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1.
Violence et contrat dans la politique
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Naturellement la suprématie du principe de la force ne
s'étendait pas seulement à la propriété.
L'esprit, qui n'a confiance que dans la tolérance mutuelle mais dans
des combats incessants, pénétrait toute la vie du peuple.
Toutes les relations entre hommes se réglaient sur le droit du plus
fort, c'est-à-dire sur la négation même du droit. Pas de
paix, tout au plus un armistice.
L'édification
de la société se fait en partant des plus petits groupements.
Le cercle de ceux qui se réunissaient pour observer entre eux la paix,
était d'abord très restreint. Au cours des siècles, il
s'élargit petit à petit, jusqu'à ce que la
communauté du droit des gens, le groupement de paix et de droit le
plus étendu, eût englobé la plus grande partie de
l'humanité, n'excluant que les peuplades à demi sauvages qui
vivent au degré le plus inférieur de la civilisation. À
l'intérieur de cette communauté, le principe des accords
mutuels n'avaient pas atteint partout la même force. L'accord
était le mieux réalisé dans tout ce qui touchait
à la propriété. Où il était par contre le
moins réalisé, c'était dans les questions touchant
à la souveraineté politique. Dans tout ce qui intéresse
la politique extérieure, l'accord se borne jusqu'aujourd'hui à
limiter le principe de la force en imposant certaines règles à
la guerre. Exception faite pour la récente procédure du
tribunal d'arbitrage, les différends entre États se
règlent encore selon les formes en usage dans les plus anciennes
procédures de justice. Essentiellement, c'est la décision par
les armes qui les règle, étant entendu toutefois que, comme
dans les duels judiciaires des anciennes coutumes du droit, le combat est
lié à certaines règles. Cependant il serait inexact de
prétendre que dans les relations entre États, ce n'est que la
crainte de la force étrangère qui limite l'emploi de ses
propres forces(1). Même dans la politique
étrangère des États, on trouve depuis des siècles
des forces agissantes qui font placer la valeur de la paix au-dessus de celle
d'une guerre victorieuse. Aucun autocrate, si puissant soit-il, ne peut
à notre époque se soustraire entièrement à
l'influence d'une maxime du droit qui proclame qu'une guerre ne saurait
être commencée sans motifs plausibles. Le zèle que
manifestent tous les belligérants pour prouver que leur cause est
juste, que leur lutte est défensive, ou est à tout le moins une
défense préventive et non une offensive, n'est autre chose
qu'une reconnaissance solennelle du principe du droit et de la paix. Toute
politique, qui ouvertement s'est réclamée du principe de la
force, a suscité contre elle une coalition mondiale à laquelle
elle a finalement succombé.
Le principe de la paix
l'emportant sur le principe de la force, voilà ce dont l'esprit humain
a pris conscience avec la philosophie sociale du libéralisme dans
laquelle l'humanité pour la première fois cherche à se
rendre compte de ses actes. Elle dissipe le nimbe romantique dont s'entourait
jusqu'ici l'exercice de la force. Elle enseigne que la guerre est nuisible
non seulement pour les vaincus, mais aussi pour les vainqueurs. C'est par des
oeuvres de paix que la société est née; son être,
sa raison d'être, c'est de créer la paix. Ce n'est pas la
guerre, c'est la paix qui est l'auteur de toute chose. Autour de nous, nous
voyons que le bien-être est né par le travail économique.
C'est le travail et non la lutte armée qui apporte aux hommes le
bonheur. La paix construit, la guerre détruit. Les peuples sont foncièrement
pacifiques, parce qu'ils reconnaissent que, dans la balance, les bienfaits de
la paix l'emportent de beaucoup. Ils ne consentent qu'à une guerre de
défense; la pensée d'une guerre offensive leur est
étrangère. Il n'y a que les princes pour trouver du goût
à la guerre, parce qu'ils espèrent y acquérir de
l'argent, des terres et de la puissance. C'est aux peuples à leur
interdire cette envie, en refusant de mettre à leur disposition les
moyens nécessaires à la conduite de la guerre.
L'amour de la paix du
libéralisme ne provient pas de considérations philanthropiques
comme le pacifisme de Bertha Suttner et d'autres pacifistes du même
acabit. Le libéralisme n'a rien de commun avec ces auteurs de
lamentations qui cherchent à combattre le romantisme de l'ivresse
sanglante par la sécheresse des congrès internationaux. La
prédilection du libéralisme pour la paix n'est pas un sport de
bienfaisance qui s'accommode fort bien de toute sorte de convictions. Elle répond
à l'ensemble de sa théorie sociale où elle
s'insère harmonieusement. Celui qui reconnaît comme solidaires
les intérêts économiques de tous les peuples, celui qui
est indifférent au problème de l'étendue et des
frontières de l'État, celui qui a dépouillé
toutes idées collectivistes au point que des expressions comme
« l'honneur de l'État » lui sont devenues
inintelligibles, celui-là ne pourra jamais trouver à une guerre
offensive un motif plausible. Le pacifisme libéral est un produit logique
du système de la philosophie sociale du libéralisme. Lorsqu'il
entend protéger la propriété et rejeter la guerre, ce
sont là deux expressions d'un même principe(2).
2.
Fonction sociale de la démocratie
|
En politique intérieure, le libéralisme demande la
liberté complète d'opinion politique, et l'organisation de
l'État selon la volonté de la majorité du peuple:
législation réalisée par les représentants du
peuple, le gouvernement, délégation des représentants du
peuple, étant lié aux lois. Quand le libéralisme
s'accommode de la royauté, ce n'est qu'un compromis. Son idéal
demeure la république, ou au besoin l'apparence de la royauté,
comme en Angleterre. Car son principe politique le plus haut, c'est le droit
de libre disposition des peuples et des individus. Il est sans
intérêt de discuter pour savoir si cet idéal politique
doit être ou non considéré comme démocratique. Les
écrivains récents verraient plutôt une opposition entre
le libéralisme et la démocratie, dont ils ne semblent pas avoir
une notion très claire. Ils se font du fondement législatif des
institutions démocratiques une idée qui provient exclusivement
du domaine idéologique du droit naturel.
