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Comme ils savent si bien le faire, les
hommes de l'Etat fêteront-ils dans quelques mois, le quarantième
anniversaire de la disparition, le 15 août 1971, de l'organisation du
système monétaire international que leurs
prédécesseurs avaient mise au point en 1944 et dont nous
vivons aujourd'hui un avatar qu'ils semblent vouloir renforcer en
réactivant des artifices d'alors qui avaient pourtant
démontré leur inefficacité ?
On aura l'occasion d'en venir à la réponse à la question
dans des billets prochains.
Pour l'instant, étant donnée la désinformation actuelle
sur le sujet, voici un certain nombre d'éléments
précurseurs.
Ceux-ci schématisent l'état d'esprit tel qu'il était
décrit par un oracle de l'époque - Raymond Aron , à l'occasion
pourfendeur de Jacques Rueff -, aisément comparable aux oracles
d'aujourd'hui qui n'hésitent pas, d'ailleurs, à reprendre ses
propos comme on pourra le lire ci-dessous, en dépit des erreurs de
raisonnement du modèle.
Tous les éléments sont présentés dans les sept
textes qui suivent et qui portent sur la période février
1969-février 1970 :
I. "Face au
problème économique : le milieu monétaire
international", Le
Figaro , 4 février 1969 ;
II. "Diplomatie
monétaire", Le
Figaro , 30 septembre 1969 ;
III. "La bataille des
monnaies: la victoire du dollar" (1),
Le Figaro , 18 novembre 1969 ;
IV. "La bataille des
monnaies: les causes de la victoire" (2),
Le Figaro , 19
novembre 1969 ;
V.
"Système de l'étalon-dollar", Le Figaro , 26 novembre
1969 ;
VI. "De l'étalon
de change-or à l'étalon-dollar" (1),
Le Figaro , 5 février 1970 ;
VII. "De l'étalon de change
or à l'étalon dollar" (2),
Le Figaro, 6 février 1970.
I. Face au problème
économique : le milieu monétaire international
- 4 février 1969.
Le prochain gouvernement, nul ne l'ignore, se donnera pour objectif
prioritaire le rétablissement des équilibres
économiques, rétablissement qui exigera à la fois du
temps et une stratégie complexe.
Avant de dégager les éléments principaux de la
conjoncture française, il convient de situer celle-ci dans la
conjoncture mondiale.
En effet, les responsables de notre économie devront prendre leurs
décisions en partant de certaines hypothèses sur
l'évolution probable en Europe et aux Etats-Unis.
1.A. Faut-il
escompter une réforme du système monétaire international
? un réalignement général des parités
monétaires ?
M. Jacques Rueff, en France, M. Milton Gilbert, à Copenhague, ont, une
fois de plus, plaidé ouvertement en faveur d'une augmentation du prix
de l'or.
Sans analyser les avantages ou les inconvénients d'une telle mesure,
je me bornerai à constater que, pour l'instant, rien n'annonce une
conversion des autorités américaines.
Celles-ci continuent à refuser cette revalorisation du métal
et, à moins d'une catastrophe qui remettrait tout en question, elles
gardent le pouvoir, économique et politique, de convaincre ou de
contraindre la plupart des ministres des Finances.
Au reste, les experts de la République fédérale
allemande, de l'Italie ou des Pays-Bas semblent partager les conceptions
américaines et redouter les conséquences inflationnistes d'une
augmentation du prix de l'or.
La création de réserves par cette méthode leur
paraît irrationnelle et anachronique.
I.B. Quelles
conséquences visibles entraîne le double marché de
l’or, c'est-à-dire la dissociation entre le prix du
marché dit libre et le prix officiel de 35 dollars l'once ?
Tout d'abord, le stock d'or monétaire reste constant ou diminue. Si
donc le déficit de la balance des comptes américaine ne fournit
pas aux banques centrales des dollars supplémentaires, le total des
réserves ou liquidités mondiales ne progresse plus ou risque
même de baisser.
De ce fait, les uns, peu nombreux, concluent à la revalorisation
nécessaire de l'or ; les autres, qui règnent à
Washington comme à Bonn, concluent à l'activation des droits de
tirage spéciaux, ces droits augmentant le volume des liquidités
internationales.
Le prix de l'or, bien qu'il soit d'ordinaire discuté en même
temps que l'ensemble du système de l'étalon de change-or, peut
être envisagé en lui-même.
Le prix de 35 dollars l'once date de 1934.
A l'époque, il dépassait largement celui que les acheteurs
auraient consenti à payer, abstraction faite de la fonction
monétaire de l'or.
Trente-cinq ans ont passé, l'inflation due à la guerre et
à l'après-guerre, la hausse de tous les prix laissent
apparaître ce cours, fixé en 1934, comme artificiel,
anormalement bas.
L'augmentation de la richesse générale et la stabilité
du rapport dollar-or contribuent à favoriser les usages non
monétaires du métal, donc à réduire en proportion
la part: de la production nouvelle dont les banques centrales peuvent
disposer.
En fait, la convertibilité du dollar devient de plus en plus fictive.
Les autorités américaines ne la rejettent pas en
théorie, mais les gouverneurs des banques centrales savent qu'ils ne
peuvent pas user de ce droit à volonté. La
convertibilité du dollar ne subsiste que marginalement.
I.C. Les gouverneurs
à Bonn, à Rome ou à La Haye se résignent-ils
à cette non-convertibilité avec amertume ?
Font-ils contre mauvaise
fortune bon cœur ?
Ou jugent-ils que la
revalorisation de l'or entraînerait plus d'inconvénients encore
que la non convertibilité ?
Ne cherchons pas à psychanalyser les hommes qui se réunissent
régulièrement, une fois par mois, à la Banque des
règlements internationaux, à Bâle.
Disons que seul le gouvernement français passait pour ouvertement
favorable à l'augmentation du prix de l'or et que les autres
porte-parole de l'Europe (le représentant de la Suisse excepté)
préfèrent officiellement le double marché de l'or et la
convertibilité réduite du dollar à la solution recommandée
par MM. Rueff et Milton Gilbert.
A l'incertitude sur la parité dollar-or qui, depuis quelques
années, empêche, l'augmentation du stock d'or monétaire,
s’ajoute depuis quelques mois, une incertitude sur d’autres
parités.
Les possesseurs de capitaux envisagent tantôt la
réévaluation du mark, tantôt la dévaluation du
franc ou de la livre.
Le problème du prix de l'or est et demeurera posé aussi
longtemps que la parité de 1934 sera maintenue et que l'or restera
théoriquement la base du système monétaire
international, même si le dollar, bien plus que l'or, constitue, en
réalité, la base de ce système.
L'incertitude sur les autres parités résulte de causes
multiples et transitoires.
