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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Mai
1968 a duré un mois. Cette singulière évidence doit sans
doute être rappelée, car il semblerait que la marque
laissée par cet événement soit telle qu’on lui
attribue beaucoup, et de manière un peu disproportionnée, pour
ne pas dire tout de go injustifiée.
Certes,
il ne s’agit pas de faire de ce mois-là une intouchable
icône et de se réunir tous les ans, dans la cour de la Sorbonne
ou ailleurs, pour la vénérer drapeaux sortis des étuis.
Avec le recul, les innombrables débats qui ont porté sur sa
signification et le sens qu’il fallait lui accorder pouvaient
peut-être enfin trouver leur conclusion, aurait-on pu penser. Mais non,
Mai 68, à peine entré dans les livres d’histoire à
la grande horreur de ceux qui y ont participé, est immédiatement
« revisité ». Avec l’étonnante
intention d’en faire l’origine de nos maux actuels, et de mettre
au pilori une génération entière pour faire bonne
mesure. Une situation que chacun s’accordera à trouver
inconfortable.
Que
d’incompréhension et de méconnaissance ! Que de rancoeur rentrée, dans certains cas
extrêmes, qui pour avoir été si longtemps contenue peut
enfin se libérer ! Qu’il est dommage que d’autres
grands épisodes de notre histoire n’aient pas été
si rapidement l’objet d’une telle réévaluation :
l’antisémitisme profond de la société
française, ou bien le pétainisme de la « vieille
France », le mythe de la résistance au nazisme de tous, ou
enfin le black-out sur la meurtrière et traumatisante guerre
d’Algérie. Tellement de cadavres dans nos placards et un seul en
est exhumé, alors que c’est le plus présentable !
« Révolte
ou révolution ? ». Cette
question qui peut sembler scolastique a fait dans les années qui
suivirent couler beaucoup d’encre et de salive. Il paraît
aujourd’hui que ni l’une ni l’autre de ces deux analyses
n’est acceptable. « Une révolution, pourquoi faire ?
Une révolte, que fait la police ? » Le fil est alors
trouvé qui va permettre de pendre haut et court le prévenu :
l’individualisme dont il a été porteur, qui
détruit la société, l’éthique et la morale
à la fois. « Tout fout le camp, mon bon Monsieur
! »
« L’ignorance
n’est pas un argument » a dit Spinoza. Si ce mois-là
a été l’objet d’une telle explosion
spontanée (et d’un tel élan dans la société
en faveur des étudiants qui l’ont initiée, tout du moins
dans un premier temps), c’est tout simplement qu’un carcan devait
exploser, celui d’une morale bien pensante en retard d’une
évolution des moeurs, d’une
société sortie meurtrie d’une sale guerre coloniale sans
avoir fait son examen de conscience, d’un système politique
paternaliste étouffant que l’on a pu qualifier de «
bonapartiste » (lui, n’a pas résisté), d’un
besoin, irrésistible pour avoir été comprimé, de
tout simplement mieux profiter de la vie. Cela n’a pas
été l’apanage de la seule jeunesse d’alors, mais
c’est elle qui l’a, avec le plus de plaisir, de
détermination et d’humour exprimé. Elle était
simplement moins meurtrie, ou avait encore des illusions, c’est selon.
La
manière dont tout cela a ensuite été canalisé et
s’est ou pas réalisé n’était pas,
contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire,
gravée dans ce qui s’est passé, ni même dans ce qui
a suivi et en a découlé de si important, le mouvement
féministe notamment. D’autres forces en sont à
l’origine, d’autres leviers ont été
actionnés, qui l’ont emporté.
Faut-il
donc, dans la confusion, à ce point charger un fantôme dont il
ne reste que des souvenirs, et bientôt seulement des traces, afin
d’éluder une réflexion sur des mécanismes bien
réels, plus apparents désormais qu’ils sont
grippés, qu’il faut désormais achever de briser
s’ils n’y parviennent pas à eux seuls ?
Cette
époque, puisqu’il faut y revenir pour en rappeler le contexte
simplement, et non pas la magnifier, a été celle où les
« baby-boomers » avaient 20 ans. Ils étaient
nombreux, ils ont donc fait foule. Ils avaient lu Nizan, mais avaient
l’intention de lui donner tort. Afin d’y parvenir, ils ont
cherché à s’émanciper d’une société
rétrograde qui les réprimandait d’avoir les cheveux
longs, pour ne prendre que le plus bête et pourtant vrai des
exemples ! La politisation n’est venue que pendant le mouvement,
progressivement, et n’a concerné qu’une minorité
agissante.
