|
1.
L'organisation de l'économie
|
On peut se représenter de différentes manières le
concours qu'apportent les individus à une société
fondée sur la division du travail. Nous pouvons distinguer cinq
systèmes d'organisation sociale: le système de la
propriété privée des moyens de production (qui, dans
sa forme évoluée, s'appelle le capitalisme), le
système de la propriété privée des moyens de production
avec confiscation périodique et nouveau partage des biens, le
système du syndicalisme, le système de la
propriété collective des moyens de production connu sous le
nom de socialisme ou de communisme, et enfin le système de
l'interventionnisme.
|
L'histoire
du système de la propriété privée des moyens de
production coïncide avec l'histoire du passage de l'humanité de
l'état bestial à la civilisation moderne. Les adversaires de la
propriété privée se sont efforcés de fournir
après coup la preuve qu'il n'existait pas encore, à l'origine
de la société humaine, de propriété privée
totale puisqu'une partie des bien-fonds faisaient
l'objet de répartitions périodiques. Ils ont voulu
déduire de cette constatation, selon laquelle la
propriété privée n'est qu'une « catégorie
historique », la conclusion qu'on pouvait l'abolir à
nouveau sans faire de tort à qui que ce soit. L'absence de logique
inhérente à cette argumentation est trop évidente pour
qu'on en tienne compte. Le fait qu'il y ait eu, dans les temps les plus
reculés, une coopération sociale même sans
propriété privée absolue ne peut être une preuve
de ce que l'on puisse, aux étapes plus avancées de la culture,
se passer de la propriété privée. Si à cet
égard l'histoire pouvait prouver quelque chose, ce serait seulement
qu'il n'a jamais ni nulle part existé de peuples qui, sans la
propriété privée, se soient élevés
au-dessus de la nécessité la plus pressante et de la sauvagerie
semi-bestiale.
Les anciens adversaires du système de la propriété privée
ne combattaient pas la propriété privée en tant que
telle mais simplement l'inégalité de la répartition de
la propriété. Pour écarter la disparité des
revenus et des fortunes, ils recommandaient le système d'une nouvelle
répartition périodique de l'ensemble des biens, ou du moins du
moyen de production qui, en ce temps, entrait à peu près seul
en ligne de compte: le sol. Dans les pays dont la culture n'a pas
progressé et où la production agricole primitive domine, cet idéal
du partage égal de la propriété est aujourd'hui encore
vivace; on a coutume d'appeler cette politique, de façon assez peu
pertinente (car elle n'a rien de commun avec le socialisme) le socialisme
agraire. La révolution russe du bolchevisme, qui avait débuté
comme une révolution socialiste, a institué dans l'agriculture
non pas le socialisme – c'est-à-dire la propriété
collective du sol –, mais le socialisme agraire. Dans de grandes
parties du reste de l'Europe orientale, le partage entre les petits paysans
de la grande propriété foncière agricole est, sous le
nom de réforme agraire, l'idéal des partis politiques
influents. Il est superflu de s'expliquer en détail sur ce
système. Il n'est guère contesté que son succès
ne consiste qu'en un abaissement de la productivité du travail humain.
On ne peut méconnaître la diminution de la productivité
consécutive à un tel partage que là où
l'agriculture en est encore à sa forme la plus primitive. Et chacun
admettra que le parcellement d'une métairie moderne est une
absurdité. La transposition du principe de répartition au
domaine de l'industrie ou des transports est absolument inconcevable. On ne
peut en effet partager une voie ferrée, une laminerie, une fabrique de
machines. On ne peut en venir à une nouvelle répartition
périodique de la propriété qu'après avoir
réduit en pièces toute l'économie construite sur la
division du travail et sur le principe d'une propriété
privée qui ne subit aucune entrave et aucune limitation, et
qu'après un retour à une économie fermée,
où chaque ferme est exploitée pour se suffire à
elle-même.
L'idée su syndicalisme représente la tentative d'adapter
l'idéal du partage égal de la propriété aux
conditions de la grande entreprise moderne. Le syndicalisme ne veut
transmettre la propriété des moyens de production ni
aux individus ni à la société mais aux travailleurs
employés dans une entreprise ou dans une branche de la production(1).