Il est
exact que la plupart des théoriciens libéraux ont
recommandé les institutions démocratiques pour des raisons qui
correspondraient aux conceptions du droit naturel touchant le droit de libre
disposition des individus. Cependant les raisons que d'ordinaire un courant politique
d'une époque donne pour justifier ses postulats ne cadrent pas
toujours avec celles qui le forcent à faire siennes ces raisons. Il
est souvent plus facile d'exercer une action politique que de rendre compte
des motifs profonds de cette action. L'ancien libéralisme était
conscient que son système de philosophie sociale suscitait
inévitablement des revendications démocratiques. Mais il
n'était pas du tout clair quelle position ces demandes occupaient au
sein du système. D'où s'expliquent et l'hésitation que
le libéralisme a toujours manifestée dans les questions de
principe et l'exagération apportée dans les revendications
démocratiques par ceux qui, revendiquant pour eux seuls le nom de
démocrates, se sont mis en opposition avec les autres libéraux
qui n'allaient pas si loin qu'eux.
L'importance de la
forme constitutionnelle démocratique ne tient pas au fait qu'elle
répondrait mieux qu'une autre aux droits naturels et innés des
hommes, ou encore qu'elle réaliserait mieux qu'aucune autre forme de
gouvernement la liberté et l'égalité. En soi, il n'est
pas plus indigne pour un homme de se laisser
« gouverner » par d'autres hommes que de faire
exécuter pour soi un travail par d'autres hommes. Que le citoyen d'une
société avancée en civilisation se sente heureux et libre
seulement démocratie, qu'il la préfère à toutes
les autres formes de l'État, qu'il soit prêt à tous les
sacrifices pour atteindre ou pour maintenir la forme d'État
démocratique ne s'explique point par le fait que la démocratie
est digne d'être aimée pour elle-même, mais parce qu'elle
remplit des fonctions dont on ne saurait se passer.
On a l'habitude de
considérer comme fonction essentielle de la démocratie la
sélection des chefs politiques. Dans l'État
démocratique, c'est par une sorte de concours public de la vie
politique que se recrutent les titulaires des fonctions de l'État,
tout au moins des plus importants. Ainsi, ce seraient les meilleurs qui
accéderaient aux postes culminants. Cependant, l'on ne voit pas trop
pourquoi la démocratie, dans le choix des chefs de premier plan,
aurait la main plus heureuse que l'autocratie ou l'aristocratie. L'histoire
offre assez d'exemples d'hommes de grand talent politique qui ont
percé dans des États non démocratiques. D'autre part,
l'on ne saurait prétendre que la démocratie a toujours
appelé les meilleurs aux plus hauts postes. Sur ce point, amis et
ennemis de la démocratie ne seront jamais d'accord.
En
réalité, l'importance de la forme constitutionnelle de la
démocratie est d'une tout autre sorte. Sa fonction est
d'établir la paix et d'éviter tous les bouleversements
violents. Même dans les États non démocratiques, un
gouvernement ne peut finalement se maintenir que s'il peut compter sur
l'assentiment de l'opinion publique. La force et la puissance de tous les
gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l'esprit
d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les gouvernants,
qui forcément ne représentent jamais qu'une petite
minorité en face d'une énorme majorité, ne peuvent
acquérir et conserver la maîtrise sur cette majorité que
s'ils ont su se concilier et rendre docile cet esprit de la majorité.
S'il n'en est plus ainsi, ceux sur l'opinion desquels le gouvernement est
fondé se rendent compte qu'ils n'ont plus de raison de soutenir le
gouvernement. Le fondement sur lequel sa puissance repose est miné,
tôt ou tard ce gouvernement se voit forcé de faire place
à un autre. Dans les États non démocratiques, un
changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut s'opérer
que par la violence. Un bouleversement violent écarte le
système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les
rattachaient à la population, et à leur place il met d'autres
personnes et un autre système.
Mais tout
bouleversement coûte du sang et de l'argent. Des victimes tombent et la
marche de l'économie nationale est interrompue par des destructions.
Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui
accompagnent tout changement violent de la situation politique, c'est par la
réforme constitutionnelle que la démocratie les évite.
La démocratie garantit l'accord de la volonté d'État,
s'exprimant par les organismes d'État, et de la volonté de la
majorité, parce qu'elle place les organismes de l'État dans la
dépendance juridique de la majorité du moment. Elle
réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le
pacifisme s'efforce de réaliser dans le domaine de la politique
extérieure(3).
C'est là la
fonction décisive de la démocratie; si nous en doutons nous
n'avons qu'à penser à l'objection si souvent mise en avant
contre le principe démocratique par les adversaires de la
démocratie. Quand les conservateurs russes assuraient que le tsarisme
et la politique des tsars étaient approuvés par la grande masse
de la population slave, de telle sorte que même une forme d'État
démocratique n'aurait pu en Russie donner un autre système de
gouvernement, ils avaient raison. Les démocrates russes du reste ne se
sont jamais fait d'illusions à ce sujet. Tant que la majorité
de la population russe (ou plus exactement cette partie de la population qui
avait une certaine maturité politique et pouvait jouer un rôle
dans la politique) était pour le tsarisme, l'empire russe
n'éprouvait vraiment pas le besoin d'une forme de constitution
démocratique. C'est seulement lorsqu'une divergence se manifesta entre
l'opinion publique et le système politique du tsarisme, que le manque
d'une constitution démocratique fut fatal à la Russie.
