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3.
Propriété et gouvernement
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Les hommes au pouvoir, les gouvernements, les rois et les autorités
républicaines ont toujours été mal disposés
à l'égard de la propriété privée. Il est
inhérent à tout pouvoir politique de ne fixer aucune borne
à son action et d'étendre le plus possible sa sphère
d'influence. Tout dominer, ne laisser aucune latitude permettant aux choses
d'évoluer librement et sans l'intervention des autorités,
c'est à quoi tend en secret tout homme au pouvoir. Mais la
propriété privée contrecarre ce désir. Elle
crée pour l'individu une sphère qui échappe à
l'État, elle fixe des limites aux pouvoirs publics, elle fait
naître, à côté de et contre la puissance
politique, d'autres puissances.
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La
propriété privée devient ainsi le fondement de toute
manifestation libre de la vie, de toute manifestation affranchie de
l'État et du Pouvoir, le terrain nourricier de la liberté, de
l'autonomie de l'individu et, à plus long terme, de tout
progrès intellectuel et matériel. C'est en ce sens qu'on a
qualifié la propriété de condition fondamentale de
l'évolution de l'individu. On ne peut admettre cette formulation que
sous les plus grandes réserves, car l'opposition habituelle entre
l'individu et la collectivité, entre les idées et les fins
individualistes et les idées et les fins collectivistes, ou même
entre la science individualiste et la science universaliste est une
expression vide de sens. Il n'a
jamais existé de pouvoir politique qui ait volontairement
renoncé à freiner le libre et plein épanouissement de la
propriété privée des moyens de production. Les
gouvernements ne tolèrent la propriété privée que
lorsqu'ils y sont obligés, mais ils ne la reconnaissent pas volontiers
du fait de sa nécessité. Même les hommes politiques
libéraux une fois qu'ils furent au pouvoir ont mis en veilleuse plus
ou moins les principes libéraux. La tendance à opprimer la
propriété privée, à abuser du pouvoir politique
et à refuser de respecter toutes les sphères affranchies de
l'État est trop profondément enracinée dans l'âme
des hommes au pouvoir pour qu'ils puissent s'en défaire de leur plein
gré. Un gouvernement libéral est une contradiction in adjecto. Les gouvernements doivent être
forcés à adopter le libéralisme par la puissance de
persuasion d'un peuple unanime; on ne peut compter qu'ils puissent être
libéraux de leur propre volonté. On comprend aisément ce qui,
dans une société constituée de paysans également
riches, oblige les hommes au pouvoir à reconnaître les droits de
propriété. Toute tentative pour diminuer le droit de
propriété dans un tel ordre social se heurterait aussitôt
à un front uni de tous les sujets décidés à
provoquer la chute du gouvernement. Il en va tout autrement dans une
société qui n'est pas purement agricole mais où
existent, à côté de l'agriculture, des industries et
notamment des grandes entreprises et des grandes propriétés
industrielles, minières et de transport. Les pouvoirs publics sont,
dans une telle société, parfaitement en mesure de s'en prendre
à la propriété privée. Rien n'est en effet,
politiquement parlant, plus avantageux pour un gouvernement que la lutte
contre la propriété privée, puisque les masses peuvent
être facilement montées contre les possédants. C'est
pourquoi l'idée chère à tous les monarques absolus,
à tous les despotes et tyrans fut toujours de s'allier avec le «
peuple » contre les couches des possédants. L'idée de césarisme
ne fut pas le fondement du seul deuxième Empire napoléonien. L'État
autoritaire prussien des Hohenzollern a lui aussi repris dans la politique
allemande l'idée (exprimée par Lassalle dans la discussion
constitutionnelle) de gagner à sa cause, dans la lutte contre la
bourgeoisie libérale, la masse des travailleurs par une politique
étatique et interventionniste. Ce fut l'idée fondamentale de la
« royauté sociale » vantée par Schmoller et son
école.
