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Une
des plus importantes questions philosophiques posées au cours des
derniers siècles consiste à savoir si l'éthique est une discipline
rationnelle, ou au contraire un ensemble purement arbitraire et non
scientifique de jugements de valeur subjectifs (1). Quel que soit le bord que
l'on est amené à choisir dans ce débat, on peut
généralement se mettre d'accord sur le fait que la théorie
économique ou praxéologie - ne peut pas en elle-même suffire
à fonder une doctrine normative, ni personnelle ni politique. La
théorie économique en tant que telle est donc une
science wertfrei, qui ne se permet
pas de prononcer des jugements de valeur. Alors que les économistes
sont généralement d'accords pour soutenir cette dernière
proposition en ces termes mêmes, on peut néanmoins admirer
l'énergie qu'ils ont dépensée pour tenter de justifier -
d'une manière tortueuse, prétendument scientifique et wertfrei -nombre d'activités et de
dépenses Etatiques. La conséquence est que, dans des
exposés de théorie économique ostensiblement wertfrei, on voit introduire, en fraude et
en masse, des jugements normatifs acceptés sans examen ni
justification.
Ceux
qui veulent voir les hommes de l'Etat intervenir et fournir certains services
ont deux arguments favoris, d'apparence scientifique : a) celui des
"externalités positives" ; et b) celui des "biens
collectifs" ou des "besoins collectifs".
Débarrassé
de ses colifichets aux allures scientifiques, ou mathématiques, le
premier argument se réduit à l’affirmation que Untel, Trucmuche et Chose ne semblent pas pouvoir
faire certaines choses sans qu'elles profitent à Tartempion, qui
risque de vouloir échapper à "sa juste part" du
paiement. Nous allons discuter cet argument, avec d'autres également
liés aux "externalités positives". L'argument des
"biens collectifs" semble encore plus scientifique;
l'économiste suppose purement et simplement qu'il existe des biens ou
des services qui, par nature, doivent être fournis
"collectivement", et que par conséquent "l'Etat"
doit les fournir avec l'argent des impôts.
Cette
affirmation, simple et purement descriptive en apparence, recèle en
fait un grand nombre de présuppositions politico-éthiques. Tout
d'abord, même s'il existait des "biens collectifs",
cela ne prouverait en rien 1) qu'ils doivent être fournis par une
organisation unique ; et 2) que tous les membres de la collectivité doivent
être forcés de les payer. En d'autres termes, si X est un
"bien collectif" , dont presque tout
le monde a besoin, et qu'on ne peut fournir qu'à tout le monde
à la fois, cela n'implique pas que tous ceux qui le reçoivent
doivent être forcés de financer sa production dont, incidemment,
il se peut qu'ils n'aient même pas envie. En fait, nous sommes
carrément revenus au problème des externalités
positives, dont nous allons discuter plus loin. On découvre finalement
à l’analyse que l'argument des "biens collectifs" se
réduit à celui des "externalités positives".
Enfin, même s'il ne devait y avoir qu'une seule organisation pour
assurer cette production, on n'a pas prouvé que ce soient les hommes
de l'Etat qui devraient le faire, et non une organisation volontaire
ou même une entreprise privée.
Deuxièmement,
le concept de "biens collectifs" est en lui-même
éminemment suspect. Comment, tout d'abord, peut-il exister des
besoins, des pensées, des actes d'un "collectif " ? Il
n’existe dans la réalité aucun référent qui
corresponde à ce "collectif", censé d'abord
désirer, et ensuite recevoir, les biens en question. De nombreuses
tentatives ont néanmoins été faites pour sauver le
concept d'un bien "collectif" , et
fournir aux actions des hommes de l'Etat des rationalisations en apparence
solides et "scientifiques". Molinari, par
exemple, essayant de faire passer la défense pour un bien collectif,
affirmait : "Une force de police sert tous les habitants du quartier
où elle opère, alors que le simple établissement d'une
boulangerie ne suffit pas à apaiser leur faim." Mais c'est tout
simplement faux : rien n'oblige une force de police à défendre chacun
des habitants dans une zone, ni même à leur fournir le
même degré de protection. De plus, un pacifiste, un
partisan de la non-violence absolue, ne jugerait pas du tout que la
police le protège, ni lui offre des services de défense. Au
contraire, il évalue les opérations de la police dans sa
région comme un tort qui lui est fait. Par conséquent, la
défense ne peut pas être considérée comme un
"bien collectif" ni comme un "besoin collectif". II en
est de même pour de grands projets tels que les barrages, dont on n'a
tout simplement pas le droit de supposer qu'ils profitent à tout le
monde dans la région.