L'accommodation de la volonté d'État à la volonté
du peuple ne pouvait plus se faire par des voies pacifiques. Il n'y avait
plus d'autre issue qu'une catastrophe dont les suites pour le peuple russe
ont été tragiques. Et ce qui est si vrai de la Russie tsariste
ne l'est pas moins de la Russie bolchéviste ou de l'Allemagne
prussienne. Quel immense dommage a subi la France dans la grande
Révolution, dommage qu'elle n'a jamais pu entièrement
réparer. Et quel avantage immense fut-ce pour l'Angleterre d'avoir pu
depuis le XVIIe siècle éviter toute révolution.
On voit par là
combien il est inexact de tenir pour synonymes les mots: démocratique
et révolutionnaire, ou du moins comme étant très proches
l'un de l'autre. La démocratie n'est pas seulement non
révolutionnaire, mais elle a précisément pour fonction
d'écarter la Révolution. Le culte de la Révolution, du
bouleversement à tout prix – l'une des caractéristiques
du marxisme – n'a rien à voir avec la démocratie.
Reconnaissant que pour atteindre les buts économiques de
l'humanité, il faut avoir la paix comme point de départ, le
libéralisme exige la démocratie, parce qu'il attend d'elle
l'élimination de toutes les causes de luttes en politique intérieure
et extérieure. L'emploi de la force, avec son cortège de
guerres et de révolutions, lui semble un mal, parfois difficile
à éviter, tant qu'il n'existe pas de démocratie.
Même lorsque la révolution paraît inévitable, le
libéralisme tente encore d'en préserver le peuple. Il
n'abandonne pas l'espoir que la philosophie arrive à persuader aux
tyrans qu'ils doivent renoncer volontairement à leurs droits parce
qu'ils entravent le progrès social. C'est dans l'esprit de ce
libéralisme qui place la paix au-dessus de tout, que Schiller fait
supplier le marquis Posa d'accorder la liberté de penser; la nuit du 4
août 1789 où les aristocrates français renoncèrent
à leurs privilèges, la réforme anglaise de 1832 montrent
que cette espérance n'était pas tout à fait vaine. Le
libéralisme n'a aucune sympathie pour l'héroïsme trop
facile avec lequel les révolutionnaires professionnels du marxisme
mettent en jeu la vie de milliers d'individus et détruisent des
valeurs que les siècles ont lentement et péniblement créées.
En ceci, il observe encore le principe d'économie: s'assurer le
succès avec le moins de frais possible.
La démocratie
est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie est
autonomie. Cela ne veut pas dire que tous doivent collaborer de la même
manière à la législation et à l'administration.
La démocratie « directe » n'est possible que sur
une toute petite échelle. Même de petits parlements ne peuvent
venir à bout de leur tâche dans les séances publiques. Il
faut élire des commissions. Le véritable travail est toujours
fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion, par
les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs
des projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent
à la direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la
même valeur, la nature a fait des uns des chefs, et des autres des
hommes qui ont besoin d'être conduits par ces chefs; à cela les
institutions démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas
être les hardis pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne
désirent pas l'être, ils ne s'en sentent pas la force.
L'idée que dans une pure démocratie le peuple tout entier
passerait ses journées à délibérer et à
décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est
là une idée conçue d'après le modèle de la
situation qui a pu régner dans les États urbains de l'ancienne
Grèce à l'époque de la décadence. On oublie que
ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de démocratique
puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne possédant pas
les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute participation
à la vie publique. Si l'on fait appel à la collaboration de
tous, l'idéal de la « pure » démocratie
comme de la démocratie directe est irréalisable. Du reste
prétendre réaliser la démocratie sous cette forme
impossible n'est qu'une pédanterie doctrinaire des tenants du droit
naturel. Pour atteindre le but, vers lequel tendent les institutions
démocratiques, il suffit d'une chose, c'est que la législation
et l'administration se conforment à la volonté de la
majorité de la nation. En cela, la démocratie médiate
peut le faire. L'idéal de la démocratie n'est pas que chaque
individu rédige lui-même les lois et administre, mais que les
législateurs et les gouvernants dépendent de la volonté
populaire au point qu'ils puissent être remplacés par d'autres
s'ils sont mis en conflit avec elle.
Ainsi tombent un grand
nombre des objections contre la possibilité de réaliser la
démocratie, qui ont été mises en avant par des partisans
ou des adversaires de la souveraineté populaire(4).
La démocratie ne souffre pas d'atteinte du fait que des chefs sortent
de la masse pour se consacrer entièrement à la politique. Comme
toute autre profession dans la société où le travail est
divisé la politique exige toutes les forces d'un homme; des
politiciens occasionnels ne sauraient lui rendre d'utiles services(5). Tant que le politicien professionnel demeure dans
la dépendance de la majorité populaire, de manière
à n'exécuter que ce pour quoi il a obtenu la majorité,
le principe démocratique est sauf. Ce n'est pas non plus une des
conditions de la démocratie que les chefs proviennent des couches
sociales les plus nombreuses, de sorte que le parlement offrirait, sur une
échelle réduite, une image de la stratification sociale du
pays. À ce compte-là, dans un pays composé en majeure
partie de paysans et d'ouvriers industriels, le parlement devrait se composer
aussi en majeure partie de paysans et d'ouvriers industriels(6).