Mais en dépit
de toutes les attaques, l'institution de la propriété
privée s'est conservée. L'hostilité de tous les hommes
politiques puissants, la lutte que lui ont livrée les
littéraires et les moralistes, les Églises et religions,
l'inimitié profondément enracinée dans les instincts
d'envie des masses n'ont pas réussi à supprimer la
propriété privée. Chaque tentative visant à
remplacer la propriété privée par un autre ordre de
production et de distribution s'est toujours révélée
rapidement absurde. Force fut de reconnaître qu'on ne peut se passer de
la propriété privée, et l'on en est, encore qu'à contrecoeur, revenu à elle. Mais l'on n'a ce
faisant jamais voulu admettre que la raison de ce retour à
l'institution de la propriété privée des moyens de
production réside dans le fait qu'une organisation judicieuse de l'économie
humaine et de la vie des hommes en société n'est pas
réalisable sur une autre base. On n'a pas pu se résoudre
à abandonner une idéologie devenue chère et selon
laquelle la propriété individuelle est un mal auquel on ne peut
malheureusement remédier présentement parce que les hommes
n'avaient pas encore une moralité assez élevée. Tandis
que les gouvernements – il va sans dire contre leur intention et contre
les impulsions de toute organisation souveraine – s'accommodaient de la
propriété, ils restaient fidèles – non seulement
de l'extérieur mais encore dans leur conception philosophique –
à l'idéologie hostile à la propriété.
D'après eux, ce n'était que par faiblesse ou par égard
aux intérêts de groupes puissants qu'ils s'écartent du
principe à leur avis juste de l'hostilité à
l'égard de la propriété.
4. Le
caractère irréalisable du socialisme
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On invoque généralement, pour démontrer le
caractère irréalisable du socialisme, que les hommes manquent
des qualités morales qu'exige un ordre social socialiste. Il est
à craindre, selon cette conception, que la plupart des hommes ne
fassent pas preuve, dans un ordre social socialiste, du zèle qu'ils
mettent, dans un ordre social basé sur la propriété
individuelle des biens de production, à l'exécution des
affaires et des travaux qui leur sont confiés. Dans l'ordre social
capitaliste, chaque individu sait que c'est à lui que revient le fruit
de son travail, que son revenu croît ou diminue à la mesure de
son rendement. Dans l'ordre social socialiste, en revanche, chacun pensera
que son rendement personnel importe peu puisqu'il lui revient une quote-part
du rendement global du travail de tous et que la valeur totale de ce
rendement ne diminuera que peu du fait de l'inactivité d'un paresseux.
Si cet état d'esprit se généralise – comme il y a
lieu de le craindre – la productivité de la collectivité
socialiste baissera considérablement.
Si l'objection ainsi
formulée contre le socialiste est absolument fondée, elle ne
touche pas l'essentiel. Si, dans la collectivité socialiste la
possibilité existait d'évaluer le résultat du travail de
chaque camarade avec la même rigueur que ne le fait le calcul
économique de l'ordre social capitaliste, la réalisation du
socialisme ne dépendrait pas de la bonne volonté de chaque
camarade; la société serait en mesure de graduer à
l'intérieur de certaines limites la participation des camarades
individuels au résultat de l'activité économique totale
d'après l'importance de leur contribution à la production.
L'impossibilité dans laquelle se trouve la société socialiste
de faire le moindre calcul économique explique
l'impraticabilité de tout socialisme.
L'ordre
social capitaliste possède, dans le calcul de rentabilité, une
norme qui indique à l'individu si l'entreprise qu'il dirige est
exploitable de la façon la plus conforme au but prévu,
c'est-à-dire aux moindres coûts. Lorsqu'une entreprise fait
preuve d'improductivité cela revient à dire qu'il y a des
entreprises qui dirigent les matières premières, les semi-produits
et le travail, dont cette entreprise a besoin pour fonctionner, vers un but
plus urgent et plus important, ou vers le même but mais d'une
manière plus économique, c'est-à-dire avec une
dépense moindre en capital et en travail. Lorsqu'on dit par exemple
que le tissage à la main s'est avéré non rentable, cela
signifie que dans le tissage mécanique le capital et la main-d'oeuvre utilisés ont un rendement plus
élevé et que c'est par conséquent peu économique
de se cramponner à un mode de production où la même
dépense en capital et en main-d'oeuvre
produit un rendement moindre.
Lorsqu'on envisage une nouvelle entreprise, on peut calculer à
l'avance la rentabilité et la façon d'après laquelle
elle peut être rendue rentable. A-t-on par exemple l'intention de
construire une voie ferrée, on peut calculer, grâce aux
estimations de trafic probable et de la possibilité pour ce trafic de
payer les tarifs de transport, la rentabilité d'un investissement en
capitaux et en travail dans cette entreprise. S'il s'avère que la
construction de la voie ne promet aucune rentabilité, cela veut dire
qu'il existe une autre utilisation plus urgente pour le capital et le travail
à dépenser pour la construction de la voie; le monde n'est pas
encore assez riche pour s'offrir cette construction. Mais le calcul de valeur
et de rentabilité n'est pas déterminant seulement lorsque la
question se pose de savoir s'il faut on non entreprendre certains travaux: il
contrôle même chaque pas que fait l'entrepreneur dans la conduite
de son affaire.
