|
Aux yeux du marxisme pur, le socialisme n'est pas un programme politique. Il
n'existe pas le passage de la société actuelle au socialisme,
il ne condamne pas davantage l'organisation sociale libérale. Il se
présente comme une théorie scientifique qui a découvert
dans les lois dynamiques régissant l'évolution sociale une
tendance à la socialisation des moyens de production. Il ne se
prononce pas en faveur du socialisme; il n'aspire ni ne travaille à
son avènement: lui supposer de tels sentiments équivaudrait
à croire que l'astronomie qui a prédit une éclipse
s'emploie à la réaliser et l'estime souhaitable. C'est un fait
connu que la vie de Marx et même un grand nombre de ses écrits
et de ses aphorismes sont en contradiction absolue avec cette attitude
théorique, et que le socialisme sentimental à base de haine y
perce à chaque instant. Ses disciples en tout cas ont depuis longtemps
oublié dans la politique pratique la rigueur du dogme. Les paroles et
les actes des partis marxistes vont bien au-delà de ce qu'autorise la
« théorie de l'accouchement ». Mais notre objet
est la doctrine pure, et non ses déformations dans la politique
quotidienne. Cette contradiction est donc pour nous secondaire.
Si l'on fait abstraction de la conception marxiste pure, d'après
laquelle l'avènement du socialisme est une nécessité
inéluctable, on découvre deux motifs à l'attitude des
défenseurs de l'organisation sociale communiste. Ils sont socialistes
soit parce qu'ils attendent de l'organisation socialiste de la
société un rendement plus élevé du travail
social, soit parce qu'ils estiment que cette organisation est plus conforme
à la justice. Mais tandis que le marxisme pur se refuse à toute
conciliation avec le socialisme moral, son attitude à l'égard
du socialisme économico-rationaliste est autre. On pourrait
interpréter le matérialisme historique dans le sens suivant: le
mouvement spontané de l'économie conduit à cette forme
supérieure de l'économie que constitue le socialisme. Cette
conception demeure sans doute étrangère à la plupart des
marxistes. Ils sont partisans du socialisme d'abord parce que son
avènement est de toutes façons inéluctable, ensuite
parce qu'il a une valeur morale supérieure, enfin parce qu'il
réalise une économie plus rationnelle.
Les deux motifs qui
inspirent le socialisme non marxiste s'excluent réciproquement. Celui
qui prend parti pour le socialisme parce qu'il en attend un rendement plus
élevé du travail social n'a pas besoin de justifier sa
conviction en alléguant la valeur morale supérieure de
l'organisation socialiste. S'il le fait cependant, la question se pose alors
de savoir si sa conviction demeurerait la même au cas où le
socialisme ne représenterait pas à ses yeux un ordre social
moralement plus parfait. Inversement, il est clair que celui qui se rallie au
socialisme pour des raisons morales devrait encore le faire même s'il
était convaincu que la société fondée sur la
propriété privée des moyens de production permet un
rendement meilleur du travail.
2.
Eudémonisme et Socialisme
|
Si l'on considère les phénomènes sociaux du point de vue
de l'eudémonisme rationaliste, la
position adoptée par le socialisme moral n'est déjà plus
satisfaisante. Dès lors qu'on ne voit plus dans la morale et
« l'économie » deux domaines distincts n'ayant
rien de commun, il est impossible de considérer les jugements de
valeur moraux et économiques comme indépendants les uns des
autres. Les fins morales ne sont qu'une partie des fins humaines en
général. Ce qui veut dire que d'une part elles apparaissent
comme des moyens au service de l'aspiration générale de
l'humanité au bonheur et que d'autre part elles sont soumises au
même processus d'évaluation qui réunit toutes les fins
intermédiaires dans une échelle unique des valeurs et qui y
établit une hiérarchie d'après leur importance.
L'idée de valeurs morales absolues s'opposant aux valeurs économiques
ne peut dès lors être maintenue.
