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Le temps des discrets concialiabules

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Paul Jorion.
Published : May 31st, 2010
2566 words - Reading time : 6 - 10 minutes
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Ce texte est un « article presslib’ » (*)



Les marchés sont nerveux, les gouvernements sont inquiets, voici venu le temps des conciliabules, qui ne contribuent pas à leur tour à rassurer.

Ne sachant plus à quoi s’en tenir, les analystes sont à la recherche fébrile de l’indice ou du taux qui cette fois-ci annoncera à temps que le lait va à nouveau déborder, brutal et irrésistible. La volatilité qu’ils constatent du côté des marchés est en soi un indice de la crainte qui s’y est installée et qu’ils partagent.

Mais quel sera le signal qui leur permettra d’anticiper ? Afin de se replier à temps de positions avancées et hasardeuses, ou au contraire de se préparer à faire de bonnes affaires (car, comme en tant de guerre, une crise financière aiguë est une opportunité à ne pas manquer pour profiter des meilleures occasions).

En attendant, de nerveuses et massives transhumances de capitaux sont signalées quasi quotidiennement, du marché des actions à celui des obligations d’Etat et réciproquement. Manifestant un bel opportunisme ou la recherche du meilleur et incertain refuge, au choix. Pêle-mêle, toutes les raisons de cette situation sont données. Mais c’est la crise européenne qui a la vedette, allez savoir si elle va s’accélérer ou se tasser! Les paris, toutefois, se prennent très majoritairement en faveur de la première hypothèse.

Si les banques sont identifiées comme vecteur de la propagation mondiale de la crise, leur bilan de santé reste très confidentiel, rendant l’analyse incertaine. On subodore toutefois, non sans de sérieux indices, que les banques européennes ont beaucoup fait le gros dos et continuent d’être particulièrement fragiles. Aux risques anciens qu’elles dissimulent s’ajoutent désormais les nouveaux qui se profilent ; aux vieux stocks d’actifs toxiques toujours égarés au fond de leurs livres de compte – ceux qu’ils n’ont pu mettre en pension à la BCE – s’additionnent les gros paquets d’obligations des Etats en péril, pour lesquels l’hypothèse d’une inévitable restructuration de la dette tient la corde. Une question de temps, paraît-il.

Rien ne va plus, mais qu’est-ce qui ne va pas au juste ? Ceux qui gardent la tête sur les épaules constatent que les chutes (ou les hausses) de tel ou tel indicateur ne sont pas d’une si grande amplitude que cela, comparées aux temps qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers, ce terrible précédent dans toutes les pensées sinon sur toutes les lèvres. Mais quand on ne cerne pas bien le mal, comment le guérir ? Comment résoudre cette quadrature du cercle que représente la mise en place de la rigueur sans porter atteinte à la croissance économique ?

L’OCDE voudrait bien donner consistance à cette gageure, tout du moins le temps de sa réunion ministérielle annuelle, qui vient de se tenir à Paris. On s’aperçoit, en lisant plus attentivement le texte de son communiqué final, qu’elle n’y parvient qu’en procédant en deux temps : la reprise d’abord, la lutte contre le déficit ensuite. «Il convient d’élaborer des plans crédibles et transparents d’assainissement budgétaire à moyen terme ». Ce n’est pas précisément ce qui est proclamé comme étant à l’ordre du jour lu devant l’Europe toute entière.

Faisant de la politique fiction, le FMI continue pour sa part de chevaucher les contradictions en affichant la nécessité d’agir simultanément sur les deux fronts, et de faire preuve d’un discernement dont les gouvernements occidentaux aimeraient qu’il donne la recette, pour la mettre à exécution.

A chacun son dilemme. Transposé, cela donne ceci: faut-il sauver les Etats pour sauver les banques, ou bien le contraire  ? Renflouer les premiers avec les moyens du bord pour éviter la chute des seconds, ou bien cesser de jouer au billard et prendre le problème bille en tête, avec les mêmes moyens qui ne sont pas infinis ? C’est comme d’habitude la pire des solutions qui a été choisie.

Les Allemands voudraient tout faire à la fois, mais à leur manière, après avoir annoncé vouloir remettre la politique au poste de commande. Ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle au vu de l’austère orientation stratégique qu’ils préconisent, même si elle est accompagnée dans le domaine de la régulation financière d’audacieuses innovations – dont la portée est symbolique à défaut d’être pratique – qui leur sont beaucoup reprochées et les laissent isolés.

Va donc pour officiellement sauver les Etats, si l’on y parvient ! Mais l’agence Fitch joue à son tour le facteur et vient apporter, après Standard & Poor’s, une mauvaise nouvelle qui appuie là où ça fait mal, en dégradant la note de la dette souveraine espagnole : « La dégradation reflète l’opinion que le processus d’ajustement vers un niveau plus bas d’endettement privé et extérieur va matériellement réduire le taux de croissance de l’économie espagnole à moyen terme ».