Mais comme la façon dont les facteurs matériels et personnels
de production se combinent diffère pour chaque branche, on ne pourrait
par ce moyen, atteindre à un partage égal de la
propriété. Tout d'abord le travailleur recevra, dans certaines
branches de l'industrie, un équipement représentant une
propriété plus importante que pour d'autres branches. Et que
l'on songe aux difficultés qui naîtraient de la
nécessité constante où l'on est, en économie, de
placer le capital et le travail parmi les branches de la production.
Sera-t-il possible de retirer des capitaux d'une branche de la production
pour accroître l'équipement d'une autre branche? Sera-t-il
possible de retirer des ouvriers d'une branche pour les transférer
dans une autre où l'équipement en capital par travailleur est
moindre? L'impossibilité d'opérer de tels déplacements
fait que le système d'organisation de la société
fondé sur le syndicalisme représente le summum du contresens et
de l'inopportunité sociale. Mais à supposer qu'un pouvoir central,
dominant les différents groupes, soit habilité à
opérer de tels déplacements, nous ne nous trouvons plus en
présence du syndicalisme mais du socialisme. En fait le syndicalisme
en tant que but est si absurde que seuls des esprits brouillons n'ayant pas
suffisamment approfondi le problème ont osé plaider par principe
en sa faveur.
Le socialisme et le communisme représentent l'organisation de la
société dans laquelle la propriété – le
pouvoir de disposer de tous les moyens de production – échoit
à la société, c'est-à-dire à l'État
en tant qu'appareil social de coercition. Il est indifférent, pour
juger du socialisme, que la répartition des dividendes sociaux se
fasse en vertu du principe d'égalité ou de tout autre principe.
Il n'est pas davantage déterminant que le socialisme soit
instauré par une transmission formelle de la propriété
de tous les moyens de production à l'appareil coercitif de la
société, c'est-à-dire à l'État, ou que,
cette propriété restant nominalement aux propriétaires,
la socialisation consiste à ne laisser les
« propriétaires » disposer des moyens de
production qu'ils ont en mains que selon les instructions données par
l'État. Lorsque le gouvernement décide ce qui doit être
produit, comment produire, à qui et à quel prix vendre, la
propriété privée n'existe plus que de nom; toute propriété
est alors socialisée, car le ressort de toute action économique
n'est plus le désir de profit des entrepreneurs et
propriétaires mais la nécessité d'accomplir un devoir
imposé et d'obéir aux ordres.
Il faut enfin parler de l'interventionnisme. Selon une opinion largement
répandue, il existe, entre le socialisme et le capitalisme, une
troisième possibilité d'organisation sociale: le système
de la propriété privée réglementée,
contrôlée et dirigée par des décrets particuliers
de l'autorité.
Nous ne parlerons pas du système de la répartition
périodique de la propriété et du système du
syndicalisme. Aucun homme sérieux n'est partisan de ces deux
systèmes. Nous n'aurons qu'à traiter du socialisme, de
l'interventionnisme et du capitalisme.
2. Les
critiques de la propriété privée
|
La vie de l'homme n'est pas toute de bonheur et la terre n'est pas un
paradis. Bien que les institutions sociales ne soient pas la cause de cet
état de fait, on a l'habitude de les en rendre responsables. Le
principe fondamental de notre civilisation et de toute civilisation humaine
est la propriété privée des moyens de production. Celui
qui veut critiquer la civilisation moderne s'en prend donc à la
propriété privée. Tout ce qui ne plaît pas au critique
est imputé à la propriété privée, et
notamment les inconvénients qui ont précisément leur
origine dans le fait qu'on a limité et rétréci à
plus d'un égard cette propriété privée, au point
qu'elle ne peut exercer pleinement son action sociale.
