les heures de loisir. Ainsi, dit Bebel, la société
future « comptera un nombre infini de savants et d'artistes de toute
sorte ». Chacun d'eux pourra à ses moments perdus s'adonner
« suivant ses goûts à ses études et à son art »(6).
Bebel se laisse ici entraîner par le ressentiment assez vil du travailleur
manuel contre tous ceux qui ne traînent pas de fardeaux ou ne tournent pas de
manivelles. Il considère tout travail intellectuel comme un badinage. Il le
met en effet sur le même rang que le « commerce mondain »(7). Et pourtant, il faut examiner s'il ne serait pas
possible d'assurer de cette manière au travail intellectuel la liberté sans
laquelle il ne peut exister
A priori,
cette possibilité est exclue pour tout travail artistique et scientifique qui
ne peut être accompli sans un important sacrifice de temps, sans voyages,
sans l'acquisition d'une formation technique et sans l'aide d'une grande
dépense matérielle. Admettons qu'il soit possible, après que l'on a achevé sa
tâche quotidienne, de consacrer sa soirée à la production littéraire ou
musicale. Admettons encore que la direction économique n'entrave pas cette
activité par une intervention malveillante, par exemple en mutant un auteur
mal vu et en l'envoyant dans un trou perdu, admettons que l'auteur d'un
ouvrage – avec l'appui de quelques amis généreux – et en se privant de tout, arrive
à réunir ce que demande l'imprimerie officielle pour imprimer son livre dans
une édition de tirage modeste. Peut-être arrivera-t-il ainsi à créer aussi
une petite publication périodique indépendante, et même à organiser quelques
représentations dans les théâtres(8). Mais cette
activité intellectuelle indépendante aurait toujours à lutter contre la
puissante concurrence de la tendance officielle, forte de tous les appuis, et
elle pourrait être arrêtée net par la direction économique. Car il ne faut
pas oublier, qu'avec l'impossibilité de calculer les frais d'impression et de
vente d'une oeuvre, la direction économique aurait le champ libre pour fixer
absolument à sa guise les conditions commerciales imposées à l'auteur. Il
n'est censure, empereur, ni pape, qui aient jamais possédé pour opprimer la
liberté intellectuelle le pouvoir qu'aurait une communauté socialiste.
3. La
Liberté personnelle
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Quand on parle de la place qui reviendra à l'individu dans l'État socialiste,
on dit d'ordinaire que la liberté y fera défaut; la communauté socialiste
sera une maison de réclusion. Juger la valeur de ce jugement n'est pas
l'affaire de la science. La liberté est-elle un bien ou un mal, ou une chose
indifférente, la science n'a pas à en connaître; la science peut seulement se
demander: qu'est-ce que la liberté, où est la liberté?
Le concept: liberté,
est un concept sociologique. Il est stupide de l'appliquer à des situations
qui se trouvent en dehors de la formation sociale. La meilleure preuve en
sont les malentendus auxquels a donné lieu le fameux débat sur le libre
arbitre. La vie de l'homme dépend de conditions naturelles qu'il n'est au
pouvoir de personne de changer. L'homme naît, vit et meurt sous l'empire de
ces conditions. Il doit s'y adapter, car elles ne se laissent pas régir par
lui. Toutes ses actions subissent l'influence de ces conditions. Si l'homme
lance une pierre, la trajectoire obéit aux lois fixées par la nature. S'il
mange et boit, les aliments deviennent dans son corps ce que la nature en
veut faire. En voyant que l'on ne peut ni tourner ni influencer les lois des
phénomènes naturels, nous cherchons à nous représenter le train du monde
dépendant de certaines relations fonctionnelles entre les phénomènes. L'homme
vit sous la souveraineté de ces lois qui le tiennent de toute part. On ne
saurait concevoir de volonté ou d'action humaine en dehors de ce cadre. En
présence de la nature et dans la nature, il n'y a pas de liberté.
La vie de la société
fait aussi partie de la nature; elle est, elle aussi, régie par des lois
immuables, qui déterminent les actions humaines et leurs résultats. Si une
idée de liberté est associée à la naissance des actions humaines, et à leurs
effets dans la société, cela ne veut pas dire que ces actions soient alors
indépendantes des conditions qui régissent le monde. On doit se représenter
tout autrement cette idée de liberté.