Le gentleman sans profession qui joue un grand rôle au parlement
anglais, l'avocat et le journaliste dans les parlements des pays latins sont
de meilleurs représentants du peuple que les meneurs de syndicats et
les paysans qui impriment aux parlements allemands et slaves une marque de
stérilité intellectuelle. Si vraiment les membres des classes
supérieures de la société sont exclus de la
collaboration parlementaire, les parlements et les gouvernements qui en sont
issus ne peuvent donner une image fidèle de la volonté
populaire. Car dans la société les classes supérieures,
dont la composition est déjà le produit d'une sélection
faite par l'opinion publique, exercent sur les esprits une influence bien
supérieure à celle qui correspondrait au nombre de leurs
membres. Si on les exclut de la collaboration à la législation
et à l'administration, parce qu'on aura persuadé
l'électeur qu'ils ne sont pas aptes à remplir des emplois
publics, on crée une opposition entre l'opinion publique du pays et
l'opinion des partis parlementaires, qui gêne, s'il le ne rend
impossible, le fonctionnement des institutions démocratiques. Des
influences extraparlementaires s'exercent sur la législation et
l'administration, car les courants intellectuels qui partent de ceux qui sont
exclus du parlement ne peuvent être annihilés par les
médiocres éléments qui sont les maîtres du
parlement. C'est là ce qui fait le plus grand tort au parlement, c'est
là qu'est la cause de ce déclin qu'on déplore si
souvent. La démocratie n'est pas l'ochlocratie (gouvernement de la
population). Un parlement qui voudrait mener sa tâche à bien
devrait compter dans son sein les meilleures têtes politiques de la
nation.
Mais la
méconnaissance la plus grave, c'est d'avoir, par une extension abusive
de l'idée de souveraineté selon le droit naturel, conçu
le principe démocratique comme étant la domination sans limites
de la « volonté générale ». La
toute-puissance de l'État démocratique n'est au fond
différente en rien de celle de l'autocrate absolu. En se figurant que
l'État peut tout ce qu'il veut et qu'en face de la volonté du
peuple souverain il ne saurait y avoir de résistance, nos
démagogues et leurs partisans ont fait plus de mal que la folie
césarienne de princes dégénérés. Dans les
deux cas même conception fondée uniquement sur la
toute-puissance politique de l'État. Aucunes bornes n'arrêtent
le législateur, parce qu'il puise dans la théorie du droit la
notion que tout droit remonte à sa volonté. C'est par une
confusion petite, mais lourde de conséquences, qu'il prend sa liberté
formelle pour une liberté matérielle, se croyant au-dessus des
conditions naturelles de la vie sociale. Les conflits qui en découlent
montrent que la démocratie n'a de sens que si elle est
libérale. C'est seulement dans le cadre du libéralisme qu'elle
remplit une fonction sociale. Démocratie sans libéralisme n'est
qu'une forme vide.
Le libéralisme implique nécessairement la démocratie
politique. Cependant, on pense souvent que le principe démocratique
doit finalement mener au-delà du libéralisme. Rigoureusement
réalisé, le principe démocratique demanderait non
seulement l'égalité des droits politiques, mais aussi
l'égalité des droits économiques. Cette dernière,
le libéralisme ne saurait y atteindre. C'est ainsi que le socialisme
serait issu, avec une nécessité dialectique, du
libéralisme. Dans l'évolution historique, le libéralisme
disparaîtrait de lui-même.
De même,
l'idéal de l'égalité a été exposé
à l'origine comme une revendication du droit naturel. On a
essayé de la justifier par des arguments religieux, physiologiques,
philosophiques. Mais tous ces raisonnements ne supportaient pas
l'épreuve. C'est un fait que les hommes sont inégalement
doués par la nature. On ne peut donc appuyer la revendication d'un
traitement égal pour tous sur le fait que tous seraient égaux.
Nulle part plus que pour le principe d'égalité les preuves
tirées du droit naturel, n'apparaissent aussi pauvres.
Pour
comprendre l'idéal d'égalité, il faut d'abord
considérer son importance historique. Partout où il s'est
manifesté, dans le passé ou à notre époque, il
avait pour objet l'abolition de la différenciation par classes des
individus en ce qui concerne leur capacité juridique. Tant qu'il
existe des obstacles au développement de l'individu et de couches
entières du peuple, l'on ne peut espérer que le cours de la vie
sociale ne sera pas troublé par de violents bouleversements. Les
« sans droits » seront toujours une menace pour l'ordre
social. Réunis par le désir commun de supprimer les entraves
qui les oppriment, ils forment un gouvernement décidé à
faire aboutir ses revendications par la violence, puisqu'il est impossible
d'y arriver à l'amiable. La paix sociale ne sera
réalisée que si tous les membres de la société
ont part aux institutions démocratiques.
Mais lorsque le
libéralisme demande l'égalité devant la loi, il est
encore guidé par une autre considération. La
société a intérêt à ce que les moyens de
production passent à ceux qui sauront le mieux en tirer parti. Graduer
la capacité juridique des individus d'après leur naissance,
c'est empêcher les biens de production de parvenir entre les mains de
ceux qui leur assureront le maximum de rendement. On sait quel rôle a
joué cet argument dans les luttes soutenues par le libéralisme,
et surtout lors de la libération des paysans.
Dans sa défense
du principe d'égalité, le libéralisme s'inspire donc de
principes d'opportunité tout à fait prosaïques. Du reste,
il se rend très bien compte que l'égalité devant la loi
aura parfois des conséquences monstrueuses, qu'elle pourra le cas
échéant opprimer l'individu, parce que ce qui est bienvenu pour
l'un peut porter à l'autre une dure atteinte. Cependant, l'idée
d'égalité du libéralisme s'inspire des nécessités
sociales devant lesquelles les susceptibilités des individus doivent
s'effacer. Comme toutes les autres institutions sociales, les normes
juridiques n'existent qu'en fonction des fins sociales devant lesquelles
l'individu doit s'incliner, parce que ses propres fins ne peuvent être
réalisées que dans la société et par la
société.
C'est
méconnaître le caractère des institutions juridiques que
d'en vouloir étendre l'extension, de chercher à en tirer de
nouvelles revendications, qu'on s'efforcera de réaliser, quand bien
même les buts de la coopération sociale devraient en souffrir.