Une augmentation des prix de 5 à 6 % par an, comme celle que
connaissent les Etats-Unis à l'heure présente, témoigne
d'une inflation incompatible avec le rôle mondial du dollar, largement
supérieure à la norme américaine.
Or si toutes les économies occidentales paraissent vouées, pour
des raisons sociales (plein emploi, hausse annuelle des salaires nominaux,
etc.) à une certaine inflation, la disparité des pressions
inflationnistes de pays à pays met inévitablement en cause les
parités monétaires.
Immédiatement surgissent les querelles sur les responsabilités
respectives des créditeurs et des débiteurs :
I.D. Le pays qui a
montré le plus de modération ou de sagesse a-t-il le devoir
d'éviter à ceux qui en ont manifesté le moins la peine
et les sacrifices de la déflation ?
Les Allemands devraient-ils, demain, réévaluer le mark pour
mettre fin aux excédents commerciaux que les prêts de capitaux
à long terme compensent sur le plan comptable, mais qu'ils contribuent
également, indirectement, à entretenir ?
Là encore, n'entrons pas dans des débats complexes, politiques
et économiques à la fois.
Rappelons d'abord que la disparité des pressions inflationnistes, quel
que soit le système monétaire international, suffit à
provoquer des crises comme celle de novembre dernier ou de mai 69.
Quand la réévaluation d'une monnaie ou la dévaluation
d'une autre paraissent probables, la spéculation tend à
précipiter l'événement attendu afin d'en tirer profit.
D'autres crises de cet ordre se produiront peut-être au cours des
prochains mois.
Un réalignement général des parités
monétaires n'est pas exclu, mais le gouvernement français ne
peut pas miser sur un tel accord, volontaire ou imposé.
Au cours des prochains mois, toutes les parités — entre l'or et
les monnaies d'une part, entre les principales monnaies d'autre part —
sembleront incertaines et, selon les moments ou les péripéties,
!es capitaux chercheront refuge contre la dévalorisation, ici ou
là.
En l'absence d'une réforme du système monétaire
international, que seule une catastrophe pourrait amener dans le proche
avenir, le succès de la politique anti-inflationniste aux Etats-Unis
contribuerait à faire tombé la fièvre.
Bien entendu, ce succès, s'il entraînait une récession,
comporterait, lui aussi, un prix, et un prix élevé, mais le
président Nixon doit accepter l'héritage de la gestion
démocrate — la guerre du Vietnam et l'inflation — et liquider
l'une comme l'autre.
II. Diplomatie
monétaire - 30 septembre 1969
Depuis le départ du général de Gaulle, les deux mots
« continuité et ouverture» servent de thème
à d'innombrables variations.
II.A. Jusqu'à quel
point la « continuité » s'accommode-t-elle de 1' «
ouverture » ?
La fidélité
exige-t-elle qu'à chaque instant les responsables se demandent quelle
décision le Général aurait prise à leur place ?
Ou bien, tout au
contraire, puisque le fondateur savait infléchir son action au
gré des circonstances sans jamais perdre de vue ses objectifs, les
successeurs doivent-ils interroger le monde et non un homme qui a choisi le
silence, prévoir l'avenir et non se reporter à un passé
proche mais déjà révolu?
M. Couve- de Murville, d'après les rapports de presse, aurait
déclaré que la continuité importait surtout en fait de
politique étrangère.
Propos d'inspiration impeccablement gaulliste en raison de la primauté
que le général de Gaulle lui-même accordait à la
politique étrangère. Mais, depuis 1968 — mai parisien,
août tchécoslovaque — la situation de la France a
changé.
Avant de quitter le pouvoir, le Générai lui-même avait
reconnu les changements. Avec une monnaie forte et incontestée, la
France avait peut-être de bonnes raisons de rejeter « les droits
de tirage spéciaux ».
Dans la conjoncture présente, « l'activation » (ou mise en
application) des D.T.S. (que les Anglo-Saxons appellent S.D.R., Special
drawing rjghts), comporte au moins un avantage immédiat : elle
accroît les réserves de change de tous les pays, donc de la
France, et nous permet d'économiser notre stock d'or.
Un économiste américain, le professeur M. Friedman, de Chicago,
dont les idées connaissent un regain de faveur, alors que celles de la
« nouvelle économie » de W. Heller subissent,
à leur tour, un certain discrédit, écrivait
récemment (1) que les Etats-Unis vont remporter avec les D.T.S. une
victoire diplomatique contraire à leur intérêt.
(1) Cf. Milton Friedman, Inflation
et systèmes monétaires, Paris, Calmann-Lévy,
1969.
Le projet répondait à l'intérêt américain
à l'époque où les dirigeants de Washington craignaient
la menace qui pesait sur le dollar, par suite des achats d'or sur le
marché libre.
Mais, en mars 1968, les banques centrales renoncèrent à maintenir
le cours de l'or sur le marché libre au niveau du prix officiel.
Le système des deux marchés, qui prête aisément
à la critique, n'en a pas moins fonctionné grâce à
la puissance aussi bien politique qu'économique des Etats-Unis.
Les banques centrales de tous les pays, en tout cas des pays
européens, n'achètent ni ne vendent de l'or sur le
marché libre, et maintiennent, dans leurs relations, le prix de 35
dollars l'once.
Le stock d’or monétaire n'augmente plus ; le système
n'implique pas encore la « démonétisation » de
l'or, formule au reste équivoque, mais il tend à transformer le
dollar en étalon international.
L'or n'en demeurera pas moins « nominalement la réserve en
dernier ressort, car aucune banque centrale ne sera tentée de
convertir en or des montants de dollars trop importants.
Elles préféreront, en effet, préserver une
convertibilité, même potentielle, qui leur permette
d'échapper aux accusations politiques que ne manquerait pas de
susciter un rattachement avoué à une zone dollar.
En d'autres termes, au moment où M. Michel Debré, à
Stockholm, refusait de signer le protocole relatif aux D.T.S., le
gouvernement français s'en prenait au système monétaire
dans son ensemble.
Aujourd'hui, le gouvernement doit tenir compte avant tout du sort de sa propre
monnaie.
Même s'il continue de condamner le système ou la manière
dont les autorités de Washington manipulent celui-ci, il agit en
fonction de soucis à court terme.
La faiblesse du franc, le déficit des comptes extérieurs
interdisent malheureusement à M. Giscard d'Estaing et à
n'importe quel ministre des Finances de se poser en censeur ou en
réformateur sur le plan international.
De plus, l'objet du débat s'est déplacé.
Il y a deux ou trois ans, les experts s'interrogeaient sur le volume —
suffisant ou non — des liquidités internationales. C'est pour
corriger l’insuffisance supposée des liquidités
internationales que les conseillers des banques centrales ou du Fonds
monétaire international conçurent les D.T.S.
