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1.
Contribution à la critique du concept d'Économie
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La théorie de l'économie politique est partie des
considérations sur les prix exprimés en argent des biens
économiques et des services. Le fond le plus ancien en est
constitué par les recherches sur la nature de la monnaie,
étendues ensuite aux variations des prix. L'argent, les prix
exprimés en argent et tout ce qui a un rapport quelconque avec les
calculs en argent, tels sont les sujets des problèmes que la science
aborde en premier lieu. Les premiers essais de recherches économiques
qui étaient contenus dans les travaux sur l'économie domestique
et sur l'organisation de la production – en particulier de la production
agricole – n'avaient pas été développés
dans le sens de la connaissance des phénomènes sociaux. Ils
servirent seulement de point de départ à la technologie et
à certaines sciences de la nature. Ce n'était pas là le
fait du hasard. L'esprit humain devait nécessairement passer par la
rationalisation qui est incluse dans le calcul économique fondé
sur l'usage de la monnaie, pour parvenir à concevoir et à
étudier les règles permettant d'adapter ses actions aux lois
naturelles.
L'ancienne
économie politique ne s'était pas encore demandé ce
qu'est exactement l'économie et l'activité économique.
Elle avait trop à faire avec les grandes tâches que lui
offraient les problèmes particuliers pour pouvoir songer à des
recherches méthodologiques. On ne chercha que tardivement à se
rendre compte des méthodes et des buts derniers de l'économie
politique et de la place qu'elle doit occuper dans le système des
sciences. La seule définition de son objet constituait un premier
obstacle qu'on ne réussit pas à surmonter. Toutes les
recherches théoriques, aussi bien celles des classiques que celles de
l'école moderne, partent du principe d'économie. Mais il
fallût bientôt reconnaître qu'en procédant ainsi il
est impossible d'arriver à une définition rigoureuse de l'objet
propre de l'économie, étant donné que le principe
d'économie est un principe général qui s'applique
à toute l'action rationnelle et non un principe spécifique
s'appliquant seulement à l'action qui fait l'objet de
l'économie politique(1). Toute action rationnelle,
et par suite susceptible d'être étudiée par la science,
relève de ce principe. Aussi apparut-il tout à fait insuffisant
lorsqu'il s'est agi de distinguer ce qui est spécifiquement
économique, au sens traditionnel du mot, de ce qui ne l'est pas(2).
D'autre part il
n'était pas davantage possible de délimiter l'action
rationnelle d'après le but immédiat qu'elle se propose et de ne
considérer comme objet de l'économie politique que l'action
visant à pourvoir les hommes de biens matériels. Une telle
conception est condamnée d'avance par le fait qu'en dernière
analyse la fourniture de biens matériels ne sert pas seulement aux
fins que l'on qualifie ordinairement d'économiques, mais en même
temps, et bien davantage, à d'autres fins. Une telle distinction entre
les motifs de l'action rationnelle implique un dualisme de l'action –
action ayant des mobiles d'ordre économique et action ayant des
mobiles d'un autre ordre –, dualisme qui est absolument incompatible
avec l'unité nécessaire de la volonté et de l'action.
Une théorie de l'action rationnelle doit permettre de comprendre cette
action dans son unité.
L'activité rationnelle, et par suite la seule susceptible d'une
étude rationnelle, ne connaît qu'un seul but: le plaisir le plus
parfait de l'individu agissant, qui veut atteindre le plaisir et
éviter la peine. Ceux qui veulent partir en guerre contre cette
conception en sortant les phrases habituelles contre l'eudémonisme et
l'utilitarisme feront bien de se reporter aux ouvrages de Stuart Mill(3) et de Feuerbach(4). Ces
auteurs montrent les méprises auxquelles cette doctrine a donné
lieu et ils apportent la preuve irréfutable que l'on ne peut songer
à motiver autrement une activité humaine raisonnable.
Là-dessus inutile de perdre son temps. Ceux qui ne savent pas encore
ce que l'éthique entend par plaisir et par peine, bonheur et
utilité, ceux qui opposent encore au
« vulgaire » hédonisme la « sublime »
éthique du devoir, ceux-là ne se laisseront jamais convaincre,
pour la bonne raison qu'ils ne veulent pas être convaincus.
D'une manière
générale, l'homme n'agit que parce qu'il n'est pas pleinement
satisfait. S'il jouissait constamment d'un bonheur parfait, il n'aurait ni
désir, ni volonté, il n'agirait pas. Dans le pays de Cocagne,
il n'y a aucune activité. Un homme qui agit est un homme à qui
il manque quelque chose, un homme non satisfait. L'action a toujours pour but
de supprimer un état de malaise dont on est conscient, d'obvier
à un manque, de satisfaire et d'accroître le sentiment du
bonheur. Si l'homme agissant avait à sa disposition toutes les sources
extérieures de richesse en telle abondance qu'il pût par son
activité atteindre à la satisfaction complète, il
userait de ces ressources avec la plus parfaite insouciance. Il s'agirait
seulement pour lui d'employer son activité personnelle, l'effort de
ses propres forces, sa vie qui passe – toutes choses bien
limitées au prix de ses nombreux besoins – pour atteindre au
succès le plus grand et le meilleur possible. Il serait
économe, non des biens matériels, mais de son travail et de son
temps. Mais comme les biens matériels sont modiques en comparaison des
besoins, il faut les employer d'abord pour les besoins les plus pressants et
n'en consommer qu'un strict minimum pour chacun des résultats à
atteindre.
Les
terrains de l'action rationnelle et de l'économie ne font qu'un. Toute
activité rationnelle est économie et toute économie est
activité rationnelle. Par contre, la pensée théorique ne
ressortit pas à l'économie. La pensée, qui cherche
à concevoir et à comprendre le monde, ne porte pas en
elle-même sa valeur (la science moderne ne connaît plus de valeur
intrinsèque). Sa valeur lui vient de la satisfaction spontanée
qu'elle procure au penseur et à ceux qui, après lui, repensent
ses pensées. L'économie n'est pas plus une exigence du cerveau
que des yeux ou du palais. Que telle ou telle chose soit plus ou moins
agréable au palais n'a absolument rien à voir avec
l'économie, qui n'influence en rien la sensation de plaisir. C'est
seulement lorsque cette sensation sort du cadre théorique de la
connaissance pour entrer dans celui de l'action, c'est seulement lorsqu'il
s'agit de se procurer quelque chose de savoureux, qu'on a affaire à un
fait économique. Il importe alors, premièrement, de n'employer
pour se procurer cette jouissance rien qui soit soustrait à des
besoins plus pressants. Deuxièmement, ce que l'on consacre, selon son
importance, à l'obtention de cet objet savoureux doit être utilisé
entièrement, pour que rien n'en soit perdu, parce que autrement la
satisfaction d'autres besoins, même secondaires, en souffrirait. Il en
est de même de la pensée. Les exigences de la justesse logique
et de la vérité sont indépendantes de l'économie.