À la
vérité, l'apriorisme et l'intuitionnisme moral se montrent ici
intransigeants. On ne saurait discuter avec celui qui voit dans la
moralité le fait dernier, soustrait à l'examen scientifique en
raison de son origine transcendante; avec lui, il ne sert à rien
d'essayer de soumettre le concept de justice à l'analyse de la
science. À l'impératif moral du devoir de la conscience, on ne
peut que se soumettre aveuglément(1). La morale a priori aborde
les faits concrets de l'extérieur et les plie aux normes absolues
qu'elle pose, sans se soucier des conséquences. « Fiat
justitia, pereat mundus », telle est sa devise et son
indignation est sincère quand elle se révolte contre la formule
au sens si souvent faussé: « La fin justifie les
moyens ».
L'homme
isolé détermine toutes ses fins d'après sa propre loi.
Ne voyant et ne connaissant que lui-même, il agit en
conséquence. Mais l'homme qui vit en société, doit dans
tous ses actes se rappeler qu'il vit en société et que son
comportement doit nécessairement traduire son adhésion à
la société, dans son état actuel et dans son devenir. De
la loi fondamentale de la vie commune en société, il
résulte qu'il n'agit pas ainsi pour atteindre des buts étrangers
à ses propres fins. En faisant des fins sociales ses fins propres, il
ne soumet pas sa propre personnalité et ses propres désirs
à une personnalité différente de lui-même et
supérieure à lui, il ne renonce à l'accomplissement
d'aucun de ses propres désirs au profit d'une entité mystique.
Car les fins sociales, considérées à son point de vue,
ne sont pas des fins en soi, mais des fins intermédiaires qui
s'insèrent dans sa propre échelle des valeurs. Il doit donner
son adhésion à la société parce que la vie en
société lui assure une satisfaction plus complète de ses
propres désirs. S'il refusait cette adhésion, il n'en pourrait
retirer que des avantages passagers, et, en fin de compte, il pâtirait
lui-même de la destruction du corps social.
Le dualisme de la motivation, admis par la majorité des
théories morales qui distinguent entre mobiles égoïstes et
mobiles altruistes, est impossible à défendre. L'opposition
entre l'action altruiste et l'action égoïste a sa source dans une
conception qui méconnaît la véritable nature du lien que
la société noue entre les individus. Les choses ne se
présentent pas – et il est permis de s'en réjouir –
comme si dans mes actions, j'avais à choisir entre servir mes propres
intérêts ou servir ceux de mes concitoyens. S'il en était
ainsi, la société serait impossible. Le fait fondamental de la
vie sociale, à savoir l'harmonie des intérêts de tous les
membres de la société fondée sur la division du travail,
a pour conséquence qu'il n'y a pas en dernière analyse
d'opposition entre agir pour des fins personnelles et agir pour des fins
sociales, de telle sorte que, finalement, les intérêts de tous
les individus coïncident. Dès lors, la fameuse discussion
scientifique au sujet de la possibilité de déduire l'altruisme
de l'égoïsme peut être considérée comme
close.
Entre le devoir et l'intérêt, il n'y a pas d'opposition. Ce que
l'individu donne à la société pour lui permettre
d'exister en tant que telle, il le donne non pas pour des fins qui lui seraient
étrangères mais pour ses propres fins(2). L'individu qui non
seulement en tant qu'être doué de pensée, de
volonté et de sentiment, c'est-à-dire en tant qu'homme, mais
aussi même en tant qu'être vivant, est un produit de la
société ne peut pas nier la société sans se nier
lui-même.
La place que prennent ainsi les fins sociales dans le système des fins
individuelles apparaît évidente à l'individu capable par
la réflexion de reconnaître ses intérêts propres.
Mais il n'est pas possible à la société de s'endormir
dans la certitude que chaque individu aura toujours cette connaissance
exacte. Car en agissant ainsi, elle permettrait à chaque individu de
mettre en question sa propre existence, elle se livrerait sans défense
aux fous, aux malades, aux individus sans volonté et compromettrait
ainsi la continuité du développement social. Ce sont ces
considérations qui ont conduit à créer les forces de
contrainte sociale qui paraissent à l'individu des forces
extérieures parce qu'elles exigent de lui une obéissance
aveugle. Telle est la signification sociale de l'État et des normes du
droit. Elles ne sont pas quelque chose d'étranger à l'individu,
elles n'exigent de lui rien qui soit contraire à ses propres
intérêts. Elles n'obligent pas l'individu à servir des
intérêts étrangers, elles empêchent seulement
l'individu égaré, asocial, de méconnaître ses propres
intérêts, de se dresser contre l'ordre social et de nuire par
là même à tous les autres hommes.