Les liquidités ont pour fin, au moins en théorie, d'assurer un
délai suffisant aux pays en déficit pour rétablir
l'équilibre de leurs comptes extérieurs.
Mais grâce à des méthodes multiples, ingénieuses
et précaires, la Grande-Bretagne a bénéficié de
larges crédits et n'a pas été acculée à
des mesures brutales. Bien plutôt s'est-elle endettée
exagérément, grâce à l'aide
généreusement accordée.
Quant au déficit américain, il présente un
caractère particulier du fait que tes banques centrales, de bon ou de
mauvais gré, accumulent des dollars et n'en demandent la conversion en
or que dans de rares circonstances et pour des montants limités.
Dès lors, le problème posé à court terme ne
concerne ni le système monétaire dans son ensemble, ni le
dollar ; il porte sur le taux de change du mark et plus généralement,
sur les mécanismes d'ajustement.
Or, aucun système monétaire, en tant que tel, n'élimine
miraculeusement les crises qui résultent de changements de
parité, prévus, à tort ou à raison, entre les
principales monnaies.
Le système de Bretton-Woods, celui des changes fixes, ne fonctionne
harmonieusement qu'à la condition que les économies soient
soumises à des pressions inflationnistes plus ou moins
équivalentes.
L'inégalité des pressions inflationnistes entraîne des
déficits et des excédents, "donc'"des
dévaluations probables et des réévaluations possibles.
A l'intérieur du Marché commun, qui ne comporte pas de
système monétaire autonome distinct du système mondial,
les crises avaient été évitées entre 1959 et 1969
: Italie et Hollande, en dépit d'une augmentation massive et soudaine
des salaires, avaient réussi l'une et l'autre à rétablir
l'équilibre intérieur et extérieur sans toucher au cours
de leurs monnaies respectives.
En 1969. le franc a été dévalué et un des grands
partis allemands s'est déclaré favorable à une
réévaluation du mark. Dans ces conditions, la
spéculation se déchaîne inévitablement.
La combinaison de taux de change fixes et de discussions publiques sur la
réévaluation d'une monnaie constitue un mélange
détonant.
A la suite des élections le gouvernement allemand a été
contraint d'accepter, à titre provisoire, que la parité du mark
s'établisse librement sur te marché.
Les arguments qu'avançait le gouvernement français contre
l'actuel système monétaire n'ont pas nécessairement pour
autant perdu leur pertinence.
Mais, dans la conjoncture présente, tant que l'écroulement
catastrophique redouté par M. Jacques Rueff ne se produit pas, nul ne
mettra à l'ordre du jour l'augmentation du prix de l'or.
Le débat se poursuit entre deux écoles : les partisans des taux
de change fixes qui, simultanément, comptent sur les D.T.S. pour
accroître les liquidités internationales, et les partisans de la
flexibilité des taux de .changes. sous une forme plus ou moins
radicale.
II.B. Le gouvernement de M.
Chaban Delmas prendra-t-il part au débat ?
Je ne le pense pas.
S'il se ralliait à la deuxième école, il devrait
accepter une révision fondamentale de la politique agricole commune
— révision qui apparaîtra un jour ou l'autre
indispensable, car cette politique représente elle aussi, pour la
France, une victoire diplomatique coûteuse.
Provisoirement, les D.T.S conçus pour soulager le dollar et remplacer
l'or, serviront surtout à la Grande-Bretagne et à la France et
prendront probablement, dans les réserves, la place des dollars.
Expédient discutable, mais, à court terme, plus utile à
ceux qui n'en voulaient pas naguère qu'à ceux qui l'ont
imaginé.
III. La bataille des
monnaies : la victoire du dollar (1) - 18 novembre 1969
Le calme semble revenu sur le marché des changes et dans les esprits.
Les controverses sur le système monétaire international se sont
apaisées.
Après la dévaluation du franc et la réévaluation
du mark, aucune modification des parités monétaires ne
s'annonce à l'horizon. Le gouvernement français a consenti
à :la mise en application des droits de tirage spéciaux.
Personne ne prévoit plus, dans le proche avenir, pénurie des
liquidités internationales ou réévaluation officielle de
l'or.
III.A. La bataille des
monnaies se termine-t-elle, faute de combattants?
Le gouvernement français s'est rallié au système des
droits de tirage spéciaux, moins par conviction que par
nécessité.
Ce ralliement, qui tranche avec la continuité de la diplomatie
française dans les autres domaines, ne traduit pas une
infidélité au gaullisme orthodoxe ou une conversion aux
thèses américaines, il s'explique par les circonstances.
En matière monétaire, la diplomatie française, jusqu'au
mois de mai 1968, s'opposait à l'étalon de change-or et au
glissement progressif vers l'étalon-dollar.
Cette opposition s'inspirait, selon les personnes, de conceptions
économiques ou d'arguments politiques.
Certains des conseillers du général de Gaulle jugeaient
inévitable ou souhaitable la réévaluation de l'or,
d'autres établissaient un lien entre l'utilisation du dollar comme
monnaie de réserve et l'achat des entreprises européennes par
les grandes firmes américaines.
La prééminence du dollar apparaissait tantôt comme un
instrument de l'impérialisme économique des Etats-Unis,
tantôt comme une cause de l'inflation mondiale.
Rien n'indique que les ministres de M. Pompidou pensent aujourd'hui autrement
que ceux du général de Gaulle faisaient hier. Le contexte a
changé plus que les opinions.
La France se trouvait seule, en effet, dans sa lutte contre le système
de l'étalon de change-or.
Experts et gouvernants, à Bonn et à Rome, déploraient,
sans indignation, le déficit de la balance américaine des
comptes.
Ils ne jugeaient pas que ce déficit résultât du
système lui-même, ils se déclaraient hostiles à
l'augmentation du prix de l'or, ils se refusaient à l'usage de leur
arme, en demandant, ou en menaçant de demander, la conversion en or
des dollars qu'ils détenaient.
La diplomatie monétaire de la France n'aurait eu une chance
sérieuse de succès qu'à la condition d'être
soutenue par nos partenaires du Marché commun.
Elle conservait un sens, au moins moral, tant que le franc passait pour une
monnaie forte.
Les événements de mai-juin 1968, et non pas le retrait du
général de Gaulle, ont obligé le gouvernement à
modifier sa tactique et son langage.
En attendant la restauration de l'équilibre extérieur, les
liquidités supplémentaires, fournies par les droits de tirage
spéciaux, peuvent rendre service.
De plus, les D. T. S. présentant, par rapport au dollar, un avantage :
ils n'obéissent pas à la seule volonté des
autorités de Washington, la Communauté internationale garde un
certain droit de regard sur leur volume et leur emploi. Ils limitent plutôt
qu'ils ne consacrent l'empire du dollar. Cet empire s'est établi
progressivement au cours du dernier quart de siècle.