Le calcul économique capitaliste, qui seul nous permet une production
rationnelle, repose sur le calcul monétaire. La seule existence, sur
le marché, de prix pour toutes les marchandises et pour tous les
services – prix exprimés en monnaie – permet d'inclure
dans un calcul uniforme les biens et les services les plus
hétérogènes. L'ordre social socialiste, où tous
les moyens de production sont la propriété de la
collectivité, qui ne connaît par conséquent aucune
circulation de marché et aucun échange de biens et de services
de production, ne peut connaître non plus de prix en monnaie pour les
biens d'ordre plus élevé et pour le rendement. De cet ordre
social serait donc absent le moyen permettant d'assurer la conduite
rationnelle d'une entreprise: le calcul économique. Car ce dernier ne
peut exister sans un dénominateur commun, auquel les différents
biens et services sont ramenés.
Que l'on imagine un cas très simple. On peut, lors de la construction
d'une voie ferrée, concevoir plusieurs itinéraires. Une
montagne se dresse entre A et B. On peut construire la voie en franchissant
la montagne, ou en la contournant ou en la traversant par un tunnel. Dans
l'ordre social capitaliste, c'est chose facile de déterminer par
calcul la ligne la plus rentable. On établit pour chacune des trois
lignes les coûts de construction et la différence entre les
frais d'exploitation relatifs au trafic anticipé respectif. En tablant
sur ces données on trouvera aisément la ligne la plus rentable.
De tels calculs ne seraient pas réalisables dans une société
socialiste. Celle-ci n'aurait en effet aucune possibilité de
réduire à une échelle de valeur unique les
différentes qualités et quantités de biens et de travaux
qui entrent ici en ligne de compte. L'ordre social socialiste serait
décontenancé devant les problèmes habituels et
quotidiens qu'offre la conduite d'une économie, car il n'aurait aucune
possibilité de se livrer d'abord à un calcul comptable.
Le mode de production capitaliste, avec les vastes chaînes de
production que nous lui connaissons et auxquelles seules nous devons cette
prospérité qui permet aujourd'hui de vivre à un plus
grand nombre d'hommes que dans les temps précapitalistes, exige le
calcul monétaire que le socialisme ne peut pas connaître. Les
auteurs socialistes se sont efforcés en vain de montrer comment on
peut s'en sortir sans le calcul monétaire et des prix. Toutes leurs
tentatives à cet égard ont échoué.
La direction d'une société socialiste serait donc
confrontée avec une tâche qu'elle ne pourrait pas assumer. Elle
ne serait pas en mesure de décider quelle est, parmi les innombrables
façons de procéder, la plus rentable. L'économie
socialiste en serait réduite à un chaos qui entraînerait
rapidement et irrésistiblement un appauvrissement
général et une rétrogression vers les conditions
primitives si caractéristiques de la vie de nos ancêtres.
L'idéal socialiste réalisé conséquemment jusqu'au
bout de son programme nous ferait présent d'un ordre social dans
lequel tous les moyens de production sont la propriété de
l'ensemble du peuple. La production est entièrement entre les mains du
gouvernement, du pouvoir social central. C'est lui seul qui décide
alors de la production, du mode de production et de la manière dont le
produit consommable doit être distribué. Il importe peu de
s'imaginer ce futur État socialiste comme reposant sur une base
démocratique ou autre. Même un État socialiste
organisé de façon démocratique devrait constituer un
corps de fonctionnaires organisé de façon rigide, dans lequel chacun,
à part ceux qui assument la haute direction des affaires publiques,
est employé et obéit, dût-il
même, d'autre part, participer de façon quelconque, en tant
qu'électeur, à la formation de la volonté centrale.
Nous ne devons pas comparer un tel État socialiste avec les
entreprises d'État, aussi importantes soient-elles, que nous avons
vues naître en Europe au cours des dernières décennies et
notamment en Allemagne et en Russie. Toutes ces entreprises existent en effet
à côté de la propriété privée des
moyens de production. Elles ont, avec les entreprises que possèdent et
dirigent les capitalistes, des échanges et elles reçoivent de
ces entreprises des stimulants divers qui vivifient leur entreprise
étatique.