L'égalité, telle que l'entend le libéralisme, est
égalité devant la loi. Jamais il n'en a eu d'autre en vue. Aux
yeux du libéralisme, c'est une critique injustifiée de
blâmer l'insuffisance de cette égalité et de
prétendre que la véritable égalité va beaucoup
plus loin et qu'elle englobe aussi l'égalité des revenus
fondée sur une répartition égale des biens.
C'est
précisément sous cette forme que le principe
d'égalité trouve l'assentiment joyeux de tous ceux qui ont plus
à gagner qu'à perdre à une répartition
égale des biens. Les masses sont facilement gagnées à
une telle égalité. C'est là un champ propice à la
propagande démagogique. En prenant position contre les riches, en
excitant le ressentiment des moins fortunés, on est toujours
assuré d'un grand succès. La démocratie prépare
seulement le terrain où se développe cet esprit que l'on trouve
toujours et partout à l'état latent(7).
C'est là l'écueil où se sont brisés jusqu'ici
tous les États démocratiques et où la démocratie
d'aujourd'hui s'apprête à les suivre.
Il est singulier que
l'on qualifie d'antisociale cette conception du principe
d'égalité qui ne considère l'égalité qu'en
tant qu'elle sert les buts sociaux et ne veut la réaliser que dans la
mesure où elle y contribue, et que par contre on considère
comme sociale, la conception qui, sans tenir comptes des conséquences
transforme cette égalité en un droit subjectif accordant
à chaque individu sa quote-part du revenu national. Dans les
États urbains de la Grèce du IVe siècle, le citoyen se
considérait comme le maître de la propriété de
tous les membres de l'État, en revendiquant impérieusement sa
part comme un actionnaire réclamant ses dividendes. À propos de
cette habitude de partager les biens communs et les biens confisqués
des particuliers, Eschine a dit très justement: « Quand les
Athéniens venaient de l'assemblée publique, ils n'avaient pas
l'air de sortir d'une réunion politique mais de la séance d'une
association où l'on avait partagé les excédents de
recettes. »(8) On ne peut contester
qu'aujourd'hui encore l'homme du peuple est porté à
considérer l'État comme une source de rentes, d'où il
doit chercher à tirer le plus de revenus possible.
Le principe
d'égalité dans ce sens élargi n'est pas du tout une
conséquence nécessaire du principe démocratique. On ne
peut pas non plus le considérer a priori comme une
nouvelle norme pour la vie sociale. Avant de le juger, il faut se faire une
idée claire des effets qu'il peut produire. En général,
il plaît beaucoup aux masses, dans les États
démocratiques il trouve facilement crédit, mais cela ne suffit pas
pour que le théoricien l'admette comme étant un principe
démocratique, et ne le soumette qu'à une critique
superficielle.
4.
Démocratie et Socialisme
|
L'idée que la démocratie et le socialisme ont entre eux une
parenté interne s'est accréditée de plus en plus dans
les années qui précédèrent la révolution
bolchévique. Beaucoup avaient fini par croire que socialisme et
démocratie était synonymes, et qu'une démocratie sans
socialisme ou un socialisme sans démocratie étaient
impossibles.
À l'origine de
cette conception, on trouvait la combinaison de deux séries
d'idées qui toutes deux remontent à Hegel et à sa
philosophie de l'histoire. Pour Hegel, l'histoire est « le
progrès dans la liberté consciente ». Ce
progrès s'est accompli de la manière suivante: « Les
Orientaux ont su qu'un seul était libre, les Grecs et
les Romains que quelques-uns étaient libres. Mais
nous autres nous savons que tous les hommes sont libres, et
que l'homme, en tant qu'homme, est libre. »(9) Il
est hors de doute que la liberté à laquelle Hegel fait allusion
était autre que celle pour laquelle luttaient les politiques radicaux
de son temps. Hegel avait fait siennes des pensées tirées des
doctrines politiques du siècle des lumières et qui
étaient devenues bien commun, puis il leur avait insufflé son esprit.
Cependant, les radicaux de la jeune école hégélienne
puisaient dans ses écrits celles de ses paroles qui leur
agréaient. Pour eux, il est entendu que l'évolution vers la
démocratie est une nécessité au sens
hégélien de ce concept. Les historiens se rangent à cet
avis. Selon Gervinus, « on observe aussi bien en grand sans
l'histoire de l'humanité que dans le cours du développement
interne des États un progrès régulier qui va de la
liberté intellectuelle et civique des individus à celle d'un
plus grand nombre, et à celle du plus grand nombre(10). »
Dans la conception
matérialiste de l'histoire, l'idée de la liberté du plus
grand nombre revêt une signification précise. Le plus grand
nombre, ce sont les prolétaires. Et ceux-ci, étant donné
que la conscience est fonction de l'homme en tant qu'être social,
doivent être forcément socialistes. Ainsi, l'évolution
vers la démocratie et l'évolution vers le socialisme ne font
qu'un. La démocratie est le moyen qui aide à réaliser le
socialisme, et en même temps, le socialisme est le moyen pour
réaliser la démocratie. Dans le nom du parti allemand:
« Sozialdemokratie » l'assimilation de la
démocratie et du socialisme est exprimée très nettement.
Mais avec le mot de démocratie, le parti socialiste ouvrier recueille
aussi l'héritage de la Jeune Europe. On retrouve dans les programmes
de propagande de la « Sozialdemokratie » toutes les
formules voyantes du radicalisme politique de la première
moitié du XIXe siècle. Elles recrutent au parti des
adhérents, que les revendications socialistes n'attirent pas et
parfois même dégoûtent.
La position du
socialisme marxiste par rapport aux revendications démocratiques a
été déterminée par le fait qu'il était le
parti socialiste des Allemands, des Russes et des petits peuples
englobés dans la monarchie austro-hongroise et l'empire des tsars.