Les deux dates de mars 1968 et de novembre 1969 présentent une
signification particulière, une valeur de symbole : double
marché de l'or et réévaluation du mark expriment
également la position spéciale du dollar.
En mars 1968, les autorités monétaires constatant que la
demande d'or sur le marché entraînait une diminution du stock
monétaire, prirent l'initiative de rompre le lien entre la valeur de
l'or monétaire et la valeur de l'or sur le marché libre.
Ce système, dit des deux marchés, ne pouvait fonctionner que
grâce à la coopération des banques centrales des
principaux pays.
Ces banques s'engagèrent, en effet, à maintenir, dans leurs
transactions, le cours dit officiel de 35 dollars l'once, quelles que soient
les fluctuations du cours sur l'autre marché.
Afin d'empêcher la hausse des cours sur le marché libre, les
autorités américaines, contre l'avis des juristes, interdisent
au Fonds monétaire international d'acheter au taux officiel tout l'or
que le gouvernement sud-africain souhaiterait convertir en dollars.
Celui-ci n'a pas accepté les conditions que les autorités
américaines prétendaient lui imposer. Il se trouve donc
obligé de vendre de l'or sur le marché libre, ce qui prévient
l'élargissement de l'écart entre prix officiel et prix libre.
La séparation des deux prix tend à donner à la monnaie
métallique un caractère nouveau.
Parce qu'elle se confondait avec un bien réel, désiré
pour lui-même, la monnaie métallique passait pour authentique,
différente en nature du billet de banque ou du crédit.
III.B. A partir du moment
où le prix du métal diffère du prix de l'or
monétaire, ce dernier ne devient-il pas paradoxalement une monnaie de
compte ?
Tant que l'or monétaire vaudra ce que vaut le dollar, il remplira fort
mal la fonction, qui lui était couramment attribuée, de
conservation de la valeur. Il se dévalorisera en même temps et
à la même allure que le dollar lui-même.
Novembre 1969 a mis en lumière un des mécanismes possibles de
cette dévalorisation.
Des disparités s'introduisent inévitablement entre les diverses
économies en fonction de l'inégalité des pressions
inflationnistes de pays à pays.
Si les prix montent plus vite en France qu'ailleurs, une dévaluation
du franc devient inévitable et indispensable.
III.C. Mais si les prix
montent moins vite en République fédérale allemande
qu'aux Etats-Unis, que se passe-t-il ?
Entre la réévaluation du mark et la dévaluation du
dollar, nous savons que le choix s'est porté sur le premier terme de
l'alternative, comme si le dollar constituait le point fixe autour duquel
tournent les autres monnaies satellites.
Certes, la préférence donnée à la
réévaluation de la monnaie allemande ne s'explique pas
exclusivement par la transformation du dollar en monnaie-étalon.
On peut plaider qu'à défaut d'une réévaluation du
mark, de multiples pays auraient dû dévaluer leur monnaie.
Les énormes surplus commerciaux de la République
fédérale révélaient ou confirmaient la
nécessité d'un réajustement de la parité du mark
par rapport à la plupart des monnaies, et non pas seulement par
rapport au dollar.
Il n'en reste pas moins qu'en fixant un taux théoriquement immuable
entre l'or et le dollar, le système des deux marchés va encore
au-delà du système de l'étalon de change-or.
D'une certaine manière, la formule que répétaient les
experts américains : « La valeur de l'or se fonde sur celle du
dollar et non pas inversement » a été traduite dans la
réalité. L'or monétaire vaut ce que vaut le dollar.
Mais du même coup, il risque de se dévaloriser en même
temps que lui.
Il se dévalorise par rapport au mark quand celui-ci est
réévalué. Il perd annuellement une fraction de son
pouvoir d'achat quand les prix américains s'élèvent, en
1968, de 5 %. Tant que sévit une inflation à l'échelle
mondiale, le système repose sur une monnaie fondante, or et dollar
partageant le même sort.
Pourquoi le dollar l'a-t-il emporté aussi facilement ?
IV. La batailles
des monnaies : les causes de la victoire (2) - 19 novembre
1969.
Au cours des dernières années, quand le gouvernement
français menait la bataille contre les privilèges du dollar,
les conseillers du président américain usaient d'un argument
qui laissait les experts sceptiques ou indignés : en cas de besoin,
disaient-ils, plutôt que d'en élever le prix, nous
entreprendrons de « démonétiser » l'or.
IV.A. Que signifiait
exactement la formule de la « démonétisation» ?
Personne n'en donnait une définition précise. Les banques
centrales les plus disposées à la; collaboration avec les
autorités de Washington n'auraient .pas accepté que leur stock
d'or — la Banque fédérale allemande, aussi bien que la
Banque de Londres, conservent du métal — perdît soudain sa
valeur.
En quoi consistait la
démonétisation ?
Selon l'hypothèse courante, les dirigeants de Washington, inquiets de
la diminution de leurs réserves métalliques,
décréteraient quelque jour un embargo sur l'or et se
désintéresseraient du taux de change entre le métal |et
le dollar.
Du coup les monnaies (par exemple le franc) dont la valeur est fixée
en un poids d'or, se trouveraient réévaluées par rapport
au dollar (on supposait que le cours de l'or s'élèverait
au-dessus du cours officiel).
Nombre des monnaies se regrouperaient autour du dollar, certaines banques centrales
accepteraient que les soldes positifs ou négatifs des balances des
comptes fussent financés sans recours à l'or.
Une zone dollar, qui existe déjà en fait, revêtirait un
caractère légal.
Eventuellement une autre zone monétaire se constituerait.
L'or jouerait un rôle dans les relations entre les zones.
D'autres hypothèses pouvaient être envisagées, les unes
plus radicales, les autres moins radicales.
Selon l'hypothèse la plus radicale, les Etats-Unis auraient
déclaré caduc, par décision souveraine, le statut du
Fonds monétaire international, refusé tout aussi bien la
conversion du dollar en or que la conversion de l'or en dollar ; à la
limite, ils auraient cessé d'acquérir de l'or, fétiche
barbare.
Selon l'hypothèse la moins radicale, ils auraient seulement
détaché le dollar de l'or, sans fixer un nouveau cours de ce
dernier, et manifesté leur indifférence aux fluctuations du
cours du métal pour faire la preuve que les responsables des
économies nationales, dans le monde non communiste, se soucient du
taux de change entre le dollar et les autres monnaies bien plus que des
modalités de la conversion du dollar en or.
D'une manière ou d'une autre, les événements
démontreraient que le système monétaire repose sur le
dollar et non sur l'or.
La décision de mars 1968 — la création des deux
marchés — représente une solution intermédiaire
qui, après coup, réflexion faite, apparaît comme la moins
mauvaise : elle évite les inconvénients des deux
hypothèses précédentes.