Nous n'avons pas
affaire ici au problème de la liberté intérieure, associée à la naissance des
actes de la volonté mais au problème de la liberté extérieure, associée aux
effets des actions. Chaque homme est dans la dépendance de ses semblables.
Leurs actions rejaillissent sur lui de mainte façon. S'il est forcé de les
laisser agir comme si lui aussi n'était pas un homme avec sa volonté propre;
si ceux-ci dans leurs actes ne se gênent point pour passer par-dessus sa
volonté, alors il ses sent vis-à-vis d'eux dans une dépendance unilatérale et
il ne dit pas qu'il n'est pas libre. S'il est faible, il faut qu'il se plie à
la contrainte. Dans la coopération sociale pour un travail commun, la
dépendance unilatérale devient une dépendance réciproque. Chaque homme,
organisant sa vie de manière que son action devienne une partie de la vie
sociale, est forcé de s'adapter à la volonté de ses semblables. L'un n'est
pas plus dépendant des autres, que les autres ne le sont de lui. C'est ce que
l'on entend d'habitude sous le nom de liberté extérieure. C'est l'adaptation
de l'individu aux nécessités de la vie sociale; d'un côté limitation de la
propre liberté d'action par rapport à autrui, de l'autre limitation de la
liberté d'action d'autrui par rapport à l'individu.
Un exemple illustrera
cette situation. Dans la société capitaliste, le patron a, semble-t-il, un
grand pouvoir sur l'ouvrier. Embaucher un ouvrier, l'employé à telle ou telle
besogne, le payer, le congédier, tout cela dépend de lui. Cependant cette
liberté, et ce manque de liberté des autres qui y correspond ne sont
qu'apparents. Le comportement du patron vis-à-vis de l'ouvrier et les effets
qui en résultent sont compris dans le cadre de la vie sociale. Si le patron
traite l'ouvrier autrement qu'il ne le devrait d'après la valeur sociale de
son travail, il s'ensuit des conséquences qui retombent sur le patron. Il
peut évidemment traiter l'ouvrier arbitrairement et plus mal que ce dernier
ne le mérite, mais le patron paiera les frais de sa mauvaise humeur. Par
conséquent, l'ouvrier ne dépend pas du patron autrement que tout citoyen,
dans un État fondé sur le droit, dépend de son voisin. Le voisin peut aussi à
sa guise casser vos vitres, vous porter des coups, vous blesser, s'il entend
en supporter les conséquences.
En ce sens, et en
prenant les choses à la lettre, l'arbitraire dans les actions intéressant la
société n'arrive pas à se faire jour. Même le Khan, qui, semble-t-il, peut au
gré de son caprice disposer de la vie d'un ennemi prisonnier, est forcé de
réfléchir aux suites de son acte. Il y a cependant des différences de degré,
selon la proportion qu'il y a entre le coût d'un acte arbitraire et la
satisfaction qu'il procure à son auteur. Il n'y a point de règle juridique
qui puisse m'assurer protection contre les attaques injustes d'une personne
qui, dans sa haine, se moque des conséquences fâcheuses qu'elle pourrait
attirer sur elle en lésant mes droits. Mais si ces conséquences juridiques
sont assez graves pour m'assurer, dans le cours normal de la vie, que je ne
serai pas lésé, je me sens déjà fort indépendant de la malveillance de mes
semblables. Si au cours de l'histoire les peines criminelles ont pu devenir
toujours plus douces, il ne faut pas en chercher la raison dans un
adoucissement des moeurs, ou dans la faiblesse d'un législateur décadent. La
sévérité de la peine a pu être atténuée, sans nuire à sa force préventive,
dans la mesure où une estimation plus nette des conséquences d'une action
refoulait les sentiments violents. La menace d'un court emprisonnement est
aujourd'hui une protection plus efficace contre les coups et blessures qu'autrefois
la peine du talion.