L'action de penser prouve un sentiment de plaisir, celui que dégagent
la vérité et la justesse, et non l'esprit d'économie
dans les moyens employés. Une définition, par exemple, ne doit
pas contenir plus qu'il n'est nécessaire. Cela n'est pas un besoin de
l'économie mais de la justesse logique. Si elle contenait plus qu'il
ne faut, elle serait fausse, et devrait donc provoquer non le plaisir mais le
déplaisir. Exiger la précision nette des concepts n'est pas de
nature économique mais de nature spécifiquement logique.
Même lorsque la pensée cesse d'être théorique pour
devenir la pensée préparatoire à l'action, le besoin
n'est pas économie de la chose pensée, mais économie de
l'action à laquelle on pense, ce qui est tout autre chose(5).
Toute action
rationnelle est d'abord individuelle. C'est l'individu seul qui pense, c'est
l'individu seul qui est raisonnable. Et c'est l'individu seul qui agit. Nous
montrerons plus loin comment la société est née de
l'action des individus.
Toute action humaine apparaît, pour autant qu'elle est rationnelle,
comme l'échange d'un certain état contre un autre. Les objets
qui sont à la disposition de l'action – les biens
économiques, le travail de l'individu et le temps – sont employés
de la manière qui, étant donné les circonstances,
garantit le maximum de bien-être. On renonce à satisfaire des
besoins moins pressants pour satisfaire des besoins plus pressants. C'est
à cela que se ramène l'économie. L'économie est
l'exécution d'opérations d'échanges(6).
Tout homme qui,
participant à la vie économique, fait un choix entre la
satisfaction de deux besoins, dont un seul peut-être satisfait,
émet par là même des jugements de valeur. Les jugements
de valeur ne s'appliquent d'abord et directement qu'à la satisfaction
des besoins eux-mêmes. De la satisfaction des besoins ils
réagissent ensuite sur les jugements relatifs aux biens de premier
ordre et aux biens d'ordre supérieur(7). En
règle générale, l'homme en possession de ses sens est
naturellement capable d'estimer tout de suite la valeur des biens de premier
ordre. Dans des cas simples, il arrive sans peine à se faire une
opinion sur l'importance qu'ont pour lui les biens d'ordre supérieur.
Mais lorsque les choses deviennent plus complexes, et les connexions plus
difficiles à dégager, il devient nécessaire de recourir
à des considérations plus subtiles pour apprécier
exactement la valeur des moyens de production – au point de vue, cela
s'entend, du sujet qui juge et non pas sous la forme de jugement objectif
ayant une valeur universelle. Il peut n'être pas difficile pour
l'agriculteur indépendant de choisir entre développer
l'élevage de son bétail ou consacrer une part plus grande de
son activité à la chasse. Les procédés de production
à employer sont encore, à ce stade, de durée
relativement courte et il est aisé d'évaluer l'effort à
faire et le rendement que l'on peut obtenir.
Mais il en va tout
autrement lorsqu'il s'agit par exemple de choisir entre l'équipement
électrique d'un cours d'eau d'une part, et d'autre part, le
développement d'une exploitation minière et la construction
d'installations destinées à tirer le meilleur parti de
l'énergie enfermée dans le charbon. Ici les processus de
production sont tellement nombreux, chacun d'eux exige tant de temps, les
conditions du succès sont si diverses qu'il est absolument impossible
de se décider d'après des évaluations vagues et qu'il
faut recourir à des calculs plus précis pour se faire une
opinion sur l'économie de l'entreprise.
On ne peut compter
qu'au moyen d'unités, mais il ne peut pas exister d'unité pour
mesurer la valeur d'usage subjective des biens. L'utilité marginale ne
constitue pas une unité de valeur, étant donné que la
valeur de deux unités prélevées sur un stock
donné n'est pas deux fois plus grande que celle d'une seule
unité, mais doit être nécessairement plus grande ou plus
petite. Le jugement de valeur ne mesure pas, il différencie, il
établit une gradation(8). Même dans une
exploitation isolée il n'est donc pas possible, lorsque le jugement de
valeur ne s'impose pas avec une évidence immédiate et qu'il
devient nécessaire d'étayer son jugement sur un calcul plus ou
moins précis, de se contenter d'opérer avec la seule valeur
d'usage subjective; il devient nécessaire d'établir entre les
biens des rapports de substitution pouvant servir de base au calcul. Il n'est
donc alors plus possible en général de ramener tout à
une unité unique. Mais l'intéressé pourra réussir
à mener à bien son calcul dès qu'il sera parvenu
à ramener tous les éléments qu'il doit y intégrer
à des biens économiques tels qu'ils puissent faire l'objet d'un
jugement de valeur d'évidence immédiate, c'est-à-dire à
des biens de premier ordre et à la peine qu'exige le travail. Il va de
soi que la chose n'est possible que lorsque les rapports envisagés
sont encore très simples. Dès que les processus de production
se font plus complexes et plus longs la méthode devient insuffisante.
Dans l'économie
d'échange, la valeur d'échange objective des biens fait son
apparition comme unité du calcul économique. Il en
résulte un triple avantage: d'une part il devient possible de baser le
calcul sur l'appréciation de tous les participants aux échanges.