L'or ne subit pas de démonétisatiou officielle : d'une certaine
manière, la valeur minimum de l'or, exprimée en dollar,
acquiert stabilité et garantie mais le métal cesse de jouer son
rôle traditionnel, il perd une partie de ses fonctions.
En effet, dès lors que le cours de l'or au marché libre
n'influe pas sur le cours officiel, celui des règlements entre banques
centrales, tout se passe comme si le prix de l'or monétaire,
fixé une fois pour toutes, devenait conventionnel.
Les six pays du Marché commun utilisent le dollar comme monnaie de compte
pour fixer les prix agricoles, l'or participe de la nature, du destin de la
monnaie américaine ou, si l'on préfère une autre formule
équivalente, celle-ci participe de la nature, du destin de l'or.
IV.B. Pourquoi le
système des deux marchés a-t-il jusqu'à présent
fonctionné à la satisfaction des autorités
américaines ?
La raison essentielle me paraît la coopération des banques
centrales des principaux pays.
Si l'on demande pourquoi les gouverneurs des banques centrales ont
favorisé cette expérience, je répondrai : en cas de
refus de coopération, une crise, aux conséquences
imprévisibles, devenait inévitable.
En mars 1968, la demande d'or sur le marché libre absorbait non plus
seulement le produit de l'extraction annuelle mais commençait à
entamer les réserves d'or' monétaire.
Il fallait choisir entre trois solutions : réévaluation de
l'or, embargo de l'or proclamé par le président
américain et suspension de la convertibilité du dollar en or,
double marché. Les responsables accueillirent avec soulagement la
troisième solution parce qu'elle écartait les deux
premières.
Je savais, et je l'ai écrit maintes fois, que les autorités
américaines refuseraient la première solution : le
président américain et ses conseillers l'avaient
proclamé.
Au reste, le président n'a pas le droit de modifier le prix de l'or :
il aurait dû d'abord, comme l'avait fait Roosevelt, séparer la
monnaie américaine de l'or et accepter une phase de fluctuation.
De plus, en une économie mondiale qui souffre d'inflation permanente,
où les prix passent pour stables quand le niveau général
ne monte pas de plus de 3 % par an, une réévaluation de l'or
n'aurait mis fin à la spéculation qu'à la condition
d'être massive.
Pour soustraire le prix de l'or à toute incertitude, il faut le fixer
très au-dessus du niveau auquel il se fixerait si l'or devenait un
métal comme les autres, sans fonction monétaire. Tel
était le cas en 1934, quand le cours de 35 dollars l'once fut
établi par Roosevelt.
Aujourd'hui l'utilisation de l'or dans l'industrie et la bijouterie suffirait
peut-être à maintenir approximativement le cours officiel dans
l'hypothèse où les banques centrales cesseraient d'user du
métal comme monnaie.
Les gouverneurs des banques centrales européennes, en majorité,
partageaient l'hostilité des dirigeants américains à
l'égard d'un doublement du prix de l'or (ou plus
généralement, d'une réévaluation importante).
Le veto américain à l'égard de la première
solution réduisait le choix à l'alternative des solutions 2 et
3 : dans les deux cas, le prix de l'or était soumis aux lois du
marché mais, dans le premier cas, le prix de l'or monétaire
fluctuait, dans le deuxième il demeurait fixe. De toute
évidence, les gouverneurs de banques centrales qui craignent les
aventures ou les expériences imprévisibles, choisirent la
troisième solution, celle des deux marchés.
Seul l'or non monétaire fluctuait librement : les banques centrales
maintenaient le cours officiel.
Bien entendu, le gouvernement sud-africain manquait à l'appel : il ne
renonçait pas à la réévaluation de l'or et il
souhaitait en démontrer .l'impérieuse nécessité
en favorisant la hausse des cours sur le marché libre.
Pour parer à cette offensive, les autorités internationales
interdirent au Fonds monétaire international de fournir des dollars en
contrepartie de l'or qu'offrirait le gouvernement d'Afrique du Sud.
Légal ou non, le refus américain risque d'obliger le
gouvernement d'Afrique du Sud à vendre l'or extrait du sol sur le
marché libre, à faire baisser le cours dit libre, donc à
confirmer la thèse américaine de l'inutilité d'une
réévaluation.
Les autorités américaines ont d'ailleurs proposé un
compromis au gouvernement sud-africain ; quand le cours libre se
rapprocherait du cours officiel, le Fonds monétaire accepterait
d'acheter à 35 dollars l'once l'or sud- africain.
Implicitement, les dirigeants des Etats-Unis ont garanti leurs partenaires
contre le risque d'une dévalorisation de l'or.
Le cours ne tombera pas au-dessous du cours officiel : garantie conforme
à la notion du prix conventionnel, complémentaire de
l'indifférence des banques centrales aux variations du cours libre
au-dessus du cours officiel.
Cet expédient moins réfléchi qu'improvisé,
assure-t-il la stabilité du système monétaire
international ?
V. Système
de l'étalon-dollar - 26 novembre 1969
Le double marché de l'or, nous l'avons indiqué, équivaut
à une démonétisation partielle de l'or, il consacre le
rôle du dollar, il réduit encore la fonction que l'or a pu
remplir jadis pour conserver la valeur à travers le temps, il soumet
le métal aux vicissitudes de la monnaie américaine.
V.A. Que vaut le
système international, fondé sur une monnaie nationale, celle
de l'économie dominante?
Le système des deux marchés de l'or représente, à
coup sûr, un artifice que deux pays au moins continuent de
déplorer et de combattre, l'Union soviétique et l'Afrique du
Sud.
Ces deux pays achèteront des dollars sur le marché libre de
l’or aussi longtemps que les cours s'y établiront au-dessus du
cours officiel. Mais, de ce fait même, ils maintiendront l'écart
entre cours libre et cours officiel à l'intérieur de limites
étroites.
V.B. Amateurs de bijoux,
industriels et thésauriseurs ensemble vont-ils absorber plus d'un
milliard de dollars d'or sans compter l'or soviétique ?
Il se peut mais il me paraît probable que les cours continueront de
fluctuer entre 35 et 40 dollars l'once tant que les banques centrales des
principaux pays accepteront les règles, posées ou
imposées par les autorités américaines.
V.C. Le gouvernement
français, le jour où l'équilibre extérieur aura
été restauré, changera-t-il de camp et recommencera-t-il
la bataille contre l'empire du dollar ?
Hypothèse possible mais, dans une première phase, improbable.
Les particuliers, en France, possèdent de considérables
réserves d'or cependant que l'Etat a perdu au moins la moitié
de son stock.
A quel montant
s'élèvent ces réserves ?
Les évaluations oscillent entre trois et six milliards de dollars.
Le gouvernement qui souhaite mobiliser ce trésor, tentera d'offrir des
garanties équivalentes à celles que les Français
trouvent ou croient trouver dans la possession du métal.