C'est pourquoi il est absurde de voir dans le libéralisme,
l'utilitarisme, l'eudémonisme des doctrines dirigées contre
l'État. Ces doctrines repoussent l'idée que l'étatisme
se fait de l'État en le considérant comme une entité
mystérieuse inaccessible à la raison humaine et que l'on doit
adorer comme une divinité. Elles s'élèvent contre Hegel
pour qui l'État s'identifie avec la « volonté
divine »; elles s'élèvent contre
l'hégélianisme de Marx et de son école qui a
substitué au culte de l'« État » le culte
de la « société ». Elles luttent contre
tous ceux qui prétendent assigner à
l'« État » ou à la « société »
d'autres missions que celles qui correspondent à la forme de
société qu'ils considèrent eux-mêmes comme la
meilleure. Partisans du maintien de la propriété privée
des moyens de production, les tenants de ces doctrines demandent que
l'appareil de contrainte de l'État soit organisé en
conséquence, et ils repoussent toutes les propositions qui tendent
à la limitation ou à la suppression de la
propriété individuelle. Il ne leur vient pas à
l'idée de vouloir abolir l'État. La conception libérale
de la société n'exclut pas du tout l'appareil de l'État;
elle lui assigne la mission de veiller à la sécurité de
la vie et de la propriété. Il faut être
déjà étroitement prisonnier de la conception
réaliste de l'État au sens de la scolastique pour qualifier
d'hostilité à l'égard de l'État
l'hostilité à l'égard des chemins de fer d'État,
des théâtres d'État, des laiteries d'État.
Il peut arriver que la société puisse imposer sa volonté
aux individus sans recourir à la contrainte. Les normes sociales ne
requièrent pas toutes la mise en oeuvre des moyens extrêmes de
la contrainte sociale. Très souvent, la morale et la coutume suffisent
à obtenir de l'individu le respect des fins sociales sans
l'intervention du gendarme. La morale et la coutume vont beaucoup plus loin
que la loi de l'État en ce sens qu'elles protègent des fins
sociales plus nombreuses. Elles peuvent s'en distinguer par l'étendue
de leur rôle, mais il n'y a pas entre elles incompatibilité de
principe. L'ordre juridique et les lois morales ne s'opposent que lorsqu'ils
découlent de conceptions différentes de l'ordre social,
lorsqu'ils relèvent de systèmes sociaux différents.
L'opposition est alors dynamique, et non statique.
Le jugement de valeur – ceci est bon, ceci est mauvais – ne peut
être formulé qu'en fonction des fins vers lesquelles tend
l'action. « Adicia on caq eanthv cacon », disait
déjà Épicure. Si le mal n'avait pas des
conséquences nuisibles, il cesserait d'être le mal(3).
Étant donné que l'action n'a pas en soi sa propre fin, qu'elle
est bien plutôt un moyen au service de fins déterminées,
on ne peut porter sur elle un jugement de valeur, la considérer comme
bonne ou mauvaise que par rapport à ses conséquences. L'action
est jugée en fonction de la place qu'elle occupe dans le système
des causes et des effets. Elle est appréciée en tant que moyen.
Pour juger de la valeur d'un moyen, l'évaluation de la fin est le
motif déterminant. Le jugement moral de valeur comme tout autre
jugement de valeur repose sur l'appréciation des fins, des biens. La
valeur de l'action se déduit de la valeur du but. Et l'intention,
à son tour, n'a de valeur que dans la mesure où elle conduit
à l'action. Il ne peut y avoir
unité dans l'action qu'à la condition que toutes les fins
soient ordonnées suivant une échelle de valeurs unique. S'il
n'en était ainsi, l'homme se verrait continuellement placé dans
des situations où il serait incapable d'agir, c'est-à-dire
d'appliquer consciemment ses actes à une fin et où il devrait
s'en remettre à des puissances agissant indépendamment de lui
du soin de déterminer, sans sa participation, l'issue des
événements. Toute action humaine est
précédée de l'adoption d'une certaine hiérarchie
des valeurs. Celui qui agit pour atteindre la fin A, ce qui entraîne
pour lui de renoncer à atteindre les fins B, C, D, etc., doit
décider que, dans telles circonstances données, il est
préférable pour lui d'atteindre la fin A plutôt que les
fins B, C, D, etc.