Dans ces pays plus ou moins autocratiques, tout parti d'opposition devait
avant tout revendiquer la démocratie pour créer un terrain
favorable au déploiement de l'activité politique. Pour la
social-démocratie, le problème de la démocratie
était ainsi exclu en quelque sorte de la discussion. Il ne fallait pas
pour l'opinion publique que l'idéologie démocratique eût
l'air d'être mise en doute.
À
l'intérieur du parti, la question touchant le rapport entre les deux
idées, exprimé dans le double nom de social-démocratie
ne pouvait être complètement étouffée. On
commença par diviser la question en deux parties. Pour le futur
État de la réalisation définitive du socialisme, il
était bon de maintenir l'identité foncière de la
démocratie et du socialisme. Puisqu'on continuait à
considérer la démocratie comme un bien, un socialiste croyant
qui attend son salut du paradis socialiste futur ne pouvait conclure
autrement. La Terre Promise ne serait point parfaite si, du point de vue
politique, elle ne réalisait pas aussi le meilleur idéal. Aussi
les écrivains socialistes ne cessaient-ils de proclamer qu'il ne
pouvait y avoir de vraie démocratie que dans la société
socialiste, et que tout ce que la société capitaliste appelait
de ce nom n'était qu'une caricature masquant la domination des
exploiteurs.
Cependant, quoiqu'il
parût bien établi que le socialisme et la démocratie
devraient se rencontrer au but, il semblait beaucoup moins sûr que la
voie pour y atteindre fût commune. On se mit à discuter de la
question de savoir s'il fallait toujours s'efforcer de réaliser le
socialisme (et donc en même temps la vraie démocratie dans le
sens où elle était prise tout à l'heure) en se servant
seulement des moyens de la démocratie, ou bien si l'on ne devait pas
dans la lutte s'écarter des principes de la démocratie. Cette
discussion qui tournait autour de la dictature du prolétariat,
faisait, avant la révolution bolchévique, l'objet de
débats académiques dans la littérature marxiste. Depuis
elle est devenue un grand problème politique.
Comme toutes les
différences d'opinions qui séparent les marxistes en
différents groupes la discussion au sujet de la dictature du
prolétariat provient de l'ambiguïté qui règne dans
cet assemblage qu'on a l'habitude d'appeler: le système marxiste. Dans
le marxisme, pour chaque point du système l'on trouve toujours au moins
deux conceptions entièrement contradictoires, qu'on arrive à
faire plus ou moins concorder à grand renfort de casuistique
dialectique. Le moyen le plus utilisé de cette dialectique est
l'emploi d'un mot dont le sens variera suivant les besoins. Ces mots qui,
pour l'agitation politique servent aussi de slogans bons à hypnotiser
les masses, ces mots sont l'objet d'un véritable culte, qui rappelle
la religion fétichiste. L'essence de la dialectique marxiste est le
fétichisme des mots. Chacun des articles de la foi marxiste est
concrétisé dans un mot fétiche, dont le double ou le
triple sens doit faciliter la combinaison de pensées et de
revendications inconciliables. Pour interpréter ces expressions, qui
semblent avoir été choisies avec intention, comme celles de la
Pythie de Delphes, afin d'en permettre plusieurs explications, on instaure
des débats où chacun de ceux qui discutent peut alléguer
en sa faveur un texte de Marx ou d'Engels, qui font autorité.
Un de ces mots
fétiches du marxisme est le mot révolution. Quand le marxisme
parle de révolution industrielle, il entend désigner par
là la transformation progressive de la production
précapitaliste en production capitaliste. Le mot: révolution
ici est donc synonyme d'évolution, et l'opposition qu'il y a
d'ordinaire entre les idées d'évolution et de révolution
a à peu près disparu. Le marxisme pourra ainsi, chaque fois
qu'il lui plaira, taxer l'esprit révolutionnaire de putschisme. Les
révisionnistes n'avaient pas tort d'invoquer à l'appui de leurs
théories de nombreux passages de Marx et d'Engels. Mais le marxisme
emploie ce mot: révolution encore dans un autre sens. Quand il appelle
le mouvement ouvrier un mouvement révolutionnaire, et la classe
ouvrière la seule classe vraiment révolutionnaire, il emploie
le mot révolution comme évoquant les barricades et les combats
de rue. C'est pourquoi le syndicalisme a aussi raison quand il se
réclame de Marx.
Le marxisme emploie
d'une manière aussi confuse le mot: État. Pour lui
l'État n'est qu'un instrument de la domination de classes. Le
prolétariat, par le fait qu'il conquiert la puissance politique,
supprime les oppositions de classes et c'est la mort de l'État.
« Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à opprimer,
dès que, avec la domination de classes et avec la lutte
légitime pour l'existence de l'individu au milieu de l'anarchie qui a
régné jusqu'ici dans la production, les conflits et les
excès qui en résultaient sont supprimés, il n'y a plus
rien à réprimer, et une force spéciale de
répression, un État devient inutile. Le premier acte où
l'État apparaît véritablement comme un
représentant de la société tout entière –
à savoir la prise de possession des moyens de production au nom de la
société –, ce premier acte est aussi en même temps
son dernier acte indépendant en tant qu'État. L'intervention
d'un pouvoir étatique dans les organismes sociaux devient superflue
dans un domaine, puis dans un autre; et ce pouvoir de l'État tombe de
lui-même en désuétude. »(11) Quelque
confuse et superficielle que soit cette affirmation en ce qui touche la
connaissance de l'organisation politique, elle est au sujet de la dictature
du prolétariat si précise, qu'on ne puisse, semble-t-il,
être en doute sur son interprétation. Mais les paroles de Marx
sont déjà beaucoup moins précises lorsqu'il affirme
qu'entre la société capitaliste et la société
communiste il y a une période de transformation de l'une à
l'autre, à laquelle correspond une période de transition
politique, pendant laquelle l'État ne peut être autre chose que
la dictature du prolétariat(12). Par contre,
si l'on adopte avec Lénine l'opinion que cette période de
transition durera jusqu'à ce que cette « phase
supérieure de la société communiste » soit
atteinte, où « l'asservissante subordination des individus
à la division du travail, et par conséquent l'opposition du
travail intellectuel et du travail corporel aura disparu », phase
dans laquelle « le travail n'est pas seulement un moyen pour
vivre, mais où il est devenu le premier besoin de la vie »,
en ce cas on en arrive évidemment à de tout autres
résultats dans le jugement porté sur la position qu'occupe le
marxisme en face de la démocratie(13). Car au
moins, pendant des siècles, il ne saurait plus être question de
démocratie dans l'État socialiste.