La valeur subjective d'usage de tel ou tel objet pour un homme
déterminé est un phénomène purement individuel et
n'est pas, en tant que telle, immédiatement comparable à la
valeur subjective d'usage que ce même objet présente pour d'autres
hommes. Elle ne le devient que sous la forme de valeur d'échange
résultant de la confrontation des appréciations subjectives de
tous les hommes participant à l'économie commerciale. Un
contrôle sur l'utilisation adéquate des biens ne devient
possible que par le calcul basé sur la valeur d'échange. Celui
qui veut apprécier un processus complexe de production remarque
immédiatement s'il est ou non plus économique que les autres;
en effet, si, étant donné les conditions d'échange
régnant sur le marché, il ne peut l'appliquer de façon
à rendre la production rentable, c'est là la preuve que
d'autres processus existent, permettant de tirer un meilleur parti des moyens
de production considérés. Enfin, le calcul basé sur la
valeur d'échange permet de ramener toutes les valeurs à une
unité unique. On peut pour jouer ce rôle choisir n'importe quel
bien étant donné que les relations du marché donnent
lieu à tous les biens une valeur de substitution. Dans
l'économie monétaire, c'est l'argent qui a été
choisi.
Le calcul en monnaie a
ses limites. La monnaie n'est pas étalon de la valeur et elle n'est
pas davantage étalon des prix. La valeur n'est pas mesurée en
argent. Les prix non plus ne sont pas mesurés en argent, ils sont
exprimés en argent. L'argent en tant que bien économique n'a
pas une « valeur stable » comme on a coutume de
l'admettre naïvement lorsqu'on l'emploie comme « standard of
deferred payements ». Le rapport d'échange existant entre
les biens et l'argent subit des fluctuations constantes, encore que
généralement peu considérables, qui ne proviennent pas
simplement des autres biens économiques mais aussi de l'argent
lui-même. Cet état de choses à la vérité ne
trouble pas le moins du monde le calcul des valeurs qui, étant
donné les variations incessantes des autres conditions
économiques, ne peut embrasser que de courtes périodes,
périodes pendant lesquelles la monnaie « saine »
tout au moins ne subit de son fait propre que des fluctuations minimes.
L'insuffisance du calcul en monnaie n'a pas pour raison principale le fait
que l'on compte au moyen d'un étalon universel, au moyen de l'argent,
mais le fait que c'est la valeur d'échange qui sert de base au calcul
et non la valeur d'usage subjective. Il est dès lors impossible
d'intégrer dans le calcul tous les facteurs déterminants de la
valeur qui sont en dehors des échanges. Quand on calcule la
rentabilité de l'installation d'une usine électrique, on ne
tient pas compte de la beauté de la chute d'eau qui pourrait avoir
à en souffrir, si ce n'est éventuellement sous la forme de la
régression qui pourrait en résulter dans le tourisme qui a lui
aussi dans le commerce une valeur d'échange. Et cependant, c'est
là une considération qui doit entrer en ligne de compte dans la
décision à prendre au sujet de la construction. On a coutume de
qualifier de tels facteurs
« d'extra-économiques ». Nous accepterons cette
désignation, ne voulant pas discuter ici de terminologie. Mais on ne
saurait qualifier d'irrationnelles les considérations qui conduisent
à tenir compte de ces facteurs. La beauté d'une région
ou d'un monument, la santé des hommes, l'honneur des individus ou de
peuples entiers constituent, lorsque les hommes en reconnaissent
l'importance, des éléments de l'action rationnelle au
même titre que les facteurs économiques, même lorsqu'ils
ne semblent pas susceptibles d'avoir dans le commerce une valeur de
substitution. Par sa nature même, le calcul monétaire ne peut
s'appliquer à eux mais son importance pour notre activité
économique n'en est pas diminuée. Car tous ces biens
immatériels sont des biens de premier ordre, ils peuvent faire l'objet
d'un jugement de valeur immédiate, de sorte qu'on n'éprouve
aucune difficulté à les prendre en considération
même s'ils doivent nécessairement demeurer en dehors du calcul monétaire.
Le fait que le calcul monétaire les ignore n'empêche pas d'en
tenir compte dans la vie. Quand nous connaissons exactement ce que nous
coûtent la beauté, la santé, l'honneur, la fierté,
rien ne nous empêche d'en tenir compte dans une mesure correspondante.
Il peut être pénible à un esprit délicat de mettre
en parallèle des biens immatériels et des biens
matériels. Mais la responsabilité n'en incombe pas au calcul
monétaire: elle provient de la nature même des choses.
Même lorsqu'il s'agit de formuler directement des jugements de valeur
sans recourir au calcul monétaire, on ne peut pas éviter le
choix entre les satisfactions d'ordre matériel et les satisfactions
d'ordre immatériel. Même l'exploitant isolé, même
la société socialiste sont obligés de choisir entre les
biens « matériels » et les biens
« immatériels ». Les natures nobles
n'éprouveront jamais aucune souffrance d'avoir à choisir entre
l'honneur et, par exemple, la nourriture. Elles sauront ce qu'elles doivent
faire dans de tels cas. Encore qu'on ne puisse se nourrir d'honneur on peut
renoncer à la nourriture pour l'amour de l'honneur. Ceux-là
seulement qui voudraient s'éviter les tourments que comporte un tel
choix parce qu'ils ne sont pas capables de se décider à
renoncer à des satisfactions matérielles pour s'assurer des
avantages d'ordre immatériel, voient dans le seul fait qu'un tel choix
puisse se poser une profanation.
Le calcul
monétaire n'a de sens que dans le calcul économique. On l'y
emploie pour adapter l'utilisation des biens économiques au principe
d'économie. Les biens économiques n'interviennent dans ce
calcul que dans les quantités où il est possible de les
échanger contre de l'argent. Toute extension de son domaine
d'application conduit à des erreurs. Le calcul monétaire se
révèle impuissant quand on veut l'employer comme étalon
des valeurs dans des recherches historiques sur l'évolution des
rapports économiques; il est impuissant quand on veut s'en servir pour
évaluer la fortune et le revenu des nations ou pour calculer la valeur
des biens qui ne sont point objet de commerce comme par exemple les pertes en
hommes qui résultent de la guerre ou de l'émigration(9). Ce sont là des jeux de dilettantes encore
que parfois des économistes par ailleurs intelligents s'y soient
complus.