La philosophie a
longtemps discuté au sujet de la nature du bien suprême. La
philosophie moderne a tranché ce débat. L'eudémonisme
est aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les philosophes
ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi
à séparer à la longue les concepts de moralité et
de bonheur. Jamais au cours de l'histoire l'esprit humain n'a fait autant
d'efforts pour défendre une position insoutenable. Nous admirons
l'oeuvre grandiose que la philosophie a ainsi produite. On serait
tenté de dire que ce qu'elle a réalisé pour prouver
l'impossible nous inspire plus de respect que les travaux des grands penseurs
et des grands sociologues qui ont abouti à faire de
l'eudémonisme et de l'utilitarisme une conquête imprescriptible
de l'esprit humain. Il est certain en tout cas que les efforts de ces
philosophes contre l'eudémonisme n'ont pas été vains.
Ils ont obligé à reconsidérer le problème dans
toute son ampleur et ont, par là, rendu possible sa solution
définitive. Si l'on repousse par principe les méthodes de la
morale intuitionniste qui sont en conflit irréductible avec les
méthodes scientifiques et si l'on reconnaît le caractère
eudémoniste de tout jugement de valeur moral, on se trouve par cela
même dispensé de pousser plus loin la discussion avec le
socialisme éthique. Pour celui qui adopte ce point de vue, le facteur
moral n'est pas situé en dehors de l'échelle des valeurs de la
vie. Pour lui, il n'existe pas de fait moral en soi dont nous n'ayons pas
à rechercher la justification; il ne saurait admettre qu'une chose qui
a été reconnue acceptable et raisonnable ne puisse exister parce
qu'une norme imposée par une puissance mystique l'aurait
déclarée immorale sans même que nous soyons
autorisés à réfléchir sur sa signification et sur
son objet(4). Sa devise n'est pas: « Fiat justitia,
pereat mundus », mais bien: « Fiat justitia, ne
pereat mundus ».
Si cependant, il n'est
pas tout à fait superflu d'examiner dans son détail
l'argumentation du socialisme moral, la raison n'en est pas uniquement dans
le nombre de ses adhérents. Cet examen – et ceci est beaucoup
plus important – offre l'occasion de montrer comment derrière
les idées de la morale intuitive a priori se
dissimulent partout des idées eudémonistes et comment chacune
des affirmations de cette morale la conduit à des vues
entièrement insoutenables sur l'économie et la vie en
société. De même que tout système éthique
sur l'idée du devoir et, même lorsqu'il a la rigueur qu'a pu lui
donner Kant, se trouve finalement contraint de faire à
l'eudémonisme plus de concessions que ne le permettent ses principes(5),
de même toutes les règles d'une telle morale prises
isolément ont en définitive un caractère
eudémoniste.
3.
Contribution à la doctrine eudémoniste
|
La morale formelle en prend trop à son aise dans sa lutte contre
l'eudémonisme quand elle lui reproche d'identifier le bonheur avec la
satisfaction d'appétits sensuels. Plus ou moins consciemment, elle considère
que, pour l'eudémonisme, toute action humaine a nécessairement
pour but de remplir le ventre de l'homme ou de lui procurer des jouissances
de la nature la plus vile. Certes on ne saurait nier qu'il en est ainsi pour
un très grand nombre d'hommes, mais, lorsque la science sociale
constate l'existence d'un tel fait, celui à qui cela
déplaît n'a pas le droit de le lui reprocher.
L'eudémonisme ne recommande pas la course au bonheur, il constate
simplement, qu'en fait, tout l'effort des hommes est orienté en ce
sens et, pour lui, le bonheur ne consiste pas seulement dans la jouissance
sexuelle ou dans une digestion tranquille.