Antonio
De Viti Di Marco distinguait deux catégories
de "besoins collectifs" : ceux qui naissent quand un individu n'est
pas isolé, et ceux qui résultent d'un conflit
d'intérêts. Pourtant, la première catégorie est si
vaste qu'elle risque d'englober la plupart des produits du marché.
Cela n'aurait aucun sens, par exemple, de monter des pièces de
théâtre, à moins d'attendre la venue d'un certain nombre
de spectateurs, ou de publier des journaux s'il n'y a pas assez de lecteurs.
Est-ce une raison pour que les hommes de l'Etat nationalisent ou monopolisent
toutes ces activités ? La deuxième catégorie est
censée s'appliquer à la défense. Cela aussi, cependant,
est incorrect. La défense en elle-même ne reflète pas un
conflit d'intérêts mais une menace d'invasion, contre laquelle
il est nécessaire de se défendre. En plus, il est assez
déraisonnable d'appeler "collectif" un besoin qui a
précisément le moins de chances d'être commun,
puisque les agresseurs sont les derniers à le désirer. D'autres
économistes écrivent comme si la défense était
nécessairement collective, parce que c'est un service
immatériel, alors que le pain, les autos, peuvent être
matériellement divisés et vendus à des individus; mais
les services immatériels surabondent dans une économie de
marché. Faut-il que les hommes de l'Etat monopolisent la tenue de
concerts parce qu'il s'agit de services immatériels ?
Le
professeur Samuelson nous a offert sa propre définition des
"biens de consommation collective" dans une prétendue
théorie "pure" des dépenses publiques. Les biens de
consommation collective, à en croire Samuelson, seraient ceux
"dont tout le monde jouit en commun, de telle manière que la
consommation de ce bien par chaque individu ne conduit pas à
retrancher quoi que ce soit de la consommation du même bien par un
autre individu".
Pour
une raison ou pour une autre, ce sont là (au moins) les biens
que les hommes de l'Etat devraient fournir à la place des producteurs
honnêtes. Le concept de Samuelson a été mal reçu,
à juste titre. Le professeur Enke, par
exemple, a fait remarquer que la plupart des services monopolisés par
les hommes de l'Etat n'entrent tout simplement pas dans sa catégorie:
les routes, les bibliothèques, la justice, la police, les pompiers,
les hôpitaux, et la protection militaire. On pourrait en fait aller
plus loin et faire remarquer qu'il n'y a en réalité aucun produit
qui puisse jamais entrer dans la définition des "biens de
consommation collective" que donne Samuelson. Par exemple, Margolis, tout en critiquant ce dernier, accepte d'y
inclure la défense nationale et les phares. Mais la
"défense nationale" n'est en aucun cas un "bien"
indivisible, qui ne pourrait être offert qu'en bloc. Elle consiste en
des ressources spécifiques affectées d'une manière
particulière et concrète. Un réseau de défense
autour de New York, par exemple, réduit le nombre de bases possibles
autour de San Francisco. D'un autre côté, un phare ne brille que
sur une zone délimitée. Non seulement l'entrée d'un
bateau dans cette zone peut en empêcher d'autres d'y entrer, mais la
construction d'un phare restreint les ressources disponibles pour en
construire un ailleurs. La réalité est que si un bien
était "collectif" au sens de Samuelson, il ne s'agirait
pas d'un bien du tout, mais d'une condition générale de
l’existence humaine, comme l'air l'est aujourd'hui, et qui surabonde au
point que personne ne ressent la nécessité d'en marquer
la possession. En fait, ce n'est pas le phare mais l'Océan lui-même,
lorsque les routes maritimes ne sont pas encombrées, qui est le
"bien de consommation collective" et qui par conséquent demeure
sans propriétaire. On n'a pas normalement besoin de quiconque pour
produire ni posséder l'Océan.
Tiebout, concédant qu'il n'y a pas de manière
"pure" de définir un niveau optimum de dépenses
publiques, essaie de sauver la théorie en la limitant à
l'administration locale.