Malheureusement, les Français s'imaginent que le métal leur
donne plus de garanties qu'il ne leur en donne réellement : les
ministres se battent contre des illusions.
L'emprunt Pinay, indexé sur le napoléon, vaut plus du double du
prix d'émission mais il bénéficie d'avantages fiscaux
exceptionnels.
De plus, le prix du napoléon s'établit bien au-dessus du prix
libre du lingot.
Tant que dure le contrôle des changes, l'or offre une garantie
"contre" la dévalorisation de la monnaie nationale, il
devient l'équivalent du dollar mais, à la différence des
valeurs mobilières ou des obligations libellées en monnaies étrangères,
il ne rapporte pas d'intérêt.
Les Français qui acceptent d'acheter .des napoléon au cours
actuel ne se recrutent pas, on doit le supposer, parmi les habitués de
la Bourse et les spécialistes des affaires.
V.D. Dans la mesure
où ils témoignent d'un attachement irrationnel à l'or,
comment les soustraire à la fascination ?
Quelle que soit la réponse que M. Giscard d'Estaing donne à
cette interrogation, il ne peut pas reprendre, fût-ce par suggestion
discrète, la campagne en faveur d'une réévaluation de
l'or sans compromettre la tentative prévisible pour mobiliser en
faveur de l'Etat le métal entre les mains des particuliers.
La conclusion me paraît s'imposer d'elle-même. Au cours des
prochaines années, le gouvernement français gardera une
attitude de neutralité dans la bataille des monnaies.
Il s'en tiendra aux règles actuelles de jeu — prix officiel dans
les transactions entre banques centrales, droits de tirage spéciaux.
Quant au gouvernement sud-africain, il maintiendra sa position mais il n'a
pas la force, à lui seul, d'ébranler les colonnes de Wall
Street.
V.E. Le système,
fondé sur un cours conventionnel de change entre l'or et le dollar,
peut-il durer ?
Je ne vois pas quels arguments justifieraient une réponse
négative. En un sens, la création des deux marchés de
l'or a mis fin à l'une des incertitudes qui affectaient le
système monétaire international.
Avant mars 1968, l'achat d'or résultait pour une part de la
conviction, assez largement répandue, que les Etats-Unis seraient
contraints d'accepter une réévaluation de l'or, au moins sous
la forme d'un embargo sur le stock de métal et d'une fluctuation des
cours de ce dernier sur le marché.
On pouvait imaginer, à partir de cette hypothèse, qu'un jour ou
l'autre, pour mettre fin au chaos, les autorités américaines se
résigneraient à faire ce qu'elles avaient fait en 1934.
Or toute réévaluation officielle de l'or devait revêtir
un caractère massif sous peine d'inefficacité.
La hausse permanente des prix, expression de l'économie contemporaine,
vouée à l'inflation, tend à dévaloriser n'importe
quel bien dont la valeur en monnaie (quelle que soit cette monnaie) demeure
constante.
A condition que les spéculateurs croient au succès et à
la durée du système des deux marchés, les perspectives
de profit s'amenuisent singulièrement.
Certes, le prix-plancher, 35 dollars l'once, protège les
spéculateurs contre un effondrement des cours.
Mais ce prix officiel ne permet guère d'espérer une
réévaluation importante.
Les fluctuations sur le marché libre offrent aux spéculateurs
des occasions de profit ou des risques de perte.
Elles ne donnent pas la certitude de ne pas perdre et la chance de gagner
beaucoup ce qui était le cas tant que l'on achetait le lingot au prix
officiel.
Le système monétaire, bien entendu, comporte la même
précarité aujourd'hui qu'hier : il suffit que les pressions
inflationnistes, de pays à pays, présentent une
intensité inégale pour que les parités de change soient
mises en question.
De plus, le lien établi entre la valeur de l'or et celle d'une monnaie
nationale fait., apparaître évident, aux yeux de tous, le fait
que l'or ne constitue nullement une protection efficace contre la
dévalorisation de la monnaie.
Aux Etats-Unis, celui qui aurait acheté de l'or en 1945 aurait perdu
aujourd'hui la moitié de son 'pouvoir d'achat alors que le
détenteur de valeurs mobilières l'aurait multiplié par
trois.
La séparation des deux marchés ne crée pas une
véritable nouveauté, elle tend malgré tout, en cas
d'inflation aux Etats-Unis, à gonfler le volume des capitaux qui
partent, en quête de profit, vers un autre pays.
La réévaluation du mark comporte, à cet égard, un
enseignement : on fuit à la fois l'or et la monnaie-étalon et
l'on achète, au cours officiel, la monnaie du pays capable de tenir
ses prix mieux que les autres.[cf.
ci-dessous addendum]
Dans le système monétaire actuel, nul mécanisme n'assure
automatiquement le rétablissement de l'équilibre, nulle
monnaie, métallique pu non, ne conserve sa valeur intacte à
travers la durée.
Selon les moments, telle monnaie ou tel bien fait figure de suprême
refuge. En bref, le système monétaire international ressemble
désormais aux économies nationales.
Tout dépend de la sagesse des hommes et, en particulier, des
dirigeants américains responsables de la monnaie étalon.
L'expérience de l'inflation qui a sévi outre-Atlantique depuis
1965, ne témoigne pas en faveur de cette sagesse, indispensable et
incertaine.
VI. De
l'étalon de change-or à l'étalon-dollar
(1) - 5 février 1970.
Les discussions sur l'étalon de change-or qui se sont poursuivies,
avec des alternances de passion et d'indifférence, entre 1958 et 1968,
partaient toutes d'une proposition tenue pour évidente : seul l'or
constituait une monnaie proprement supranationale, différente en
nature des monnaies nationales. L'étalon de change-or apparaissait
comme un système improvisé ou arbitraire qui conférait
à certaines monnaies nationales, avant tout au dollar, en fait sinon
en droit, un statut comparable à celui de l'or.
Quand les statistiques mirent en lumière le déficit de la
balance américaine des payements, les autorités de Washington
se donnèrent pour objectif officiel le rétablissement de
l'équilibre et elles prirent un certain nombre de mesures,
- taxe sur les emprunts étrangers,
- réduction des dépenses des troupes stationnées
au-dehors,
- limitation des investissements directs des grandes sociétés
dans les pays étrangers.
L'effort, apparent ou sincère, en vue de rétablir
l'équilibre se révéla vain.
Quand une fissure était bouchée, une autre s'ouvrait.
L'analyse classique suggérait que la gestion intérieure —
fiscalité et crédit — portait la responsabilité du
déficit et que celui-ci persisterait à moins d'une
révision radicale de la politique économique d'autre part, dans
la mesure où le déficit accroissait les montants de dollars
détenus par les banques centrales étrangères, celles-ci
avaient le droit théorique d'en demander la conversion en or.