Les choses se passent
habituellement ainsi: le critique imagine combien tout serait beau si cela
dépendait de lui. Il efface en pensée toute volonté
étrangère s'opposant à sa propre volonté et se
pose, ou pose toute autre personne voulant exactement ce qu'il veut, comme le
maître absolu du monde. Quiconque prône le droit du plus fort se
tient lui-même pour le plus fort; il ne vient jamais à
l'idée de qui est partisan de l'institution de l'esclavage qu'il
pourrait être lui-même un esclave; celui qui exige la contrainte
morale l'exige à l'égard des autres et non à son propre
égard; celui qui est en faveur d'une institution politique
oligarchique se compte lui-même dans l'oligarchie, et celui qui
rêve de despotisme éclairé ou de dictature est assez peu
modeste pour s'imaginer dans le rôle du despote éclairé
ou du dictateur ou du moins pour espérer devenir le despote des
despotes ou le dictateur des dictateurs. De même que personne ne
souhaite être dans la situation du plus faible, de l'opprimé, du
violenté, du privilégié négatif, du sujet ne
possédant aucun droit, personne dans le socialisme ne souhaite avoir
un autre rôle que celui de directeur général ou
d'inspirateur du directeur général. Il n'est en effet dans la
chimère du socialisme, aucune autre existence qui soit digne
d'être vécue.
La littérature
a créé, pour ce raisonnement de rêveur, un schéma
fixe dans l'opposition habituelle entre rentabilité et
productivité. En regard de ce qui se passe dans l'ordre social
capitaliste, on imagine ce qui – conformément au souhait du
critique – s'accomplirait dans l'ordre social socialiste; tout ce qui
s'écarte de cette image idéale est qualifié
d'improductif. Le fait que la rentabilité de l'économie
privée ne coïncide pas avec la productivité de
l'économie nationale a été pendant longtemps
considéré comme le reproche le plus grave à l'encontre
du système du capitalisme. C'est seulement dans ces dernières
années qu'on a pris de plus en plus conscience du fait que dans la
majorité des cas mentionnés ici, la communauté
socialiste ne pourrait pas agir autrement qu'une communauté
capitaliste. Mais même là où la prétendue
opposition existe réellement, il n'y a pas le moindre lieu d'admettre
que ce que ferait l'ordre social socialiste soit absolument correct, et qu'il
faille toujours condamner l'ordre social capitaliste lorsqu'il
s'écarte de cette voie. La notion de productivité est
absolument subjective, et elle ne peut jamais servir de point de
départ à une critique objective.
Il est par
conséquent de peu d'intérêt de s'occuper des creuses
médiations de notre dictateur chimérique; dans sa vision, tous
les hommes sont prêts à exécuter ses ordres
scrupuleusement et en toute obéissance. Mais autre chose est de savoir
comment les choses iraient dans une communauté socialiste vivante et
non pas seulement rêvée. Comme le montrent de simples calculs
statistiques, il est faux de supposer que cette communauté socialiste
pourrait parvenir à une répartition égale du revenu
total, entre tous les membres de la société, telle que
l'obtient chaque année l'économie capitaliste, et qui assure
à chaque individu une existence décente. L'ordre social
socialiste pourrait donc à peine atteindre, par ce moyen, à une
élévation sensible du niveau de vie des masses. Quand cet ordre
social laisse entrevoir la prospérité, voire même la
richesse pour tous, ceci ne peut advenir qu'en admettant que le travail sera
plus productif dans l'ordre social socialiste que dans l'ordre capitaliste et
que l'ordre social socialiste pourra économiser quantité de
tâches superflues, donc improductives.
Pour ce qui est de ce
deuxième point, on pense à la suppression de tous les frais
résultant de la distribution, de la concurrence et de la
publicité. Il est clair qu'il n'y a pas place, dans une
communauté socialiste, pour de telles dépenses. On ne doit
cependant pas oublier que l'appareil de distribution socialiste occasionne
lui aussi des frais qui ne sont pas de peu d'importance, qui sont
peut-être encore plus élevés que ceux de l'ordre social
capitaliste. Mais dans le jugement que l'on porte sur l'importance de ces
frais, ceci n'est pas décisif. Le socialiste admet tout bonnement
comme allant de soi que la productivité du travail sera, dans un ordre
social socialiste, au moins la même que dans la société
capitaliste, et il cherche à démontrer qu'elle sera plus forte.