Tant que l'action peut
être estimée à sa juste valeur, au moyen d'un calcul d'argent précis, il n'y
a pas de place pour l'adversaire. Celui qui, selon l'usage courant, se
lamente sur la dureté d'une époque qui compte jusqu'au dernier sou, oublie
généralement que c'est justement cette liaison entre l'action et sa
rentabilité calculée en argent qui oppose aux actes arbitraires de ses
semblables la barrière la plus efficace dans le corps social. C'est cette
liaison qui met dans la dépendance des conditions imposées par la coopération
sociale d'une part les chefs d'entreprise, les capitalistes, les
propriétaires fonciers et les ouvriers, bref tous ceux qui travaillent pour
les besoins d'autrui, et d'autre part les consommateurs dans tous leurs faits
et gestes. C'est seulement par une méconnaissance totale de ces dépendances
réciproques qu'on a pu poser la question de savoir si c'était le débiteur qui
dépendait du créancier, ou l'inverse. En réalité, ils se trouvent dans une dépendance
réciproque, comme acheteur et vendeur, patron et ouvrier. On se plaint que
l'élément personnel ait été éliminé de la vie des affaires où l'argent seul
prévaut. Mais ce qu'on déplore c'est tout bonnement que l'arbitraire, le
favoritisme et le bon plaisir ne jouent plus qu'un rôle tout à fait effacé
dans cette partie de la vie sociale que nous avons l'habitude de qualifier de
purement économique, ce qu'on déplore c'est que, dans ce domaine, toutes les
considérations doivent se plier aux exigences de la coopération sociale.
La liberté dans la vie
extérieure de l'homme réside dans le fait qu'il est indépendant de la
bienveillance de ses semblables. Dans le droit primitif, dans l'état primitif
de l'humanité, cette liberté n'existait pas. Elle doit sa pleine réalisation
au développement du capitalisme. L'homme de l'ère précapitaliste avait
au-dessus de lui un seigneur et maître dont il devait rechercher la faveur.
Le capitalisme ne connaît pas de faveur et de défaveur, il n'a plus à faire
de distinction entre les seigneurs sévères et les valets obéissants. Les
relations entre individus sont toutes concrètes, impersonnelles; on peut les
calculer et les échanger. Grâce à la possibilité de calcul qu'offre
l'économie monétaire capitaliste, la liberté est descendue du domaine des
rêves dans celui de la réalité.
L'homme habitué à la
liberté dans les relations purement économiques la demande aussi dans les
autres domaines de la vie. C'est pourquoi la tendance à éliminer de l'État
tout arbitraire et toute dépendance personnelle marche de pair avec le
développement du capitalisme. Conquérir, aussi dans le droit public, des
droits subjectifs pour les citoyens, limiter au strict minimum le pouvoir
discrétionnaire des autorités, tels est le but du mouvement bourgeois pour la
liberté. Ce mouvement demande le droit, non la faveur. Pour réaliser cette
revendication, il n'est pas d'autre moyen que de réduire énergiquement la
puissance dont l'État dispose vis-à-vis de l'individu; la liberté consistera ainsi
dans la liberté vis-à-vis de l'État.
Car l'État
(c'est-à-dire cet appareil de contrainte social manié par une majorité de
personnes: le gouvernement) ne fait pas courir de dangers à la liberté tant
qu'il est lié dans son action à des règles précises, obligatoires pour tout
et tous, ou tant qu'il est forcé de se conformer aux principes obligatoires
pour toutes entreprises travaillant en vue d'un bénéfice, en vue de la
rentabilité. Par exemple, dans le premier cas, lorsque l'État exerce une activité
judiciaire: le juge est lié par la loi, qui ne laisse que peu de latitude à
son appréciation personnelle. Dans le second cas – liaison avec le principe
de la rentabilité –, lorsque l'État se fait chef d'entreprises et recherche
dans ses exploitations un succès commercial. Ce qui déborde ce cadre ne peut
ni être lié à des lois, ni être assez limité d'autre manière, pour que
l'arbitraire des organes officiels puisse être suffisamment contenu. Il
arrive alors que l'individu se trouve sans défense vis-à-vis des décisions
des fonctionnaires. Lorsqu'il agit, il ne peut pas prévoir quelles
conséquences son action aura pour lui-même, parce qu'il ne peut pas savoir
comment ceux dont il dépend apprécieront ses actes. Et cela c'est le
contraire de la liberté.
On a l'habitude de
poser le problème de la liberté sous l'angle de l'indépendance plus ou moins
grande de l'individu vis-à-vis de la société(9). Mais
la liberté politique n'est pas toute la liberté. Pour être libre dans son
action, il ne suffit pas qu'on puisse faire tout ce qui ne nuit pas aux
autres, sans en être empêché par le gouvernement ou par la force répressive
et latente des moeurs. On doit encore pourvoir agir, sans avoir à redouter à
l'avance des conséquences sociales imprévisibles. Cette liberté est garantie
seulement par le capitalisme qui ramène prosaïquement toutes les relations
réciproques entre les hommes au principe de l'échange, dépouillé de tout
élément personnel, du: do ut des.