Tous
ceux qui se sont retrouvés dans la rue, jour après jour, ou
bien qui étaient suspendus aux radios que l’on appelait à
l’époque périphériques – car ils
étaient trop loin et elles paradoxalement au coeur
de l’événement – ont exprimé une
nécessité, apparue impérieuse et ne supportant pas la
contestation (un comble !) : accéder à une liberté
individuelle qui leur était interdite. D’où le si
discuté maintenant et mal interprété « il est
interdit d’interdire! ».
Mais
ils l’ont fait collectivement et ont découvert à cette
occasion l’étrange et enivrante sensation d’être
partie prenante d’une multitude et de se reconnaître en elle.
Avant d’essayer de la faire durer dans les années qui s’en
suivirent, afin de ne pas la perdre. Mais peu à peu elle
s’estompa…
Ils
voulaient « pendre le dernier capitaliste avec les tripes du
dernier bureaucrate », un programme qui n’était pas
sans rappeler les têtes brandies sur les piques d’une
Révolution passée, mais qui était en fait empreint de
pacifisme, la violence était dans les mots et faite de dérision
; les précédentes générations avaient
été marquées par les carnages des guerres, eux s’y
opposaient en toutes occasions, même si elles étaient
éloignées. Il n’empêche aussi que malgré le maoisme de certains, c’est une composante
profondément libertaire, à la fois irréductiblement
opposée au capitalisme et la bureaucratie socialiste qui tint le haut
du pavé, et donna un signal sur lequel il ne fût pas possible de
revenir. Sur la place de la Sorbonne, cet après-midi là, Louis
Aragon, en visite comme tant d’autres, ne trouva rien à
répondre à Dany Cohn-Bendit qui l’apostropha.
Il
faut tordre le cou à un pesant argument. Il s’appuie sur la
dénonciation des militants de cette époque qui se sont ensuite
retrouvés en vue dans des métiers de la communication (pour la
plupart), à qui l’on voudrait faire porter la
responsabilité de la société telle qu’elle est
devenue, comme s’ils en avaient été aux commandes. Leurs
destins – pour certains fait de reniement mais pour d’autres de
maintien dans leurs convictions et pour d’autres enfin accommodements
– n’ont fait que refléter ce que notre
société est devenue, une évolution à laquelle ils
ont au pire contribué mais qu’ils n’ont pas initié.
C’est tout ce qui pourrait leur être reproché ! L’expression
est bien connue, ne jetons pas le bébé avec l’eau du
bain.
Quel
que soit le plan sur lequel on se situe, celui de l’histoire
générale des idées dans laquelle Paul Jorion
vient de se situer, ou celui bien plus prosaïque de la
société française, Mai 68 est coupable, c’est donc
dit ! Coupable d’avoir exprimé des aspirations qui n’ont
ensuite trouvé qu’une très partielle et relative
satisfaction ! Coupable d’avoir raté son coup et non pas de
l’avoir réussi !
Ceux
qui y ont participé, ces anciens combattants à juste titre moqués,
ont eu le bonheur de vivre un instant le sentiment exaltant qu’ils
pouvaient contribuer à changer le monde, dans une période
marquée par tant d’effervescences culturelles, de luttes
sociales et de libérations nationales dans le monde entier (cf. les
mêmes manuels d’histoire). Ceux qui ont en plus la chance de les
avoir parcouru de par le monde savent de quoi ils
parlent. Il leur est resté non pas le sentiment – ressenti comme
insupportable s’il devait continuer à leur être
reproché – d’avoir enfermé, par leur comportement
et leurs idées, la société dans la terrible logique dans
laquelle elle se trouve aujourd’hui prisonnière. Mais au
contraire d’avoir été les témoins ou les acteurs,
peu importe aujourd’hui, d’un élan qui a été
brisé et que d’autres pourraient à leur façon
relancer. Après délibération, le verdict est finalement
non coupable !
Sur
la base d’un fait nouveau, la crise actuelle, l’instruction peut
reprendre, à la recherche de ce qui n’a pas été
trouvé il y a quarante deux ans, car il n’y a pas de
prescription dans ce domaine. Celle-ci, que nous vivons sans encore trop y
croire tellement elle est invraisemblable, est sans commune mesure avec celle
qui a tout déclenché à l’époque,
allons-nous la subir chacun dans notre coin ? On voudrait croire que rien
n’est moins probable.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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