Se
rendant bien compte que l'impôt et même le vote majoritaire
interdisent toute démonstration d'un choix volontaire dans le domaine
de l'action publique, il avance que la décentralisation et la
liberté de migration interne rendent les dépenses publiques
locales plus ou moins proches de l'optimum - du moins dans la mesure
où l'on peut dire que les dépenses des entrepreneurs sur un marché
libre sont "optimales" -, puisque les résidents peuvent
entrer et sortir comme ils veulent. Il est certainement vrai que les gens
s'en trouveront mieux s'ils peuvent quitter facilement une communauté
lourdement taxée pour une autre où les impôts sont bas.
Cependant, le consommateur n'améliore son sort que partiellement; cela
ne résout pas le problème des dépenses publiques, qui
à part cela demeure inchangé. Dans le choix par une personne de
son lieu de résidence, il entre bien d'autres facteurs que l'Etat, et
il est bien possible que, pour une raison ou pour une autre, suffisamment de
gens soient attachés à une région donnée pour y
permettre aux hommes de l'Etat d'y commettre de grandes
déprédations avant qu'ils n'émigrent. En outre, un problème
majeur est que la surface de la Terre est fixe, que les hommes des Etats s'en
sont universellement emparés, et c'est donc universellement qu'ils
s'imposent à ses habitants.
Nous
en venons maintenant au problème des externalités positives -
pour les économistes, la rationalisation majeure des actes des hommes
de l'Etat. Là où les gens ne profitent qu'à
eux-mêmes par leurs actions, un grand nombre d'auteurs sont prêts
à admettre qu'on peut laisser le marché fonctionner
tranquillement. Cependant, il arrive souvent que l'action productive des
hommes profite aux autres, même sans qu'ils le fassent exprès.
Quoiqu'on puisse plutôt y voir une raison de se réjouir, les
critiques accusent ce fait de produire des maux en abondance. Un
échange libre, où Tartempion et Trucmuche y gagnent tous les
deux, c'est bien joli, disent ces économistes; mais si Tartempion
décide de faire quelque chose qui profite à Trucmuche, sans que
Trucmuche paie rien en échange (3)?
A
partir de cette position partent deux lignes d'attaque contre le
marché libre. Pris ensemble, ces arguments contre l'action volontaire
et pour l'intervention des hommes de l'Etat s'annulent l'un l'autre, mais on
peut, pour être accommodant, les traiter séparément. Le
premier type de critique consiste à dénoncer Tartempion
parce qu'il n'en ferait pas assez pour Trucmuche. On reproche en fait au
bienfaiteur de ne tenir compte que de ses propres intérêts
égoïstes, et de négliger ainsi le
bénéficiaire indirect potentiel qui espère
silencieusement dans la coulisse. La deuxième ligne d'attaque contre
le marché libre dénonce Trucmuche parce qu'il profite de
Tartempion sans le payer de retour. Le bénéficiaire est
taxé d'ingratitude et quasiment traité de voleur pour avoir
reçu l'avantage gratuit. Ainsi le marché libre est-il
accusé de fausser la justice par ces deux groupes d'adversaires: les
uns estiment que l'égoïsme de Tartempion est tel qu'il n'en fera
jamais assez pour Trucmuche, les autres pensent que Trucmuche recevra trop
d’"avantages indus" sans les payer. Dans un cas comme dans
l’autre, naturellement, ce sont les hommes de l'Etat qu'ils appellent
à la rescousse pour mettre fin au scandale: qu'ils usent donc de
violence, dans le premier cas pour forcer ou inciter Tartempion à
adopter une conduite qui profite davantage à Trucmuche, dans le second
pour forcer Trucmuche à payer Tartempion!
En
général, ces jugements de valeur sont drapés dans
l'idée "scientifique" que dans ces cas-là, n'est-ce
pas, l'action sur un marché libre n'est plus "optimale",
mais doit être ramenée sur le droit chemin de
l’"optimalité" par une action correctrice des hommes
de l'Etat. Cette conception ne comprend absolument pas au nom de quoi la
science économique peut se permettre d'affirmer que le marché
libre est optimal. Il l'est bel et bien, mais ce n'est pas du point de vue
des jugements de valeur personnels de l'économiste; c'est parce qu'il
consiste dans les actions libres et volontaires des personnes, et qu'il
satisfait les besoins que les consommateurs ont librement exprimés par
leurs choix effectifs. L'ingérence des hommes de l'Etat, par
conséquent et par nécessité, éloignera toujours
de l'optimum ainsi défini (4).