Les réserves du Fort Knox diminuaient d'année en année
et les spéculateurs pouvaient considérer qu'un jour ou l'autre
les autorités américaines se résigneraient à
changer le rapport, établi en 1934, entre l'or et le dollar.
La hausse du niveau général des prix, intervenue entre-temps,
avait réduit de moitié la valeur réelle du métal.
Les événements ont suivi un autre cours et la controverse
porterait aujourd'hui sur la cause majeure des événements :
VI.A. les Etats-Unis,
grâce à leur puissance, ont-ils imposé à tous un
système d'étalon dollar?
Ou bien ce système
existait-il depuis longtemps, dissimulé sous des apparences trompeuses
?
Personnellement, je n'ai jamais mis en doute un fait que l'on appellera
indifféremment politique ou psychologique : la résolution des
responsables américains, à moins d'accident (grande
dépression), de maintenir sans modification le taux de change entre
l'or et le dollar.
Je jugeais également que cette résolution s'imposerait aux
directeurs des banques centrales ou ministres des finances du monde.
VI.B. Ces directeurs ou
ministres, ceux de Bonn en particulier, auraient - ils raisonné
autrement si la sécurité de la République
fédérale n'avait pas dépendu de la présence
militaire des Etats-Unis en Europe?
Il se peut, encore que personne ne puisse prouver ou réfuter une telle
hypothèse.
En fait, les experts européens, en dehors de toute
considération diplomatique, ne souhaitaient pas tous le
relèvement du prix de l'or, qui aurait enrichi l'Afrique du Sud et
l'Union soviétique et qui, massif, aurait entraîné des
risques d'inflation.
De plus, les Européens savaient qu'en suprême recours les
autorités américaines demeuraient libres de suspendre
officiellement la convertibilité du dollar en or.
Une fois le dollar séparé de l'or, le cours de celui-ci
fluctuerait sur le marché libre et les monnaies, définies par
un poids d'or, se trouveraient automatiquement
réévaluées par rapport au dollar au cas où ce
dernier serait dévalué par rapport au métal.
Cette éventualité apparaissait aux responsables d'une
économie marchande comme lourde de menaces, grosse
d'imprévisibles catastrophes.
Au bord du gouffre, le jour où la pratique de l'étalon de
change-or avec le prix fixe de l'or en dollar devenait impossible, tous les
responsables devaient chercher et trouver une autre issue.
Le système des deux marchés revenait à suspendre la
convertibilité effective du dollar sans en modifier le prix en or.
Les gouverneurs des principales banques centrales s'engagèrent
à ne pas acheter d'or sur le marché libre.
Le cours de l'or commença par monter, il atteignit 42 dollars l'once
mais, au bout de vingt mois environ, il est revenu au niveau du cours officiel
et le gouvernement d'Afrique du Sud a dû se plier à
l'impératif américain.
Dès lors que le Fonds monétaire n'était pas tenu
d'acheter l'or que lui offrait le gouvernement de Pretoria, celui-ci devait,
quand sa balance des comptes l'exigeait, vendre l'or extrait des mines sur le
marché libre.
Du coup, il faisait baisser le cours et il persuadait de leur échec
ceux qui avaient acquis du métal, au cours des dernières
années, dans l'espoir d'une réévaluation ; l'attente
serait longue, à supposer même qu'elle ne fût pas vaine.
Le prix libre aurait pu tomber au-dessous du prix officiel si
Américains et Africains du Sud n'avaient pas conclu un compromis, si
les banques centrales, qui, toutes, possèdent des quantités
importantes d'or n'avaient pas redouté une dévalorisation,
même temporaire et apparente, de leur stock.
Pour les institutions officielles, le prix-plancher — 35 dollars l'once
— demeure garanti ; pour les particuliers, il ne l'est pas mais le
danger d'une baisse sensible et durable au-dessous de ce prix-plancher
apparaît faible.
En France, le prix du lingot varie aussi en fonction de la confiance ou
défiance à l'égard de la monnaie.
Quant au prix du napoléon en France, il échappe à toute
rationalité.
VI.C. Faut-il conclure que
la thèse, chère aux économistes américains - a
valeur de l'or se fonde sur celle du dollar et non inversement -, a
été démontrée par les faits ?
En vérité, la thèse ne présente pas de
signification rigoureuse, elle sert de justification à une politique.
La valeur de l'or dépend de deux sortes
hétérogènes d'utilité,: l'utilité du
métal, dans les emplois industriels et la joaillerie, l'utilité
du métal en tant que monnaie, et seule monnaie à cours universel.
Si l'on supprime ou restreint l'emploi monétaire de l'or — en
décrétant, par exemple, que le taux de change avec les monnaies
nationales ne changera pas, même après trente cinq ans de hausse
des prix — la demande d'or en vue de la thésaurisation diminuera
inévitablement.
La stabilité du rapport or dollar en période d'inflation
permanente compromet la fonction de conservation des valeurs, remplie par la
monnaie à cours universel.
Cette fonction, le dollar ne la remplit qu'imparfaitement puisque l'inflation
le dévalorise chaque année. La recherche d'une monnaie non fondante
amplifie les migrations de capitaux.
Malgré tout, l'attraction que l'or exerce sur des millions d'hommes,
de la France à l'Inde en passant par le Moyen Orient, n'a pas disparu
d'un coup et miraculeusement.
La valeur de l'or se fonderait sur celle du dollar si le gouvernement des
Etats-Unis avait l'autorité de décréter, du jour au
lendemain, la démonétisation de l'or.
Les statuts du F.M.I. et les banques centrales européennes limitent
cette toute puissance.
Pour l'instant, donc, la démonstration se ramène à la
proposition suivante : la demande de l'or par les particuliers —
industriels ou spéculateurs — ne suffit pas à maintenir
un. prix supérieur au prix officiel du moment où l'Afrique du
Sud ne peut pas céder le métal nouvellement extrait au Fonds
monétaire et où le gouvernement américain a fait
accepter sa doctrine, impératifs et interdits, aux autres
gouvernements.
Il reste à savoir ce que vaut la doctrine.
VII. De l'étalon
de change-or à l'étalon dollar(2) - 6
février 1970.
1. Le passage de
l'étalon, de change-or à l’étalon-dollar, que nous
avons analysé hier, s'explique-t-il en termes économiques ou
politiques ?
Les États-Unis ont-ils imposé leur doctrine parce que la
République fédérale allemande avait besoin de la
protection américaine ou parce que la monnaie américaine est
devenue, par un procès irrésistible, monnaie mondiale?
De toute manière, la résolution du gouvernement
américain de maintenir le prix officiel de l'or, le consentement des
gouvernements britannique, allemand, italien, hollandais, belge à
suivre la politique décidée à Washington, permettaient
de prévoir la phase présente. Mais des économistes,
américains et européens, avaient analysé les causes qui
transformaient les Etats-Unis en banquier du monde.