Mais à
l'intérieur des limites qu'il ne dépasse pas dans la vie
pratique, le calcul monétaire rend tous les services que nous sommes
en droit d'exiger du calcul économique. Il nous fournit un guide
à travers la multitude écrasante des possibilités
économiques; il nous donne le moyen d'étendre aux biens d'ordre
supérieur les jugements de valeur, qu'il n'est possible de formuler
avec une évidence immédiate que pour les biens mûrs pour
l'usage ou tout au plus pour les biens de production du rang le plus bas. Il
permet le calcul de la valeur et nous fournit par là les bases de
l'emploi économique des biens d'ordre supérieur; sans lui toute
production exigeant des processus à longue échéance,
tous les détours de la production capitaliste se
développeraient à tâtons dans la nuit.
Deux conditions
rendent possible le calcul de la valeur en argent. Tout d'abord il faut que
non seulement les biens de premier ordre, mais aussi les biens d'ordre
supérieur dans la mesure où ils doivent être
appréhendés par le calcul monétaire soient compris dans
le cycle des échanges. S'ils demeuraient en dehors de ce cycle la
formation des rapports d'échange serait impossible. Sans doute, est-il
vrai que les considérations auxquelles doit se livrer l'exploitant
indépendant qui, à l'intérieur de sa maison, veut
échanger par la production du travail et de la farine contre du pain,
ne sont pas différentes de celles qui l'amènent à
échanger sur le marché du pain contre des vêtements et
l'on est ainsi justifié à qualifier d'échange toute
activité économique, même la production de l'exploitant
autarcique. Mais l'esprit d'un seul homme – et fût-il le plus
génial des hommes – est impuissant à apprécier
l'importance de chacun des biens d'ordre supérieur dans leur nombre
infini. Aucun individu ne peut avoir une vue si complète de la
multitude infinie des différentes possibilités de production
qu'il puisse sans l'aide du calcul formuler des jugements de valeur
d'évidence immédiate. La répartition entre de nombreux
individus du pouvoir de disposer des biens économiques dans la
société fondée sur la division du travail réalise
une sorte de division du travail intellectuel sans laquelle le calcul de la
production et de l'économie serait impossible.
La seconde condition
est qu'un instrument d'échange universellement utilisable, une
monnaie, soit employé, qui joue aussi son rôle
d'intermédiaire dans l'échange des biens de production. Si
cette condition n'était pas réalisée, il serait
impossible de ramener tous les rapports d'échange à un
dénominateur commun.
Une économie
sans monnaie n'est possible qu'à l'état rudimentaire. Dans le
cadre étroit de l'économie domestique fermée où
le père de famille peut embrasser d'un seul regard toute
l'exploitation, il est possible d'apprécier plus ou moins exactement
sans le secours de la monnaie l'importance des modifications apportées
au processus de production. Celui-ci se déroule avec le concours d'un
capital relativement modeste. Il ignore les détours complexes de la
production capitaliste, il se borne à produire en
général des biens de jouissance ou du moins des biens d'ordre
supérieur qui ne s'en éloignent pas beaucoup. La division du
travail est encore à ses débuts; un seul travailleur suffit
à mener à bien, de son commencement jusqu'à son
achèvement, le processus de la fabrication d'un bien mûr pour la
consommation ou l'usage. Il en va tout autrement dans une
société évoluée. On n'a pas le droit d'aller
chercher dans les expériences d'une époque de production simple
depuis longtemps révolue un argument en faveur de la
possibilité de réaliser une économe sans calcul
monétaire.
Car dans les rapports
simples de l'économie domestique fermée, on peut apercevoir
dans tout son ensemble le chemin qui va du début du processus de la
production jusqu'à sa fin et on est toujours en mesure de juger si tel
ou tel procédé peut produire plus ou moins de biens mûrs
pour la consommation ou l'usage. Cela n'est plus possible dans notre
économie infiniment plus complexe. Il sera toujours évident
même pour une société socialiste, que mille litres de vin
valent mieux que huit cents litres, et elle pourra également sans
peine décider si elle préfère mille litres de vin
à cinq cents litres d'huile. Aucun calcul n'est nécessaire pour
cela; la volonté des dirigeants de l'économie décide
ici. Mais c'est lorsque cette décision a été prise que
commence la tâche proprement dite de la direction rationnelle de
l'économie, tâche qui consiste à mettre
économiquement les moyens au service des fins envisagées. Et
cela n'est possible qu'avec le concours du calcul économique. L'esprit
humain ne peut pas se reconnaître dans la multitude complexe des
produits intermédiaires et des procédés de production si
ce soutien lui fait défaut. Car sans lui, il serait
désemparé en face des problèmes que posent les
procédés et les conditions géographiques(10).
C'est une illusion de
croire que dans l'économie socialiste on pourrait remplacer le calcul
en monnaie par le calcul en nature. Le calcul en nature ne peut s'appliquer
même dans la société sans échange qu'aux biens
prêts à être consommés. Il est totalement
impuissant lorsqu'il s'agit de biens d'ordre supérieur; dès
qu'on abandonne la libre formation des prix en argent de ces biens on rend
absolument impossible toute production rationnelle. Toute étape qui
nous éloigne de la propriété privée des moyens de
production et de l'usage de la monnaie nous éloigne en même
temps de l'économie rationnelle.
On pourrait ne pas
s'apercevoir de ce fait étant donné que tout ce qui a
été réalisé autour de nous constitue seulement
des oasis socialistes dans lesquelles subsistent encore dans une certaine
mesure l'économie libre et la circulation monétaire. À
ce point de vue particulier, on peut se déclarer d'accord avec l'affirmation
par ailleurs insoutenable et la défendre seulement pour les besoins de
l'agitation politique, que l'étatisation et la municipalisation des
entreprises ne constituent pas encore un morceau de socialisme
réalisé; en effet, la direction des entreprises est
étayée de telle sorte par l'organisme de l'économie
commerciale qui l'entoure, que les particularités essentielles de
l'économie socialiste ne peuvent pas s'y manifester. Dans les
entreprises étatistes et municipalisées, on peut apporter certaines
améliorations techniques parce qu'on a pu en observer les effets dans
les entreprises privées analogues, nationales et
étrangères. Il est possible dans ces entreprises de constater
les avantages des transformations opérées parce qu'elles se
trouvent situées à l'intérieur d'une
société fondée sur la propriété
privée des moyens de production et sur la circulation
monétaire, ce qui serait impossible avec des entreprises socialistes
au sein d'une économie purement socialiste.