On
peut trouver amusant que, alors que chacun de ces genres de critiques est
assez répandu, il est tout à fait possible de réfuter
l'un à partir des principes de l'autre. Prenons par exemple le
procès fait au bienfaiteur : dénoncer le bienfaiteur et appeler
sur lui les punitions de l'Etat pour n'avoir pas assez fait le Bien implique
d'affirmer que le bénéficiaire aurait des "droits"
sur son bienfaiteur. Ce n'est pas le propos de ce livre que de
débattre des valeurs ultimes (5), mais il faut bien comprendre
qu'adopter cette position revient à dire que Trucmuche a un droit
absolu à exiger de Tartempion qu'il le serve sans rien recevoir en
retour. Nous n'avons pas besoin d'aller aussi loin dans la
démonstration pour le second type de critique (le "passager
clandestin"), mais nous pouvons peut-être dire que c'est une
grande présomption de la part du passager clandestin que de
réclamer un "droit" à ce pouvoir de domination. En
effet, ce que le premier argumentaire affirme, c'est purement et simplement
le droit moral de Trucmuche d'exiger des cadeaux de Tartempion, par la force
si nécessaire.
L'apologie
de l'épargne forcée, ou les reproches faits aux
épargnants potentiels parce qu'ils n'épargnent et
n'investissent pas davantage, sont des exemples de ce type d'attaque. Une
autre consiste à s'en prendre à l'utilisateur d'une ressource
naturelle susceptible d'épuisement. Quiconque fait le moindre usage
d'une telle ressource "prive" de son utilisation quelque descendant
à venir. Par conséquent, les "conservationnistes"
appellent à faire aujourd'hui un moindre usage de ces ressources, en
vue d'une plus grande utilisation ultérieure. Non seulement ce cadeau,
en général forcé, est un exemple du premier type
d'argumentaire, mais si on l'adopte, on ne devrait logiquement jamais se
servir d'une ressource capable de s'épuiser. En effet, lorsque la
génération à venir atteint sa majorité, elle
aussi doit tenir compte d'une autre génération à venir.
C'est dire l'absurdité totale de l'approche toute entière.
Comme
on l’a vu, le deuxième type d'attaque va dans l'autre sens : il
consiste à dénoncer celui qui "bénéficie de
l'avantage". Il est dénoncé comme un "passager
clandestin", dont le vice consiste à jouir des "avantages
indus" que lui vaut l'action productive d'autrui. C'est une forme de
critique tout aussi bizarre. En fait, l'argument ne tient vraiment que contre
la première critique, à savoir contre le passager clandestin
qui veut forcer les autres à le prendre à bord. Mais là,
nous avons une situation où les actions de Tartempion, qu'il a
choisies uniquement parce que lui-même y trouve son avantage, ont aussi
l'heureux effet de profiter à quelqu'un d'autre. Faut-il nous indigner
parce que le bonheur se propage dans l'ensemble de la société?
Devons-nous nous renfrogner parce qu'il y a plus d'une personne à
profiter des actions de quelqu'un? Après tout, ce "passager clandestin"-là n'a même pas
demandé à monter à bord. On l'a reçu sans qu'il
le demande, parce que Tartempion est content de ce qu'il a
décidé de faire. Si l'on croit au deuxième type
d’"externalités positives", il faut appeler les
gendarmes avec un gros bâton parce qu'il y a trop de gens heureux dans
la société. En d'autres termes, faut-il que je paie un
impôt pour profiter du jardin bien tenu de mon voisin?
Un
exemple du second argumentaire assez répandu aux Etats-Unis constitue
l'essentiel du message de l'économiste Henry George: c'est une
critique de l'"avantage indu" obtenu lors de l'accroissement de la
valeur capitalisée d'un terrain. A mesure que l'économie
progresse, la rente du sol augmente en même temps que les salaires
réels, conduisant à un accroissement de la valeur capitalisée
des terrains. Le développement de la structure du capital, de la
division du travail et de la population conduit à augmenter la
rareté relative du terrain, et par conséquent, à
accroître sa valeur. L'argument des partisans de Henry George est que
le propriétaire terrien n'est pas moralement responsable de cet
accroissement, qui lui vient d'événements indépendants
de sa gestion de la terre; et pourtant, c'est lui qui en profite. Le
propriétaire terrien serait donc un "passager clandestin" et
sa "plus-value indue" appartiendrait de droit à "la
société". Laissant de côté la
réalité de la "société" et la question
de savoir si "elle" peut posséder quoi que ce soit, nous
avons là une attaque de nature morale contre une situation de passager
clandestin.