La conception
énergétique de la morale selon laquelle le bien suprême
consisterait pour l'homme à « vivre sa vie »(6) dans
la pleine activité de toutes ses forces peut être
considérée comme une expression différente de ce que les
eudémonistes entendent par bonheur. Le bonheur de l'homme fort et sain
ne consiste pas dans une rêverie paresseuse. Mais lorsqu'on
prétend opposer cette conception à l'eudémonisme on
adopte une thèse insoutenable. Que veut dire par exemple Guyau
lorsqu'il écrit « La vie, ce n'est pas calculer mais agir?
Il existe dans chaque être vivant une provision de forces, un
excès d'énergie qui veut se dépenser non pas en raison
des sentiments de plaisir dont s'accompagne cette dépense mais parce
qu'il est obligé de se dépenser... Le devoir se déduit
de la force qui pousse nécessairement à l'action. »(7) Agir
suppose la conscience d'un but, une décision résultant de la
réflexion et du calcul. Mais on retombe ainsi dans l'intuitionnisme
que Guyau repousse par ailleurs, en faisant d'une tendance obscure la raison
de l'acte moral. L'élément intuitionniste apparaît encore
plus clairement dans les idées-forces de Fouillée(8). Ce
qu'a conçu la pensée tend naturellement à se
réaliser. Il n'en serait ainsi à la vérité que
lorsque la fin vers quoi tend l'action apparaît souhaitable; mais
Fouillée omet de dire pourquoi une fin est bonne ou mauvaise.
C'est une entreprise
inutile que celle qui consiste à construire une morale idéale,
telle qu'elle devrait être sans tenir compte de la nature de l'homme et
de sa vie. Les déclamations des philosophes ne peuvent rien changer au
fait que la vie veut être vécue, que l'être vivant
recherche le plaisir et évite la douleur. Tous les scrupules qu'on a
pu éprouver à reconnaître là la loi fondamentale
de l'action humaine s'évanouissent dès qu'on est parvenu
à la connaissance du principe fondamental de la coopération
sociale. Que chaque individu veuille d'abord vivre et vivre sa vie, non
seulement ne trouble pas la vie sociale mais la favorise, étant
donné que l'individu ne peut se réaliser pleinement que dans et
par la société. Tel est le véritable sens de la doctrine
qui fait de l'égoïsme la loi fondamentale de la
société.
Le plus grand
sacrifice que la société puisse exiger de l'individu, c'est le
sacrifice de sa vie. On peut admettre que l'individu accepte toutes les
restrictions que la société apporte à ses actions comme
étant en définitive conformes à son intérêt
propre; mais ce sacrifice-là, selon la morale anti-eudémoniste,
ne peut s'expliquer d'une façon telle que l'antagonisme de
l'intérêt personnel et de l'intérêt général,
de l'égoïsme et de l'altruisme, puisse être effacé.
Si utile que la mort du héros puisse être à la
société, cette utilité est nulle pour celui qui meurt.
Seule une morale fondée sur le devoir peut surmonter cette
difficulté. Mais lorsqu'on examine les choses de plus près, on
s'aperçoit que cette objection peut, elle aussi, être
aisément écartée. Lorsque l'existence de la
société est menacée, chaque individu doit risquer ce
qu'il a de plus précieux pour éviter sa destruction. Même
la perspective de périr dans la lutte n'est plus alors de nature
à l'effrayer. Car les choses ne se présentent pas comme si
l'individu avait à choisir entre continuer à vivre de la
même façon qu'auparavant ou sacrifier sa vie pour sa patrie,
pour la société, pour ses convictions. En réalité,
il y a bien plutôt pour lui d'un côté la certitude de
trouver la mort, la servitude ou une misère impossible à
supporter, et de l'autre la chance de sortir sain et sauf et victorieux du
combat. La guerre faite pro aris et focis n'exige de
l'individu aucun sacrifice; dans une telle guerre, il ne s'agit pas de tirer
pour autrui les marrons du feu mais de sauver sa propre existence. Il n'en
est ainsi à la vérité que dans les guerres où
l'existence même de l'individu est en jeu. Et cela n'est plus vrai
lorsque la guerre n'est qu'un moyen d'enrichissement comme par exemple les
guerres des seigneurs féodaux et les guerres de cabinet des Princes.
Et c'est pourquoi l'impérialisme toujours avide de conquêtes ne
peut pas déconseiller une morale qui exige de l'individu le
« sacrifice » de sa vie pour le « bien de
l'État ».