Sans calcul
économique, il ne peut y avoir d'économie. Le fait que le
calcul économique y est impossible a pour conséquence qu'aucune
économie n'est possible, au sens où nous entendons ce mot, dans
la société socialiste. Dans le détail, et dans les
choses accessoires, on peut encore continuer d'y procéder
rationnellement, mais dans l'ensemble on n'y saurait plus parler de
production rationnelle. On n'y disposerait plus d'aucun moyen pour
reconnaître ce qui est rationnel, de sorte que la production ne
pourrait plus être organisée efficacement en fonction du
principe d'économie. Peut-être pourra-t-on pendant un certain
temps, grâce au souvenir des expériences de l'économie
libre accumulées au cours des siècles, empêcher la ruine
complète de la science de l'économie. Les vieux
procédés seront conservés non pas parce qu'on les
considèrera comme rationnels mais comme consacrés par la
tradition. Il pourra se faire qu'ils soient entre temps devenus irrationnels
comme ne correspondant plus aux conditions nouvelles. La régression
générale de la pensée économique leur fera subir
des modifications qui les rendront antiéconomiques. La production ne
sera plus anarchique, c'est exact. Toutes les actions ayant pour but la
couverture des demandes seront réglées par les ordres d'une
instance supérieure. Mais au lieu et place de la production anarchique
de l'économie actuelle, on assistera au fonctionnement inutile d'un
appareil ne répondant pas aux fins poursuivies. Les roues tourneront,
mais elles tourneront à vide.
Cherchons à
nous représenter l'image de la communauté socialiste. Il y
existe des centaines et des milliers d'ateliers où l'on travaille. La
plus petite partie d'entre eux sont affectés à la fabrication
des produits finis, la grande majorité à la fabrication des
moyens de production et de produits semi-finis. Toutes ces exploitations sont
en relation les unes avec les autres. Avant d'être mûr pour la
consommation, chaque bien doit suivre toute la filière, mais dans
l'activité incessante de ce processus, la direction de
l'économie ne possède aucun moyen de s'orienter. Elle ne peut
pas se rendre compte si telle pièce qui est en train de parcourir la
filière n'est pas inutilement arrêtée dans tel ou tel
endroit ou si sa finition n'entraînera pas une dépense inutile
de travail ou de matériel. Comment pourrait-elle savoir si telle ou
telle méthode de production est vraiment plus avantageuse? Elle est
tout au plus capable de comparer la qualité et la quantité du
résultat final de la production prête à être
consommée. Mais elle ne sera en mesure que dans des cas exceptionnels
de comparer les frais nécessités par la production. Elle
connaît exactement les fins qu'elle se propose ou du moins elle croit
les connaître et elle doit agir en conséquence,
c'est-à-dire qu'elle doit s'efforcer d'atteindre les buts qu'elle
s'est proposés avec le minimum de frais. Pour trouver la voie la plus
économique il lui faut compter. Son calcul ne peut naturellement
être qu'un calcul de valeur; il est évident, et il n'est pas
besoin d'explications détaillées pour le comprendre, que ce
calcul ne peut pas être « technique », qu'il ne peut pas
être basé sur la valeur objective d'usage (valeur d'utilisation)
des biens et des indices.
Dans l'organisation
économique fondée sur la propriété privée
des moyens de production, le calcul économique est effectué par
tous les membres indépendants de la société. Chaque
individu y est intéressé à un double titre, comme
consommateur d'une part, comme producteur d'autre part. Comme consommateur,
il établit la hiérarchie des biens d'usage et des biens
mûrs pour la consommation; comme producteur il règle l'emploi
des biens d'ordre supérieur de manière à en tirer le
rendement maximum. Par là, les biens d'ordre supérieur
reçoivent eux aussi la place qui leur revient, étant
donné l'état momentané des conditions et des besoins
sociaux. Par le jeu simultané des deux processus d'évaluation
des valeurs, le principe d'économie arrive à triompher aussi
bien dans la consommation que dans la production. Il se constitue une
échelle de prix exactement réglée qui permet à
chacun d'accorder sa propre demande avec le calcul économique.
Tout cela fait
nécessairement défaut dans la communauté socialiste. La
direction de l'économie socialiste peut bien savoir de
quels biens elle a le besoin le plus pressant mais ce faisant, elle
n'est encore en possession que de l'un des deux éléments
exigés par le calcul économique. Le second
élément, l'évaluation des moyens de production, lui fait
défaut. Elle peut établir la valeur qu'il y a lieu d'attribuer
à l'ensemble des moyens de production, valeur qui est
nécessairement égale à celle de l'ensemble des besoins
qu'elle satisfait. Elle peut aussi établir la valeur d'un moyen de
production pris isolément, lorsqu'elle connaît l'importance des
besoins que sa disparition ne permet plus de satisfaire. Mais elle n'est pas
capable d'exprimer cette valeur au moyen d'une unité de prix unique
comme le fait l'économie basée sur les échanges,
laquelle peut donner à tous les prix une expression commune au moyen de
la monnaie. Dans l'économie socialiste qui, il est vrai, n'est pas
nécessairement contrainte de supprimer complètement l'usage de
la monnaie qui rend impossible l'expression monétaire des prix des
moyens de production (y compris le travail), la monnaie ne peut plus jouer
aucun rôle dans le calcul économique (11).
Prenons par exemple la
construction d'une nouvelle voie ferrée. Doit-on la construire, et
dans l'affirmative entre tous les tracés possibles lequel doit-on
choisir? Dans l'économie commerciale et monétaire, on peut
faire le calcul en argent. La nouvelle ligne abaissera les prix de transport
de certaines expéditions de marchandises et il est possible de
calculer si l'économie réalisée ainsi est suffisante
pour l'emporter sur les dépenses qu'exigeraient la construction et l'exploitation
de la nouvelle ligne. Ce calcul ne peut être effectué qu'en
argent. On ne saurait le mener à bonne fin en confrontant les diverses
dépenses et économies en nature quand on ne dispose d'aucun
moyen pour ramener à un dénominateur commun la valeur d'heures
de travail qualifié de nature différente, du fer, du charbon,
du matériel de construction de toute espèce, des machines et de
toutes les autres choses nécessaires à la construction et
à l'exploitation des chemins de fer. L'établissement du
tracé au point de vue économique n'est possible qu'à la
condition qu'on puisse exprimer en argent la valeur de tous les biens entrant
en ligne de compte. Certes le calcul monétaire a ses imperfections et
ses défauts graves, mais nous n'avons rien de mieux à lui
substituer; pour les fins pratiques de la vie, le calcul en argent dans un
système monétaire sain est en tout cas suffisant. Si nous
renonçons à nous en servir, tout calcul économique
devient purement et simplement impossible.