La
difficulté de cette argumentation est qu'elle en met beaucoup trop en
cause. Existe-t-il en effet un seul d'entre nous dont le revenu pourrait
ressembler à ce qu'il est aujourd'hui, n'étaient les avantages
"indus" que nous devons à l'activité d'autrui? En
particulier, la masse des biens de capital accumulés aujourd'hui est
un héritage de l'épargne nette de nos ancêtres. En leur
absence, nous vivrions dans une jungle primitive, quelles que soient nos
qualités morales. Le capital financier hérité de nos ancêtres
n'est, bien sûr, fait que de parts de propriété sur cette
structure de capital. Nous sommes tous, par conséquent, des passagers
clandestins sur la production du passé. Nous sommes aussi des
passagers clandestins de la production présente, puisque nous
profitons continuellement du capital que nos congénères
maintiennent en circulation, ainsi que des talents particuliers qu'ils
offrent sur le marché. I1 est certain que si une telle imputation
pouvait être faite, la plus grande partie de nos salaires réels
serait attribuée à cet héritage dont nous profitons sans
l'avoir payé. Le propriétaire terrien n'en tire pas plus
d’"avantages indus" que n'importe lequel d'entre nous.
Faudra-t-il donc que nous soyons tous victimes de confiscations, et qu'on
impose une taxe sur notre bien-être commun? Et qui donc recevra
le butin? Nos ancêtres peut-être, dans leurs tombes, puisque ce
sont eux qui ont investi le capital dont nous profitons aujourd'hui?
Un
cas important d'externalités positives consiste dans les
"économies externes" que l'on pourrait obtenir en
développant certaines industries, alors qu'elles ne se traduiraient
pas par un gain pour les entrepreneurs. I1 n'est pas nécessaire de
s'attarder sur les nombreuses discussions qu'on trouve dans les textes
scientifiques, sur la portée réelle des économies externes
en question, quoiqu'elles paraissent finalement négligeables. On a
surtout mis en avant l'idée que les hommes de l'Etat devraient
subventionner en permanence ces activités de manière que
"la société" puisse profiter des économies
externes en question. C'est l'argument de Pigou pour la subvention aux
économies externes, aussi bien que le bon vieil argument toujours
triomphant des "industries naissantes", pour justifier les tarifs
protectionnistes.
L'appel
à la subvention des hommes de l'Etat pour la promotion des
économies externes constitue une troisième colonne d'assaut
contre la liberté des contrats. Elle consiste à dire qu'on doit
forcer les Trucmuche, les bénéficiaires potentiels, à
payer une subvention aux bienfaiteurs Tartempion, pour les inciter à
leur fournir les avantages en question. C'est l'antienne favorite de tous les
économistes qui voudraient des barrages ou des terrains
subventionnés par les hommes de l'Etat (les
bénéficiaires étant taxés pour payer les
avantages qu'ils reçoivent), ou l'enseignement obligatoire ("les
contribuables finiront par bénéficier de l'éducation
donnée à autrui"), etc. Encore une fois, ce sont les
bénéficiaires qui paient les impôts pour financer la
politique imposée; mais là, on ne les critique plus pour des
avantages indus. Désormais on les "sauve" d'une situation
où ils n'auraient pas profité des avantages en question. Comme
ces avantages, ils n'auraient pas été prêts à les
payer, on a de la peine à comprendre au juste à quoi on les
fait échapper. La troisième colonne rejoint donc la
première dans ses attaques contre le marché libre en ce qu'elle
le juge également incapable, du fait de l'égoïsme des
hommes, de produire suffisamment d'externalités positives; mais elle
fait aussi jonction avec la deuxième en ce qu'elle fait porter
l'obligation sur les bénéficiaires, étrangement
réticents. Si la subvention est versée, alors il est clair que
les bénéficiaires ne sont plus des passagers clandestins : en
fait, on les force tout simplement à payer des services qu'ils n'auraient
pas payés si on leur avait laissé le choix.
On
peut rendre patente l'absurdité de cette troisième approche en
se bornant à demander qui profite de la politique proposée. Le
bienfaiteur, Tartempion, reçoit une subvention, cela est vrai; mais on
peut souvent douter qu'il en profite, parce qu'il aurait gagné autant
d'argent à investir ailleurs en son absence. Les hommes de l'Etat
n'ont fait que compenser les pertes qu'il aurait subies, et ont ajusté
ses recettes pour lui permettre de recevoir le manque à gagner. Par
conséquent, Tartempion ne fait pas de profit. Quant aux
"bénéficiaires", ils sont forcés par les
hommes de l'Etat à payer des services dont ils n'auraient pas voulu.