En dépit de
certaines observations sur les réalisations historiques du
libéralisme, le marxisme est incapable de comprendre l'importance que
l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que
faire des revendications libérales concernant la liberté de
conscience et d'expression de la pensée, la reconnaissance, par
principe, de toute opposition, et l'égalité de droits de tous
les partis. Partout où il ne domine pas encore, le marxisme utilise
très largement tous les droits fondamentaux du libéralisme dont
il a un besoin urgent pour sa propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre
jusque dans son essence ces droits du libéralisme, et jamais il ne
consentira à les accorder à ses adversaires, quand il aura
lui-même le pouvoir. Sur ce point, il ressemble tout à fait aux
Églises et aux autres puissances qui s'appuient sur le principe de la
force. Ces puissances elles aussi pour conquérir la
souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés
démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès
qu'elles sont au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique
dans le socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti
communiste, dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole,
association, réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au
contraire. » Et avec un remarquable cynisme, il vante le jeu des
communistes, qui du temps où ils ne tenaient pas les rênes du
gouvernement, entraient en lice pour la liberté d'opinion, uniquement
parce qu'il aurait été « ridicule » de
demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement
qu'en revendiquant la liberté tout court(14).
Le libéralisme
revendique partout et toujours la démocratie. Il n'entend pas attendre
que le peuple soit « mûr » pour la
démocratie, car la fonction que la démocratie doit remplir dans
la société ne souffre pas de délai. La démocratie
doit être, parce que sans elle il ne peut y avoir aucun
développement pacifique de l'État. Le libéralisme veut
la démocratie, non parce qu'il représente une politique de
compromis, ou parce que dans la conception du monde il adhère au
relativisme(15). Le libéralisme lui aussi
demande pour sa doctrine une validité absolue. Seulement il sait que
le fondement de la puissance est de régner sur les esprits, et que
l'on y arrive que par des moyens spirituels. Le libéralisme lutte pour
la démocratie même dans des cas où il peut redouter pour
un temps plus ou moins long des désavantages. Il pense en effet qu'on
ne peut se maintenir contre la volonté de la majorité; les
avantages qui pourraient résulter d'une souveraineté du
principe libéral maintenue artificiellement et malgré l'opinion
populaire, lui semblent bien mesquins au prix des suites fâcheuses
d'une violation de la volonté populaire qui provoquerait des troubles
graves dans la marche paisible du développement de l'État.
Si elle avait pu, la
social-démocratie aurait certes continué à employer avec
une ambiguïté utile à la propagande le mot:
démocratie. C'est un hasard historique, la révolution
bolchéviste qui a forcé la social-démocratie à
jeter prématurément le masque et à dévoiler le caractère
de violence de ses doctrines et de sa politique.
5. La
constitution politique de l'État socialiste
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Par delà la dictature du prolétariat se trouve le paradis de
« la phase supérieure de la société
communiste où les forces productives s'accroissent avec le multiple
développement des individus, et où les sources vives de la
richesse sociale coulent plus abondamment »(16).
Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à
réprimer, il n'y a plus besoin d'un État. À la place
d'un gouvernement pour les personnes, il y a une administration des biens et
une direction des processus de production »(17).
Le temps est venu où « une génération, qui a
grandi dans les nouvelles et libres conditions sociales est en état de
rejeter loin d'elle toute la friperie de l'État »(18). La classe ouvrière a traversé une
période de « longues luttes, toute une série de
processus historiques, qui ont entièrement transformé les
hommes et leurs conditions d'existence. »(19) Ainsi,
la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la
contrainte, comme autrefois, à l'époque où la tribu
formait la base de l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait
un grand éloge(20). Malheureusement tout cela
a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile,
Ovide et tacite:
Aurea prima
sata est aetas, quae vindice nullo
Sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat
Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo
Aere legebantur(21).
Les marxistes n'ont ainsi aucun motif pour s'occuper des problèmes
concernant la constitution politique de l'État socialiste. Ils ne se
rendent pas compte qu'il y a ici des problèmes dont on ne se
débarrasse pas simplement par le silence. Dans l'organisation de la
société socialiste, la nécessité d'une action en
commun doit se faire. Il faudra décider quelle forme donner à
ce que l'on appelle métaphysiquement la volonté
générale ou la volonté populaire. Même si on veut
faire abstraction du fait qu'il n'y a point d'administration des biens, qui
ne soit administration des hommes, c'est-à-dire la
détermination d'une volonté humaine par autrui, et qu'il n'y a
pas de direction des processus de production, qui ne soit une direction des
personnes, c'est-à-dire la motivation d'une volonté humaine par
une autre(22), il faudra tout de même se
demander qui administrera les biens et dirigera les processus de production
et quels principes seront suivis. Ainsi, nous nous retrouvons en face de tous
les problèmes politiques qui se posent dans une société
réglée par le droit.
Lorsque dans
l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements tendant à se
rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme,
il s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très
marqué d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans
l'État jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de
démocratie et de libre disposition pour la majorité populaire.