L'économie
collective socialiste saura bien à la vérité se tirer
d'affaire. En vertu de sa puissance, sa direction se prononcera pour ou
contre la construction projetée. Mais cette décision ne sera
tout au plus motivée que par des évaluations vagues; elle ne
pourra jamais être fondée sur des calculs exacts de valeur.
Une économie
statique pourrait à la rigueur se passer du calcul économique,
car elle ne fait que se répéter sans cesse. En admettant que
l'organisation initiale de la société socialiste soit
effectuée sur la base des derniers résultats de
l'économie d'échange, en admettant en outre qu'aucune
modification n'interviendra dans l'avenir, on peut sans doute se
représenter une économie socialiste dirigée rationnellement.
Mais ce n'est là qu'une vue de l'esprit. Indépendamment du fait
qu'il ne peut pas y avoir dans la vie d'économie statique, les
données étant en perpétuel changement de sorte qu'une
économie statique ne peut être qu'une hypothèse intellectuelle
– encore qu'une hypothèse indispensable pour la pensée et
pour l'étude des faits économiques –, hypothèse
à laquelle rien ne correspond dans la vie, force nous est de constater
au passage que le socialisme, ne serait-ce que comme conséquence du
nivellement des revenus et des modifications qui en résulteraient dans
la consommation et par suite aussi dans la production, bouleverserait les
données existantes de telle sorte que l'économie nouvelle ne
pourrait pas se rattacher au dernier état de l'économie
commerciale. Dès lors nous nous trouvons en présence d'une
organisation socialiste de la production qui flotte au hasard sur
l'océan des combinaisons économiques possibles et pensables,
sans avoir pour se guider la boussole du calcul économique.
Toute transformation
économique devient ainsi dans la communauté socialiste une
entreprise dont il est impossible aussi bien de prévoir que
d'apprécier le résultat. Tout se déroule ici dans la
nuit. Le socialisme, c'est la suppression du rationnel et par là même
de l'économie.
4.
L'Économie capitaliste
|
Les expressions « capitalisme » et « mode de production
capitaliste » sont des mots faits pour la propagande et pour la lutte
politique. Ils ont été créés par des
écrivains socialistes, non pour faire avancer la connaissance, mais pour
critiquer, attaquer et condamner. On n'a qu'à les employer aujourd'hui
pour évoquer aussitôt l'exploitation des pauvres esclaves
salariés dont les riches sans pitié sucent le sang. On ne
mentionne guère ces mots qu'en liaison avec la pensée d'un
blâme moral. Du point de vue des idées, ces mots sont ci confus
et ambigus qu'ils ne possèdent aucune valeur pour la science: c'est
que ces mots servent à désigner le mode d'économie de
l'époque la plus récente. Où trouver les signes
caractéristiques de ce mode de production? Là-dessus les avis
diffèrent tout à fait. Ainsi les mots
« capitalisme » et
« capitaliste » n'ont exercé qu'une influence
néfaste. C'est pourquoi la proposition que ces mots soient
rayés du langage de l'économie politique pour être
laissés aux populaires matadors de la littérature de haine
mérite d'être prise en très sérieuse
considération(12).
Si pourtant nous
voulons essayer de les employer, c'est que nous voulons partir du concept du
calcul capitaliste. Il s'agit là seulement d'une analyse des faits
économiques et non d'une analyse des concepts théoriques de
l'économie politique, qui emploie souvent l'expression
« capital », dans un sens élargi, adapté
à certains problèmes spéciaux. Aussi devons nous tout
d'abord nous demander quelle conception la vie, c'est-à-dire l'action
économique, unit au mot capital. L'expression
« capital » ne se trouve là que dans le calcul
économique. Il embrasse et délimite la fortune existant en
argent, ou comptée en argent, d'une entreprise économique(13). Cette délimitation a pour but de constater
comment la valeur de cette fortune s'est changée au cours des
opérations d'activité économique. L'idée du
capital provient du calcul économique, qui se localise dans la
comptabilité, principal instrument d'une rationalisation
perfectionnée de l'activité. Le calcul en valeur d'argent est
un élément essentiel du concept capital(14).
Si l'on emploie le mot
capitalisme pour désigner un mode d'économie dans lequel les
actions économiques sont réglées sur les
résultats du calcul capitaliste, il revêt alors une importance
particulière pour la caractéristique de l'action
économique. Dans ce cas, il n'est pas du tout erroné de parler
de « capitalisme » et de « mode de
production capitaliste ». Dans ce cas, des expressions comme
« esprit capitaliste », ou « convictions
anticapitalistes » prennent aussi une signification nettement
délimitée. Dans ce sens, on peut très bien,
conformément à l'usage courant, opposer l'un à l'autre:
socialisme et capitalisme. L'expression « capitalisme »
convient mieux comme pendant à « socialisme »,
que l'expression, souvent employée,
d'« individualisme ». Ceux qui emploient les mots
individualisme et socialisme pour désigner les deux formes de
société semblent admettre tacitement qu'il y a opposition entre
les intérêts des différents individus et ceux de la
collectivité et que le socialisme représente l'ordre social qui
a pour but le bien général, tandis que l'individualisme ne sert
que les intérêts particuliers des individus. Cette conception
constituant l'une des plus graves erreurs sociologiques de notre
époque, il importe d'éviter soigneusement une expression qui
pourrait, sans en avoir l'air, acclimater cette erreur.
Passow est d'avis que
dans la plupart des cas, si toutefois l'on unit une idée au mot
« capitalisme », c'est le développement et la
diffusion des grandes entreprises que l'on envisage(15).
C'est possible, quoiqu'on ne voie pas très bien comment cette
conception peut s'accommoder des idées exprimées dans les mots:
le grand capital, les grands capitalistes et aussi le petit capital. Si
cependant l'on considère que le développement des grandes
exploitations rationnelles et des grandes entreprises n'a pu avoir lieu que
grâce au calcul capitaliste, cela ne peut être un argument contre
l'emploi proposé par nous des expressions
« capitalisme » et
« capitaliste ».