Comment peut-on dire qu'ils en "bénéficient" ?
On
répond en général que ceux qui reçoivent le
service "n'auraient pas pu" en bénéficier s'ils
avaient voulu le financer volontairement. Le premier problème en
l'occurrence est d'identifier par quel procédé
mystérieux les critiques "savent" qu'ils auraient voulu
acheter ce "service"-là. Le seul
moyen que nous ayons de connaître le contenu des échelles de
préférences est de les voir s'exprimer dans les choix concrets.
Puisque le choix était concrètement de ne pas acheter le
service, aucun observateur extérieur n'a la moindre justification pour
prétendre que les préférences de Trucmuche
étaient en fait différentes de celles
révélées par son action.
Deuxièmement,
on ne voit pas pourquoi les bénéficiaires supposés
n'auraient pas pu acheter le service. Un service peut toujours être
vendu à la valeur marchande que lui attribuent ses acheteurs. Le fait
que la production du service n'aurait pas profité à son
producteur indique que les consommateurs ne lui attribuent pas autant de
valeur qu'ils en donnent à d'autres manières d'utiliser les
facteurs non spécifiques de production. Si les coûts de
production sont plus élevés que les prix de vente
envisagés, cela signifie que les facteurs non spécifiques
rapportent davantage quand on les affecte à d'autres formes de
production. En outre, au cas où certains consommateurs trouveraient
insuffisante la production du service pour le marché, ils ont
parfaitement la possibilité de la subventionner eux-mêmes
volontairement. Une telle subvention volontaire équivaudrait à
payer un prix plus élevé pour le service, et
révélerait qu'ils sont prêts à payer ce prix. Le
fait que cette subvention n'a pas eu lieu élimine toute justification
pour une subvention forcée, imposée par les hommes de
l’Etat. Loin de fournir un avantage aux
"bénéficiaires" qu'elle taxe, la subvention
forcée leur impose en fait une perte, puisqu'ils auraient pu
dépenser l'argent eux-mêmes pour des biens et des services
auxquels ils donnaient plus de valeur.
Notes
de François Guillaumat
(1)
Pages 883-890 de Man, Economy and State. Titre original : Collective Goods and External Benefits : Two
Arguments for Government Activity.
La
théorie des "biens publics" présente la
caractéristique intéressante d'avoir été
immédiatement réfutée, notamment par ce texte, et
d'être néanmoins enseignée comme
"scientifique" dans la plupart des facultés
d'économie aujourd'hui, c'est-à-dire vingt-cinq ans
après que son auteur l'avait lui-même explicitement
abandonnée. La théorie des "biens publics" n'est en
fait qu'un avatar de la théorie des "externalités
positives", qui est elle-même contradictoire, comme Rothbard le démontre brillamment.
(2)
C'est au moins une indication du fait que l'expression "biens collectifs"
est dans tous les cas incorrecte, puisqu'il n'y a que certains services qui
posent ce problème, de ne pouvoir être fournis aux uns sans
être offerts aux autres.
(3)
L'incohérence de ce raisonnement est exposée en annexe,
à propos de la différence entre valeur à la marge et
services rendus par des "classes" de produits.
(4)
Notons ici la contradiction essentielle des économistes
mathématiciens qui prétendent fonder leurs rationalisations de
l'Etatisme sur le critère d'optimalité de Pareto.
L'intervention de l'Etat est censée rapprocher des conditions de
1"`équilibre général", lequel serait conforme
au critère de Pareto (s'il était seulement réalisable).
Or, il suffit d'appliquer directement le critère de Pareto
à l'intervention de l'Etat pour constater qu'elle ne peut jamais se
conformer au critère parétien. En effet, ce critère indique
qu'un changement améliore l'utilité sociale si une personne au
moins s'en trouve mieux, les autres ne s'en trouvant pas plus mal. Or,
l'intervention de l'Etat implique toujours une agression (fiscale ou
réglementaire), dont la victime au moins se trouvera plus mal. L'intervention
de l Etat est donc en toutes
circonstances contraire à l'optimum de Pareto.
(5)
Cf. Murray N. Rothbard, L'éthique de la
liberté, Paris, Les Belles Lettres, 1991. Traduction en français de The Ethics of
Liberty, Humanities Press, Atlantic Highlands, N.J., 1982.
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