En langage non technique, ces raisons apparaissent clairement.
Les gouverneurs de banques centrales, durant de longues années,
avaient intérêt à garder des dollars plutôt que de
l'or : les dollars constituaient de l’or qui rapporte de
l'intérêt. Il suffisait de parier sur le maintien de la
parité officielle de l'or pour que l'opération devînt
payante.
La puissance de l'économie américaine fit de la monnaie
américaine l'étalon des valeurs et l'intermédiaire des
échanges.
Même dans l'univers soviétique, les prix mondiaux furent
exprimés spontanément en dollars comme ils l'étaient au
siècle dernier en livres.
Enfin, les dimensions du: marché financier tendaient à' confier
aux Etats-Unis un rôle singulier, comme le professeur Kindleberger ou
le professeur Kolm le mirent en lumière, dans les analyses distinctes,
toutes deux trop complexes pour se prêter à une
présentation détaillée.
En gros, l'idée maîtresse me paraît la suivante : de
même qu'un banquier emprunte à court terme et prête
à plus long terme, les Etats-Unis reçoivent de l'argent de tous
les coins du monde et le convertissent en investissements.
La Grande-Bretagne n'a pas fait autrement au siècle dernier ; elle a
tenté de le faire encore depuis la guerre mais les dimensions de
l'économie et du marché n'offraient plus un cadre suffisant.
Les balances sterling amplifiaient les conséquences des
déficits de la balance des comptes et les mesures restrictives
freinaient la croissance.
Rien de pareil outre-Atlantique.
Grâce au volume des fonds disponibles et à la
péréquation des risques, les conditions d'emprunt
s'avéraient d'ordinaire plus favorables aux Etats-Unis que sur le
vieux continent.
Durant les dix années 1959-1969, toutes les mesures prises pour
éliminer le déficit de la balance américaine des comptes
laissaient intact le mécanisme par lequel banques centrales ou
particuliers augmentaient leurs créances à court terme en
dollars, cependant que les sociétés américaines
augmentaient la valeur de leurs investissements directs au-dehors.
A la supériorité due à la dimension du marché
financier, s'ajoutait la supériorité de gestion.
En prenant la responsabilité d'une entreprise européenne en
difficulté, les gestionnaires américains en amélioraient
la rentabilité.
Ces investissements inspiraient des sentiments mêlés parce
qu'ils présentaient à la fois avantages et
inconvénients.
Faute d'une politique commune, aucun des pays du Marché commun ne
pouvait s'opposer à l'installation des sociétés
américaines : les refus du gouvernement français n'ont eu
d'autre résultat, à maintes reprises, que de rejeter de l'autre
côté de la frontière une usine qui aurait pu être
édifiée sur le sol national.
VII.B. Faut-il conclure
que l'étalon dollar s'est établi non par la volonté des
autorités responsables de Washington mais, comme l'empire britannique
selon une formule fameuse, par simple distraction ?
Cette conclusion me paraît aussi excessive que l'autre
interprétation selon laquelle les dirigeants de Washington auraient
déterminé et connu à l'avance leur objectif.
Il y a une douzaine d'années, quand ils prirent conscience en lisant
les statistiques, de ce que l'on est convenu d'appeler le déficit de
la balance des comptes, le président des Etats-Unis et ses conseillers
admirent tout d'abord la nécessité d'un redressement.
Une équipe d'économistes, choisie par le président
Kennedy, rédigea un programme.
Celui-ci, de même que les programmes postérieurs,
n'envisageaient jamais ni la modification du prix de l'or ni la
dévaluation du dollar par rapport aux autres monnaies ni la
subordination de la gestion intérieure (fiscalité et
crédit) aux exigences de l'équilibre extérieur.
La taxe sur les emprunts étrangers limita la possibilité des
Européens d'emprunter sur le marché de New York bien avant que
les autorités se résignent à fixer un plafond aux
investissements directs des sociétés américaines
au-dehors.
Au reste, le marché des Eurodollars constitua une sorte de
réplique aux mesures de Washington.
Les sociétés américaines empruntèrent des
capitaux européens, en dehors des transactions officielles, et les
banques centrales européennes laissèrent aux banques
commerciales les surplus de dollars, le rendement sur le marché des
Euro-dollars étant de loin supérieur à celui des
obligations dans lesquelles les dollars, contrepartie des déficits américains,
étaient auparavant restitués aux Etats-Unis.
Le dollar ne pouvait pas ne pas jouer le rôle de la monnaie dominante,
intermédiaire des échanges et mesure des valeurs commerciales.
Le reste vint par surcroît, par l'effet conjugué d'une
volonté politique (le refus de modifier le prix dé l'or) et
d'un mécanisme économique (les avantages qu'un marché
financier et bancaire tire de ses dimensions).
VII.C. Le système
monétaire international que l'on appelle provisoirement système
de l’étalon-dollar, doit-il être tenu pour
définitif ?
Evidemment non.
De toute évidence, il comporte des dangers intrinsèques.
Si le dollar se dévalorise plus vite que d'autres monnaies, la
règle du jeu impose que la réévaluation des monnaies
sages se substitue à la dévaluation des monnaies folles.
VII.D. Combien de temps
une telle règle sera-t-elle respectée ?
Si, comme le prétend le professeur Samuelson, le dollar est, depuis
vingt ans, surévalué par rapport à l'ensemble des
monnaies, le monde finira, un jour ou l'autre, par s'en apercevoir et par
chercher une issue.
VII.E. Quelles relations
les droits de tirage spéciaux entretiendront-ils avec le dollar ?
Les non-Américains acceptent, sans trop de mauvaise volonté,
d'accumuler des dollars, au-delà de leurs achats aux Etats-Unis de
biens et de services, parce que les dollars se placent à des taux
d'intérêt élevés, fl n'en ira pas de même
des droits de tirage.
En tout état de cause, le système comporte une
inégalité fondamentale.
Seuls les Etats-Unis gèrent leur économie sans se soucier de
leurs comptes extérieurs.
En cas de déficit des payements, tous les Etats, sauf les Etats-Unis,
doivent recourir à des mesures restrictives.
Iniquité que le général de Gaulle et ses porte-parole ne
se lassaient pas de dénoncer.
Comme dans le roman de George Orwell, un pays se trouve un peu plus
égal que les autres. Analyse incontestable mais conclusion vaine.
Pourquoi l'économie internationale respecterait-elle
l'égalité, théorique ou formelle, des
souverainetés nationales ?
Addendum.
A propos des rapports du franc français et du Deutsche mark dans la
période en question, on pourra se reporter à ce texte
intitulé "La double inconstance".
Georges
Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de
Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du
séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi
les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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