Le socialisme a pris
l'habitude de rejeter l'argument: liberté, en déclarant que dans la société
capitaliste la liberté n'existe que pour les possédants, le prolétaire
n'étant pas libre, puisqu'il lui faut travailler pour gagner sa vie. On ne
peut méconnaître de façon plus grossière l'idée de liberté. L'homme doit
travailler s'il veut satisfaire plus de besoins qu'un animal errant librement
à travers les monts et la plaine. C'est une des conditions imposées à sa vie
par la nature. Que les possédants puissent vivre même sans travailler est un
avantage qu'ils retirent de la coopération sociale du travail, sans nuire à
personne, sans nuire aux non-possédants. Car la coopération sociale procure
aussi à ces derniers un bénéfice, en accroissant la productivité du travail.
La société socialiste ne pourrait adoucir la dépendance des conditions
naturelles où se trouve l'individu, qu'en augmentant encore la productivité
du travail. Si elle n'y parvient pas, si au contraire elle amène une
diminution de la productivité, elle aura rendu l'homme encore moins libre
vis-à-vis de la nature.
1.
Cf. George Adler, Geschichte
des Sozialismus und Kommunismus,
Leipzig, 1899, pp. 185.
2.
Sur les fonctions dynamiques de la démocratie dans la société, voir plus
haut, pp. 48.
3. Cf. Cabet, Voyage
en Icarie, p. 127.
4. Luther demandait aux princes qui avaient pris
son parti, de ne pas tolérer plus longtemps le monachisme et la messe. Il
serait, disait-il, tout à fait opportun de répondre à cette demande en disant
que l'empereur Charles, persuadé que la doctrine papiste est vraie, est
fondé, étant donné cette conviction, à anéantir l'hérésie qu'est pour lui la
doctrine luthérienne. Car nous savons « que l'empereur n'est pas ni ne
peut être sûr de sa conviction, parce que nous savons qu'il est dans l'erreur
et qu'il se bat contre l'Évangile. Car nous ne sommes pas forcés de croire
qu'il est sûr de sa conviction, parce qu'il ne s'appuie pas comme nous sur la
parole de Dieu. Mais l'empereur doit reconnaître la parole de Dieu et comme
nous la propager de toutes ses forces. » Cf. Luther, Briefe,
Sendschreiben un Bedenken, éd. de Wette, IVe partie, Berlin, 1827, pp.
93; Paulus, Protestantismus und Toleranz im XVI. Jahrhundert,
Fribourg, 1911, p. 23.
5. « Dire qu'on doit
organiser le progrès est une expression fallacieuse. Ce qui est véritablement
productif ne se laisse pas circonscrire dans les formes toutes faites,
l'oeuvre vraiment productive ne prospère qu'en pleine liberté; les imitateurs
peuvent ensuite s'organiser, et, comme on dit, former une école. » Spranger,Begabung
und Studium, Leipzig, 1917, p. 8. – Cf. aussi Mill, On
Liberty, 3e éd., Londres, 1864, pp. 114.
6.
Cf. Bebel, p. 284.
7. La description suivante montre assez bien
comment Bebel se représentait la vie dans la communauté socialiste:
« Ici, la femme exerce son activité dans les mêmes conditions que
l'homme. Après avoir travaillé comme ouvrière dans une industrie, elle est
dans une autre partie de la journée éducatrice, institutrice, infirmière,
dans une troisième partie de la journée elle s'adonne à un art ou à une science,
pour occuper dans une quatrième partie de la journée une fonction
administrative. Elle fait des études, s'amuse, se distrait avec d'autres
femmes ou avec des hommes, comme il lui plaît, et comme l'occasion s'en
présente. En amour elle jouit comme l'homme d'une entière liberté. Elle fait
la cour ou se la laisse faire », etc. (Bebel, p. 342).
8. Cela correspondrait assez bien aux idées de
Bellamy (Ein Rückblick, trad. Hoops, éd. Meyers Volksbücher, pp.
130.).
9. Par exemple, Stuart Mill, On
Liberty, p. 7.
24hGold
www.24hGold.com
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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