Mais le premier fait n'est pas aussi évident que le socialisme semble
le penser. La quantité des biens produits dans la société
capitaliste n'est pas indépendante de la manière dont la
production s'effectue. Ce qui est d'une importance
prépondérante, c'est le fait qu'à chaque stade de toute
production, l'intérêt particulier des personnes qui y sont
employées est des plus intimement liés au rendement de la
partie du travail qui s'effectue à un moment précis. C'est
seulement parce que chaque travailleur doit tendre ses forces au maximum (son
salaire étant déterminé par le résultat de son
travail) et parce que chaque chef d'entreprise doit tendre à produire
le meilleur marché, c'est-à-dire en employant moins de capital
et moins de main-d'oeuvre que ses concurrents, que
l'économie capitaliste a pu engendrer les richesses dont elle dispose.
C'est voir les choses de la perspective d'une grenouille que de prendre
ombrage des coûts prétendument trop élevés de
l'appareil de distribution capitaliste. Celui qui reproche au capitalisme sa
prodigalité, parce qu'il existe dans les artères pleines
d'animation commerciale plusieurs magasins de cravates et plus encore de
débits de tabac, ne voit pas que cette organisation de vente n'est que
le dernier achèvement d'un appareil de production qui se porte garant
du rendement du maximum du travail. Tous les progrès de la production
n'ont été obtenus que parce qu'il est inhérent à
cet appareil de faire des progrès incessants. C'est seulement parce
que tous les chefs d'entreprise sont constamment en concurrence et qu'ils
sont impitoyablement éliminés s'ils ne produisent pas de la
manière la plus rentable que l'amélioration et le
développement des méthodes de production se poursuivent
inlassablement. Que cette incitation disparaisse, et il n'y aura plus aucun
rendement économique dans les méthodes acquises. C'est donc
poser la question à l'envers que de se demander ce que l'on pourrait
économiser par une suppression des frais de publicité. La
réponse à une telle question ne peut faire de doute.
Les hommes ne peuvent
consommer que s'ils travaillent et ils ne peuvent consommer qu'autant que
leur travail leur a rapporté. Et c'est le trait caractéristique
de l'ordre social capitaliste qu'il transmet cette incitation au travail
à chaque membre individuel de la société, qu'il fait
tendre chacun au rendement le plus élevé d'où, des
résultats magnifiques. Ce rapport immédiat entre le travail de
l'individu et ce qui lui en revient ferait défaut dans l'ordre social
socialiste. L'incitation au travail ne résiderait pas pour l'individu
dans le résultat obtenu par son propre travail mais dans l'ordre
donné par l'autorité de travailler et dans le sentiment que l'individu
a de son devoir. La preuve exacte de l'impossibilité de cette
organisation du travail sera apportée dans un chapitre
ultérieur.
Ce que l'on reproche
sans cesse à l'ordre social socialiste, c'est que les
propriétaires des moyens de production occupent une place
privilégiée. Ils peuvent vivre sans travailler. À
considérer l'ordre social du point de vue individualiste, il faut voir
là une grave lacune du système. Mais celui qui voit les choses
non pas sous l'angle des individus mais sous celui de la
généralité s'aperçoit que les possédants
ne peuvent conserver leur position favorable qu'à la condition de
rendre à la société un service indispensable. Le
propriétaire ne peut conserver sa situation privilégiée
qu'en utilisant les moyens de production au mieux de la
société. S'il ne le fait pas – s'il dispose mal de ce
qu'il possède – il subit des pertes, et, s'il ne ravise pas
à temps en changeant ses méthodes, il sera bientôt
chassé de sa position avantageuse. Il cesse d'être
propriétaire tandis que d'autres ayant les qualités requises
prennent sa place. Ceux qui, dans l'ordre social capitaliste, disposent des
moyens de production sont toujours les plus compétents, et il faut
faire en sorte, nolens volens, d'utiliser les moyens de
production de la façon qui procure le rendement maximum.
1. On ne
doit pas confondre le syndicalisme en tant que but idéal et social et
le syndicalisme en tant que tactique des travailleurs réunis en
syndicats (« action directe » des syndicalistes français).
Le syndicalisme en tant que tactique peut certes servir de
procédé de lutte pour réaliser l'idéal social
syndicaliste, mais il peut aussi servir à d'autres buts inconciliables
avec cet idéal. On peut par exemple – et c'est ce que veut une
partie des syndicalistes français – grâce à la
tactique syndicaliste, viser à aboutir au
socialisme.
Suite
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
|
|