Les effets secondaires du remède, selon l’agence, sont aussi négatifs que le mal lui-même, ce qui ne laisse aucune de marge de manoeuvre. Or, l’Espagne – un beaucoup plus gros morceaux que la Grèce – était déjà de plus en plus donnée comme candidate au prochain épisode de la crise européenne, alors que les gouvernements de la zone euro tardent à mettre en place la structure chargée de gérer leur plan d’aide. Retard causé par des divergences persistantes avec les Allemands, qui veulent garder le contrôle étape par étape de tout processus d’activation.

S’agissant de l’Espagne, on ne parle plus des risques de sa dette publique, mais de l’ampleur de sa dette privée, trois fois plus importante. Celle-ci a rendu nécessaire, et prioritaire, une restructuration qui peine du réseau de caisses d’épargnes (qui contribue pour moitié au chiffre d’affaires de l’ensemble du système bancaire), très sérieusement atteint par le dégonflement de la bulle immobilière espagnole. De quoi relativiser le discours ambiant sur la dette publique et l’austérité, qui connaît d’ailleurs une certaine inflexion. Et l’on entend de plus en plus de voix commencer à s’inquiéter du risque que la dépression ferait prendre à la zone euro, si l’austérité devait y régner. Risquant de déclencher une spirale descendante, aboutissant à une franche récession, empêchant au final de réduire comme attendu le déficit public, pour renvoyer à la case départ dans de plus mauvaises conditions.

Parmi ses voix, et non des moindres, celle de Tim Geithner, secrétaire d’Etat au Trésor, d’abord en villégiature à Pékin avant de rejoindre directement l’Europe au débotté, prenant l’initiative de premiers conciliabules qui depuis se poursuivent.

Que dit-on de ses rendez-vous successifs dont fort peu a transpiré  ? Que Tim Geithner affecte publiquement de croire qu’une récession européenne ne réduirait pas significativement la croissance des Etats-Unis (dont le taux actuel vient d’être abaissé par rapport à la première annonce, comme il est désormais de coutume), mais qu’il s’interroge sur le maintien de la croissance américaine, si les mesures publiques de soutien du gouvernement américain n’étaient pas renouvelées et si les Chinois ne réévaluent pas leur devise.

Il aurait proposé également aux Européens de calmer les marchés en lançant une opération publique de stress-test de leurs banques, contrairement à la première mouture dont les résultats sont restés confidentiels. Une manière délicate de suggérer, s’il ne l’a pas même clairement dit, qu’il fallait enfin se décider à affronter la situation de fragilité du système bancaire européen.

Que les effets d’annonce de sauvetage, c’était fini, parce que cela ne convainquait plus personne, et qu’il fallait se dépêcher de boucler un dispositif qui ne l’est toujours pas. Enfin, message plus spécialement destiné aux Allemands, qu’il fallait laisser aux banques les moyens de faire leur business et ne pas toucher au marché des produits dérivés, si on voulait qu’elles se redressent un peu par elles-mêmes.

Bref, il a énoncé une politique en tous points contraire à celle des Allemands. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que la conférence de presse commune de Tim Geithner et de Wolfgang Schäuble ait été écourtée dans la limite de ce que la décence permettait, rompant avec tous les usages établis. « Les marchés veulent voir des actes » a-t-il eu tout de même le temps de déclarer, ce qui valait critique implicite de la politique suivie par son compagnon de tribune.

Dès le lendemain, que se sont dit à Paris les ministres des finances allemand et français ? Nous n’en savons strictement rien, sauf à tenter l’exégèse de la belle formule employée par Michael Offer, le porte-parole de Wolfgang Schäuble : les ministres ont procédé à « une concertation sur une approche commune ». Du côté français, fidèle à une implacable stratégie de communication, aucun commentaire n’était disponible. Rendons néanmoins grâce à Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, qui y a été de son commentaire ineffable sur la situation générale, sur la chaîne d’information en continu LCI : « Ce qui est surtout révélateur dans cet épisode, c’est qu’aujourd’hui on a l’impression que la nervosité sur les marchés financiers est telle que n’importe quelle rumeur est colportée et donne lieu à des mouvements dans les prix des actifs financiers (…) Tout ça est un peu ridicule, j’espère que nous allons très vite retourner à une zone de calme. Il faut arrêter de croire n’importe quelle rumeur ».

Ne peut-on pas croire, tout au contraire, que les « rumeurs » ne vont pas manquer de surgir à tout propos et de partout, et que l’axe franco-allemand va avoir de plus en plus de difficulté à maintenir son unité de façade, tant les politiques des deux partenaires divergent  ? Déjà, les Français se sont finalement publiquement désolidarisés de la mesure allemande d’interdiction des CDS nus, laissant les premiers dans un superbe isolement partagé avec les Autrichiens, rejoints ce matin sur le même terrain par le gouvernement espagnol.