C'est ainsi par exemple que les chemins de fer d'État sont
approvisionnés par leurs fournisseurs en locomotives, wagons,
installations de signalisation et autres moyens d'exploitation, toutes
installations qui, ailleurs, ont fait leurs preuves dans une exploitation
capitaliste des chemins de fer. C'est de là que ces États
reçoivent l'incitation à innover afin de s'adapter au
progrès qui se poursuit dans la technique et dans l'économie.
On sait que les entreprises étatiques et municipales ont dans
l'ensemble échoué, que les travaux qu'elles entreprennent
reviennent cher et sont inopportuns, et qu'elles sont obligées, pour
pouvoir se maintenir, de recourir à des contributions
supplémentaires en provenance des impôts publics. Il va sans dire
que là où l'entreprise publique prend une position de monopole
– comme c'est par exemple le cas pour les transports urbains et la
distribution de la lumière – les mauvais résultats de la
gestion n'apparaissent pas toujours clairement dans les comptes financiers.
Il peut y avoir parfois possibilité de les camoufler en utilisant la
latitude laissée aux monopoles d'augmenter le prix de leurs produits
et de leurs services à un point tel que ces entreprises soient encore
rentables en dépit d'une conduite peu économique de la
direction. La moindre productivité du mode de production socialiste se
manifeste ici d'une autre manière et n'est pas aussi facile à
reconnaître; mais au fond rien n'est changé par rapport aux
autres cas.
Pourtant toutes ces tentatives de direction socialiste des entreprises ne
nous donnent pas des points de repère permettant d'apprécier la
signification de l'idéal de socialisation accompli pour tous les
moyens de production. Dans l'État socialiste de l'avenir, où il
n'y aura plus que le socialisme, sans le moindre épanouissement,
à côté du socialisme, d'entrepreneurs privés, il
manquera aux dirigeants de l'économie socialiste le critère que
fournissent pour toute économie le marché et les prix de
marché. Du fait que sur le marché, où aboutissent tous
les biens et services en vue d'un échange, des relations
s'établissent pour chaque bien en termes de monnaie, la
possibilité existe, dans l'ordre social reposant sur la
propriété privée, de contrôler par le calcul le
résultat des faits et gestes économiques. Toute activité
économique peut être examinée sous l'angle de la
productivité sociale par le calcul comptable de la rentabilité.
Il y aura encore lieu de montrer que la plupart des entreprises publiques ne
peuvent pas faire usage du calcul de la rentabilité le même
usage qu'en fait l'entreprise privée. Toujours est-il cependant que le
calcul monétaire donne encore à l'entreprise étatique et
à l'entreprise commerciale certains points de repère sur
lesquels elles peuvent orienter le succès ou l'échec de leur
gestion. Cette possibilité manquera totalement à l'ordre social
intégralement socialiste, puisqu'il ne peut y avoir, dans cet ordre
social, ni propriété individuelle des moyens de production ni,
partant, de cours des changes et de calcul monétaire. La direction
générale d'une société purement socialiste n'aura
donc aucun moyen à sa disposition pour ramener à un
dénominateur commun les dépenses qu'exige chaque production
particulière. On ne peut atteindre ici ce but en confrontant
dépenses en nature et épargnes en nature. Si l'on n'a pas la
possibilité de réduire à une expression commune les
heures de travail des différentes qualifications, le fer, le charbon,
le matériel de construction de toute sorte, les machines et autres choses
exigées par la construction et l'exploitation des entreprises, on ne
peut se livrer au calcul. On ne peut le faire que lorsqu'on peut ramener
à des termes monétaires tous les biens qui entrent en ligne de
compte. Certes, le calcul monétaire a ses imperfections et ses graves
lacunes, mais nous n'avons rien de mieux pour le remplacer; pour les buts
pratiques de la vie, le calcul monétaire d'un système
monétaire sain suffit. Si nous y renonçons, tout calcul
économique devient tout simplement impossible.
L'objection majeure de l'économiste à l'égard de la
possibilité d'un ordre socialiste est qu'il lui faut renoncer à
cette division intellectuelle du travail, qui réside dans la
coopération de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires
fonciers et travailleurs en tant que producteurs et consommateurs, en vue de
la formation des prix de marché. Sans cette division du travail toute
rationalité, c'est-à-dire toute possibilité de calcul
économique est inconcevable.
Suite
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
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