Les utopies des anciens socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins
éloignées de la démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon
n'étaient démocrates. Si l'on considère l'histoire et
les livres des théories socialistes, on ne trouve rien qui puisse
témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance socialiste de la
société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de
plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit seulement
dans un avenir éloigné réaliser la phase
supérieure de la société communiste, selon les
visées marxistes, est tout à fait antidémocratique(23). Dans cette phase idéale, la paix immuable,
éternelle – but de toutes les organisations démocratiques
–, doit exister aussi, mais on doit accéder à cet
état de paix par d'autres voies que celles suivies par les
démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements
de gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un
gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques.
C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le
libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix
des pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui
veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit,
en édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que
dure ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité
d'une paix ainsi fondée. La paix qu'il envisage est assurée
contre les dangers toujours menaçants, toujours renaissants, du
désir de changement.
1. Comme
le prétendait Lasson, Prinzip
und Zukunft des Völkerrechts, Berlin,
1871, p. 35.
2. Dans leur désir de mettre tout ce qui
est mauvais au compte du capitalisme, les socialistes ont même
essayé de montrer que l'impérialisme moderne et partant la
guerre mondiale étaient les produits du capitalisme. Inutile de
s'occuper longuement de ce théorème qui s'appuie sur le manque
de jugement des masses. Cependant, il n'est pas superflu de rappeler que
Kant a montré exactement ce qu'il en était, lorsqu'il attendait
de l'influence croissante des « puissances d'argent »
la diminution progressive des tendances belliqueuses. Il dit: « C'est
l'esprit commercial qui ne peut exister concurremment avec la
guerre. » cf. Kant, Zum ewigen Frieden,OEuvres complètes,
t. V., p. 688. – Cf. Sulzbach, Nationales Gemeinschaftsgefühl und
wirschaftliches Interesse, Leipzig, 1929, pp. 80.
3. Ce n'est pas un hasard, si Marsilius de
Padoue, l'écrivain qui, au seuil de la renaissance, a le premier
exposé la revendication démocratique d'une législation
établie par le peuple a intitulé son écrit: Defensor
pacis. Cf. Atger, Essai sur l'Histoire des Doctrines du Contrat Social,
Paris, 1906, p. 75. Cf. Scholtz, Marsilius
von Padua und die Idee der Demokratie (Zeitschrift
für Politik, t. I, 1908, pp. 66.)
4.
Cf. d'une part les écrits des champions de l'État autocratique
prussien et d'autre part les syndicalistes. – Cf. Michels: Zur
Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 2e
éd. Leipzig, 1925, pp. 463.
5. Cf. Max Weber, Politik
als Beruf, Munich t Leipzig, 1920, pp. 17.
6. Les théories inspirées du droit
naturel et méconnaissant le principe de la division du travail, se
cramponnent à l'idée de la
« représentation » des électeurs par
l'élu. Il n'est pas difficile de montrer tout ce qu'il y a là
d'artificiel. Le député qui fait pour moi des lois et qui
contrôle l'administration des postes ne me
« représente » pas plus que le médecin
qui me guérit, ou le cordonnier qui me fait mes souliers. Ce qui le
distingue du médecin ou du cordonnier, ce n'est pas qu'il me rend des
services d'une autre sorte, mais que, si je suis mécontent de lui, je
ne peux pas lui retirer le soin de mes affaires, aussi simplement qu'au
médecin et au cordonnier. C'est pour m'assurer sur le gouvernement
cette influence que j'ai sur l'art du médecin ou la fabrication des
souliers, que j'entends être électeur.
7. On peut dire à cet égard avec
Proudhon: la démocratie c'est l'envie. – Cf. Poehlmann, t. I, p.
317, note 4.
8.
Cf. Poehlmann, ibid.,
p. 333.
9. Cf. Hegel, Vorlesungen
über die Philosophie der Weltgeschichte, édition Lasson, t.
I, Leipzig, 1917, p. 40.
10. Cf. Gervinus, Eineitung
in die Geschichte des XIX. Jahrhunderts, Leipzig, 1853, p. 13.
11. Cf. Engels, Herrn
Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, 7e édit.
Stuttgart, 1910, p. 302.
12. Cf. Marx, Zur
Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 23.
13. Cf. ibid., p. 17. cf. Lénine, Staat
und Revolution, Berlin, 1918, p. 89.
14. Cf. Boukharine Das
Programm der Kommunisten (Bolchévistes), Zurich, 1918, pp. 24.
15. C'est ce que pense Kelsen (Vom Wesen und
Wert der Demokratie dans Archiv für Sozialwissenschaft, t. 47, p. 84.
– Cf. Menzel, Demokratie und Weltanschauung (Zeitschrift
für öffentliches Recht, t. II, pp. 701.)
16. Cf. Marx, Zur
Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 17.
17. Cf. Engels, Herrn
Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 302.
18. Cf. Engels, Vorwort zu Marx, Der
Bürgerkrieg in Frankreich (Ausgabe der Politischen Aktions-Bibliothek), Berlin,
1919, p. 16.
19. Cf. Marx, Der
Bürgerkrieg, p. 54.
20.
Cf. Engels, Der
Ursprung der Famille, des Privateigentum und des Staates, 20e
éd. Stuttgart, 1921, pp. 163.
21. Cf. Ovide, Métam.
I, 89, etc. – Cf. Virgile, Énéide, VII, 203, etc. –
Cf. Tacite, Annales, III, 26 et Poehlmann, t. II, pp. 583.
22.
Cf. Bourguin, Die
sozialistischen Systeme und die wirtschaftliche Entwickung,
trad. Katzenstein, Tubingue, 1906, pp. 70. Cf. Kelsen, Sozialismus
und Staat, 2e éd. Leipzig,
1923, p. 105.
23. Cf. Bryce, Moderne
Demokratien, trad. Loewenstein et Mendelssohn-Bartholdy, Munich, 1926, t.
III, pp. 289.
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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