5. Le
concept de l'« économique »
|
La distinction usuelle dans l'économie politique entre l'action dans
le domaine « économique » ou « purement
économique » et l'action dans le domaine
« extra-économique » est tout aussi insuffisante
que la distinction entre les biens matériels et immatériels. En
effet, la volonté et l'action forment un tout inséparable. Le
système des fins est nécessairement indivisible, et n'embrasse
pas seulement les désirs, les appétits et les efforts qui
peuvent être satisfaits par une action exercée sur le monde
extérieur matériel, mais aussi tout ce qu'on a coutume de désigner
par l'expression satisfaction des besoins immatériels. Il faut que les
besoins immatériels eux aussi s'insèrent dans l'échelle
unique des valeurs, étant donné que l'individu est contraint
dans la vie de choisir entre eux et les biens matériels. Quiconque
doit choisir entre l'honneur et la richesse, entre l'amour et l'argent, range
dans une échelle unique ces différents biens.
Dès lors,
l'économique ne constitue pas un secteur nettement
délimité de l'action humaine. Le domaine de l'économie,
c'est celui de l'action rationnelle: l'économie intervient partout
où, devant l'impossibilité de satisfaire tous ses besoins,
l'homme opère un choix rationnel. L'économie est d'abord un
jugement porté sur les fins et ensuite sur les moyens qui conduisent
à ces fins. Toute activité économique dépend ainsi
des fins posées. Les fins dominent l'économie à qui
elles donnent son sens.
Étant
donné que l'économique embrasse toute l'activité
humaine, on doit observer la plus grande circonspection lorsqu'on veut
distinguer l'action « purement économique » des
autres actions. Cette distinction souvent indispensable en économie
politique isole une fin déterminée pour l'opposer à
d'autres fins. La fin ainsi isolée – sans considérer pour
l'instant s'il s'agit d'une fin dernière ou simplement d'un moyen en
vue d'autres fins – réside dans la conquête d'un produit
aussi élevé que possible en argent, le mot argent
désignant dans le sens strict qu'il a en économie le ou les
moyens d'échange en usage à l'époque
considérée. Il est donc impossible de tracer une limite
rigoureuse entre le domaine de l'« économique
pur » et les autres domaines de l'action. Ce domaine a une
étendue qui varie avec chaque individu en fonction de son attitude par
rapport à la vie et à l'action. Il n'est pas le même pour
celui qui ne considère pas l'honneur, la fidélité et la
conviction comme des biens pouvant être achetés, qui se refuse
à les monnayer, et pour le traître qui abandonne ses amis pour
de l'argent, pour les filles qui font commerce d'amour, pour le juge qui se
laisse corrompre. La délimitation de l'élément
« purement économique » à
l'intérieur du domaine plus étendu de l'action rationnelle ne
peut résulter ni de la nature des fins considérées, ni
du caractère particulier des moyens. La seule chose qui le
différencie de toutes les autres formes d'action rationnelle, c'est la
nature particulière des procédés employés dans ce
compartiment de l'action rationnelle. Toute la différence
réside dans le fait qu'il constitue le seul domaine où le
calcul chiffré soit possible.
Le domaine de
l'« économique pur » n'est pas autre chose que
le domaine du calcul monétaire. La possibilité d'isoler du
domaine de l'action humaine un compartiment où on soit en mesure de
comparer entre eux les divers moyens jusque dans les moindres détails
et avec toute la précision que permet le calcul est pour notre
pensée et notre action un fait d'une importance telle que nous sommes
facilement tentés d'assigner à ce compartiment une place
prépondérante. Ce faisant on oublie aisément que si
l'« économique pur » occupe une place à part, c'est
seulement du point de vue de la pensée et de l'action technique, mais
qu'il ne constitue pas par sa nature un domaine distinct à
l'intérieur du système unique des moyens et des fins.
L'échec de toutes les tentatives qui ont été faites pour
isoler l'« économique » en tant que domaine
particulier de l'action rationnelle et, à l'intérieur de
l'« économique », l'« économique
pur », ne doit pas être attribué à
l'insuffisance des moyens intellectuels mis en oeuvre. Il n'est pas douteux
que les esprits les plus pénétrants ne sont appliqués
à la solution de ce difficile problème. Si donc on n'a pu le
résoudre, cela prouve de toute évidence qu'il s'agit là
d'une question qui ne comporte pas de réponse satisfaisante. Le
domaine de l'« économique » se confond purement
et simplement avec celui de l'action humaine rationnelle et le domaine de
l'« économique pur » n'est pas autre chose que
le domaine où le calcul monétaire peut être
réalisé.
Si l'on veut regarder
les choses de près, tout individu humain n'a qu'un but: atteindre au
bonheur le plus haut, étant donné les circonstances où
il se trouve. L'éthique idéaliste a beau attaquer
l'eudémonisme, les sociologues et les économistes ont beau
contester sa valeur, ils sont forcés d'en tenir compte, comme d'une
chose qui va de soi. La méprise regrettable où tombent les
adversaires de l'eudémonisme en prenant dans un sens
grossièrement matérialiste les concepts de plaisir, déplaisir,
bonheur, est à peu près le seul argument qu'ils avancent contre
une doctrine qui leur est odieuse. C'est combattre contre les moulins
à vent que de montrer que l'action de l'homme n'a pas seulement pour
but les jouissances sensuelles. Lorsqu'une fois on l'a reconnu, lorsqu'une
fois l'on a saisi tout ce que contiennent les idées de plaisir, de
déplaisir et de bonheur, alors apparaît clairement le
néant de tous les essais non eudémoniques pour expliquer toute
action humaine conformément à la raison.
Bonheur doit
être entendu subjectivement. La philosophie moderne a enseigné
cette conception subjectiviste et l'a opposée avec un tel
succès aux conceptions anciennes, qu'on a tendance à oublier
que par suite des conditions physiologiques de la nature humaine, par suite
d'une communauté de conceptions, et de sentiments créée
peu à peu par l'évolution de la société il s'est
produit une assimilation profonde des opinions subjectives sur le bonheur et
plus encore sur les moyens d'y parvenir. Et c'est précisément
sur ce fait, sur cette assimilation que repose la vie en commun des membres
de la société. C'est parce qu'ils suivent les mêmes
routes, que les hommes peuvent s'unir pour un travail commun. Sans doute, il
y a encore des chemins menant au bonheur et que suit seulement une partie des
hommes, mais ce fait n'est qu'accessoire, car les routes les plus nombreuses,
les plus importantes, sont semblables pour tous.