Le régulateur espagnol, la CNMV, a en effet annoncé jeudi soir que les positions de vente à découvert portant sur plus de 0,2% du capital d’une liste de société dans laquelle figurent les établissements financiers allaient devoir être portée à sa connaissance, abaissant le seuil précédemment fixé. Une mesure dissuasive destinée à protéger notamment les banques de la spéculation.

Du côté des banques, on apprenait que Hypo Real Estate (HRE) venait d’activer une garantie gouvernementale supplémentaire de 10 milliards d’euros. L’échec de la restructuration de la grande banque allemande spécialisée dans les Panbriefen (obligations couvertes par des crédits hypothécaires), qui jouent un rôle important en Allemagne, aurait des conséquences massives pour l’économie allemande. Déjà nationalisée, sa situation reste très fragile : elle annonce pertes après pertes, et l’on sait qu’elle détient de surcroit un portefeuille important d’obligations d’Etats européens. A elle seule, sa situation permet de comprendre la politique allemande.

Reste sur le tapis un autre gros dossier, celui de la taxe financière. Là également, les Allemands ont pris l’initiative, relayés par la Commission de Bruxelles qui s’est jeté à l’eau et a formulé un plan via Michel Barnier, son commissaire au marché intérieur. Celui-ci, connaissant son monde, a laissé de nombreuses portes ouvertes à la négociation, notamment sur les deux questions clé de l’assiette de la taxe et de son taux. Cela n’a pas suffi: les Britanniques, vite rejoints par les Français, n’envisageant pas que son produit puisse ne pas abonder le budget général de l’Etat, modifiant son affectation et retirant projet son sens qui est d’amasser des réserves pour faire face à la prochaine crise bancaire.

Pour compliquer encore davantage le jeu que le gouvernement allemand cherche à ouvrir, Axel Weber, président de la Bundesbank et, il se murmure encore, successeur de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE, vient de prendre aussi ses distances avec lui : « Même si une telle taxe serait utile pour récupérer certains coûts de la crise, c’est un instrument mineur pour internaliser les effets d’activités risquées pour la stabilité financière », a-t-il déclaré, ajoutant pour mettre les deux pieds dans le plat : « l’interdiction complète de certaines activités est une intervention sur le marché lourde de conséquences », ces activités n’ayant, selon la prudente double négation du hiérarque, « pas nécessairement une valeur ajoutée économiquement nulle ».

Les banques évitant de se prononcer trop ouvertement, d’autres s’en chargent. Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, a préconisé lui aussi la prudence à propos d’une taxe : « Ce qu’il faudra bien faire, c’est le calcul total de ce qu’on demande aux banques à la fois dans leur bilan et éventuellement dans une taxe en sus. Parce qu’au total, ce sont des prélèvements qui peuvent être répercutés sur le coût du crédit, et donc répercutés négativement sur la croissance. Donc il faut faire très attention à trouver le juste équilibre de toutes ces mesures ». Faire très attention, dans le langage codé de la politique, cela signifie ne pas entreprendre.

Enfin, à propos des mesures imposées aux banques en général, un renfort important est venu en la personne de Mario Mesquita, président du Comité sur le système financier mondial de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) : « Les changements prévus dans l’activité de financement pourraient conduire à une augmentation des coûts et une expansion plus lente des crédits de la part des banques internationales (…) Alors que, l’expansion des crédits avant la crise étant excessive, et le risque inhérent sous-estimé, cela ne serait pas forcément une mauvaise conséquence mais pourrait freiner la reprise économique ». Un propos bien balancé de banquier central qui, en termes crus, signifie que si l’on charge trop la barque des banques, on prend un risque qui n’est pas de saison.

Décidément, la plus grande harmonie de vue ne règne pas dans le camp occidental, à la mesure des impératifs contradictoires dans lesquels ses acteurs sont de plus en plus placés. Il va en falloir, des conciliabules ! Cela rend la définition et l’application d’une politique commune encore plus aléatoire, éloignant d’autant toute perspective de sortie de crise, une expression dont il est à noter qu’elle a disparue des éléments de langage européens.

Giulio Tremonti, le ministre italien des finances et présenté comme aspirant à la succession de Silvio Berlusconi, ne les avait sans doute pas lus. Lors du forum annuel à Paris de l’OCDE, il a en effet déclaré : «  »Il est évident que tout le continent doit changer de modèle politique, doit changer la structure de l’Etat providence, du modèle social ».

Peut-être avait-il été absorbé par la lecture d’un article de Dave Shellock dans le Financial Times, destiné à faire le tour des différents marchés et de leur volatilité commune. Au détour d’une phrase, ce dernier apportait une contribution fondamentale à la science économique, proposant le concept de « non-financial economy », l’économie non financière si l’on comprend bien, que l’on appelle le plus souvent – ce qui est déjà en soi surprenant – l’économie réelle.

Sans autre commentaire.



Billet rédigé par François Leclerc


               

Paul Jorion

pauljorion.com




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).





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