La lutte que les
moralistes ont menée de tout temps contre l'explication si simple que
l'eudémonisme donne de la morale trouve son pendant dans les efforts
des économistes pour résoudre le problème de la valeur
au point de vue économique autrement qu'en la ramenant à
l'utilité des biens de jouissance. L'idée s'offrait cependant
d'elle-même à l'économiste de chercher la valeur des
biens dans l'importance qu'ils ont pour le bien-être de l'homme. Si
cependant on a toujours renoncé à résoudre le problème
de la valeur en partant de cette conception et si l'on s'est toujours
efforcé de bâtir d'autres théories de la valeur, la
raison doit en être cherchée dans les difficultés que
présente le problème de l'appréciation des valeurs. On
n'arrivait pas à surmonter la contradiction qui paraît exister
du fait que des pierres précieuses qui ne servent, de toute
évidence, qu'à la satisfaction d'un besoin de moindre
importance possèdent une valeur plus élevée que le pain
qui sert à la satisfaction d'un des besoins les plus essentiels, et
que l'air ou l'eau potable sans lesquels l'homme ne pourrait absolument pas
vivre soient, en général, sans valeur aucune. Ce n'est que
lorsqu'on eut réussi à distinguer entre la hiérarchie des
différentes catégories de besoins et la hiérarchie des
besoins concrets eux-mêmes et lorsque l'on eut reconnu que
l'échelle selon laquelle se mesure l'importance des besoins dont la
satisfaction dépend de la disposition des biens, est celle des besoins
concrets réellement existants, que l'on eut jeté la base de la
théorie de valeur fondée sur l'utilité des biens(9).
La difficulté
que l'explication eudémoniste, utilitariste, du fait moral avait
à surmonter, n'était pas moindre que celle à laquelle se
heurtait la catallactique pour ramener la valeur économique à
l'utilité. On ne trouvait pas le moyen d'accorder la doctrine
eudémoniste avec le fait que l'acte moral consiste de toute
évidence précisément en ceci que l'individu s'abstient
de certaines actions qui paraissent lui être immédiatement
utiles et en accomplit d'autres qui semblent lui être
immédiatement nuisibles. Ce n'est qu'à la philosophie
libérale de la société qu'il fut donné de
résoudre ce problème. Elle démontra que le maintien et
le développement du lien social qui rapproche les individus est
conforme à l'intérêt suprême de chacun d'eux pris
en particulier, de telle sorte que le sacrifice qu'il consent pour rendre
possible la vie en société n'est qu'un sacrifice provisoire: il
renonce à un avantage immédiat de moindre importance pour
s'assurer en échange un avantage médiat infiniment plus grand.
Ainsi, le devoir et l'intérêt se confondent(10). Tel est
le sens de la doctrine libérale de l'harmonie des
intérêts.
1.
Cf. Jodl, Geschichte
der Ethik als philosophisches Wissenschaft,
2e éd., tome II, Stuttgart, 1912, p. 450.
2.
Cf. Izoulet, o.c., pp. 413
sqq.
3. Cf. Guyau, La
morale anglaise contemporaine, Paris, 1885, p. 14.
4.
Cf. Bentham, Deontology
or the Science of Morality, éd. par Bowring,
Londres, 1834, tome I, pp. 8 sqq.
5. Cf. Mill, Utilitarianism,
Londres, 1863, pp. 5 sqq; – Jodl, o.c.,
t. II, p. 36.
6.
Vivre sa vie n'est pas pris ici dans le sens que ce mot a pris aujourd'hui
dans l'expression à la mode.
7. Cf. Guyau, « La morale sans
obligation ni sanction », op. cit., pp. 272 sqq.
8. Cf. Fouillée, op.
cit., pp. 157 sqq.
9. Cf. Böhm-Bawerk, Kapital
und Kapitalzins, 3e éd., IIe partie, Innsbruck, 1909, pp. 233 sqq.
Sur la distinction établie entre les « différentes
catégories de besoins » (Bedürfnisgattungen) et
les « besoins concrets » (Bedürfnisregungen),
cf. Bloch, La théorie des besoins de Carl Menger,
Paris, 1937, pp. 156-161.
10. Cf. Bentham, o.
c., pp. 87 sqq.
24hGold
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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