La
démonstration usuelle entre les motifs économiques et les
motifs non économiques de l'action est inopérante parce que,
premièrement, le but suprême de toute économie se trouve
en dehors de l'économie et que, deuxièmement, toute action
rationnelle est économie. Ce n'est pas néanmoins sans raison
que l'on sépare l'action purement économique,
c'est-à-dire celle qui est accessible au calcul en argent, des autres
actions. Étant donné que, comme nous l'avons déjà
vu, il n'existe en dehors du domaine du calcul monétaire que des fins
intermédiaires de nature telle que leur évaluation et appréciation
peut être l'objet de jugements d'évidence immédiate, il
devient nécessaire, dès qu'on abandonne le domaine de l'«
économique pur », de fonder les jugements de cette nature sur
l'évaluation de l'utilité et du coût. C'est la
reconnaissance de cette nécessité qui amène à
séparer ce qui est purement économique de ce qui est en dehors
de l'économie, par exemple les cations influencées par la
politique.
Si l'on veut pour un
motif quelconque faire la guerre, on ne peut pas dire a priori que cela est
irrationnel, même quand le but de cette guerre est en dehors de ce
qu'on appelle d'ordinaire l'économie, par exemple dans une guerre de
religion. Si, malgré les sacrifices qu'on sait très bien que la
guerre exige, l'on est résolu à la faire quand même, parce
que l'on accorde plus de valeur au but poursuivi qu'aux frais causés
par la guerre, et si l'on estime que la guerre est le moyen le plus efficace
pour atteindre ce but, on ne peut dans ce cas considérer la guerre
comme une action irrationnelle. Reste à savoir si ces prévisions
sont exactes et si elles peuvent se réaliser. C'est là
justement ce qu'il faut examiner lorsqu'il s'agit de choisir entre la paix et
la guerre. La distinction entre l'action purement économique et les
autres actions rationnelles a précisément comme résultat
de contraindre l'esprit à une vision claire du problème.
Il suffit de rappeler
que l'on a cherché à préconiser la guerre comme
étant du point de vue économique une bonne affaire, ou encore
qu'on a défendu la politique protectionniste pour des motifs
économiques; cela nous montre que c'est toujours au même
principe que l'on se heurte. Toutes les discussions politiques depuis
cinquante ans auraient été singulièrement
simplifiées si l'on avait toujours fait attention à la différence
entre les « motifs d'action purement
économiques » et les « motifs d'action qui ne
sont pas purement économiques ».
Il
était réservé à la tendance
empirico-réaliste de l'école historico-sociologique, dans sa
désespérante confusion de tous les concepts, de voir dans le
principe d'économie un caractère spécifique de la
production en économie monétaire; cf. par ex. Lexis, Allgemeine
Volkswirtschaftslehre, Berlin et Leipzig, 1910, p. 15.
2. Cf. Ammon, Objekt
und Grundbegriffe der theoretischen Nationalökonomie, 2e éd.,
Vienne et Leipzig, 1927, p. 185.
3. Cf. J. St. Mill, Das
Nützlichkeitsprinzip, trad. Wahrmund (Gesammelte
Werke, édition allemande de Th. Gomperz, t. I. Leipzig, 1869, pp.
125-200).
4. Cf. Ludwig Feuerbach, Der
Eudämonismus (Sämtliche Werke, éd. Bolin et
Jodl., T. X, Stuttgart, 1911, pp. 230-293).
5. Ces courtes remarques ne veulent rien
admettre ou opposer au problème de l'économie de la
pensée tel qu'il a été étudié par la
philosophie moderne. Elles n'ont pour but que d'éviter la méprise
qui consiste à dire que ceux qui considèrent qu'agir
rationnellement c'est agir économiquement, devraient aussi
reconnaître la nature économique des méthodes de la
pensée. Les raisonnements de Spann sur l'économie de la
pensée pourraient facilement inciter à cette méprise.
Cf. Spann,Fundamente der Volkswirtschaftslehre, 4e éd.,
Iéna, 1929, pp. 56-59.
6. Cf. Schumpeter, Das
Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie,
Leipzig, 1908, pp. 50 et 80.
7. Sur la discrimination entre biens de premier
ordre et bien d'ordre supérieur en usage chez les économistes
autrichiens, cf. Bloch, La Théorie des besoins de Carl Menger, Paris,
1937, pp. 61-64.
8. Cuhel, Zur
Lehre von den Bedürfnissen, Innsbruck, 1907, pp. 198 sqq.
9. Cf. Wieser, Über
den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschatflichen Werte, Vienne,
1884, pp. 185 sqq.
10. Cf. Gottl-Ottilienfeld, Wirtschaft
und Technik (Grundrisse dre Sozialiökonomik, Section II,
Tubingue, 1914, p. 216.
11. C'est ce qu'a reconnu Neurath lui-même
(Durch die Kriegswirtschaft zur Naturalwirtschaft, Munich, 1919, pp.
216 sqq.). Il pose en principe que toute économie administrative
intégrale est en dernière analyse une économie
naturelle. « Socialiser veut dire en conséquence:
développer l'économie naturelle. » Seulement Neurath
n'a pas aperçu les difficultés insurmontables qui s'opposent
nécessairement au calcul économique dans la communauté
socialiste.
12. Cf. Passow, « Kapitalismus »,
eine begrifflich-terminologische Studie, Iéna, 1918, pp. 1 sqq. Dans la
deuxième édition de ce livre, parue en 1927, Passow, à
propos de la littérature la plus récente, dit que le mot
« capitalisme » pourrait à la longue
dépouiller sa nuance péjorative.
13. Cf. Carl Menger, Zur
Theorie des Kapitals (S. A. aus den Jahrbüchern f.
Nationalökonomie und Statistik, t. XVII), p. 41.
14. Cf. Passow, o.c. (2e
éd.), pp. 49 sqq.
15. Cf. Passow, (2e éd.), pp. 132.
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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