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Les coupables se rebiffent !

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Paul Jorion.
Published : April 07th, 2010
1536 words - Reading time : 3 - 6 minutes
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Category : Editorials





Ce texte est un « article presslib’ » (*)



Mai 1968 a duré un mois. Cette singulière évidence doit sans doute être rappelée, car il semblerait que la marque laissée par cet événement soit telle qu’on lui attribue beaucoup, et de manière un peu disproportionnée, pour ne pas dire tout de go injustifiée.

Certes, il ne s’agit pas de faire de ce mois-là une intouchable icône et de se réunir tous les ans, dans la cour de la Sorbonne ou ailleurs, pour la vénérer drapeaux sortis des étuis. Avec le recul, les innombrables débats qui ont porté sur sa signification et le sens qu’il fallait lui accorder pouvaient peut-être enfin trouver leur conclusion, aurait-on pu penser. Mais non, Mai 68, à peine entré dans les livres d’histoire à la grande horreur de ceux qui y ont participé, est immédiatement « revisité ». Avec l’étonnante intention d’en faire l’origine de nos maux actuels, et de mettre au pilori une génération entière pour faire bonne mesure. Une situation que chacun s’accordera à trouver inconfortable.

Que d’incompréhension et de méconnaissance ! Que de rancoeur rentrée, dans certains cas extrêmes, qui pour avoir été si longtemps contenue peut enfin se libérer ! Qu’il est dommage que d’autres grands épisodes de notre histoire n’aient pas été si rapidement l’objet d’une telle réévaluation : l’antisémitisme profond de la société française, ou bien le pétainisme de la « vieille France », le mythe de la résistance au nazisme de tous, ou enfin le black-out sur la meurtrière et traumatisante guerre d’Algérie. Tellement de cadavres dans nos placards et un seul en est exhumé, alors que c’est le plus présentable !

« Révolte ou révolution  ? ». Cette question qui peut sembler scolastique a fait dans les années qui suivirent couler beaucoup d’encre et de salive. Il paraît aujourd’hui que ni l’une ni l’autre de ces deux analyses n’est acceptable. « Une révolution, pourquoi faire ? Une révolte, que fait la police ? » Le fil est alors trouvé qui va permettre de pendre haut et court le prévenu : l’individualisme dont il a été porteur, qui détruit la société, l’éthique et la morale à la fois. « Tout fout le camp, mon bon Monsieur ! »

« L’ignorance n’est pas un argument » a dit Spinoza. Si ce mois-là a été l’objet d’une telle explosion spontanée (et d’un tel élan dans la société en faveur des étudiants qui l’ont initiée, tout du moins dans un premier temps), c’est tout simplement qu’un carcan devait exploser, celui d’une morale bien pensante en retard d’une évolution des moeurs, d’une société sortie meurtrie d’une sale guerre coloniale sans avoir fait son examen de conscience, d’un système politique paternaliste étouffant que l’on a pu qualifier de « bonapartiste » (lui, n’a pas résisté), d’un besoin, irrésistible pour avoir été comprimé, de tout simplement mieux profiter de la vie. Cela n’a pas été l’apanage de la seule jeunesse d’alors, mais c’est elle qui l’a, avec le plus de plaisir, de détermination et d’humour exprimé. Elle était simplement moins meurtrie, ou avait encore des illusions, c’est selon.

La manière dont tout cela a ensuite été canalisé et s’est ou pas réalisé n’était pas, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, gravée dans ce qui s’est passé, ni même dans ce qui a suivi et en a découlé de si important, le mouvement féministe notamment. D’autres forces en sont à l’origine, d’autres leviers ont été actionnés, qui l’ont emporté.

Faut-il donc, dans la confusion, à ce point charger un fantôme dont il ne reste que des souvenirs, et bientôt seulement des traces, afin d’éluder une réflexion sur des mécanismes bien réels, plus apparents désormais qu’ils sont grippés, qu’il faut désormais achever de briser s’ils n’y parviennent pas à eux seuls ?

Cette époque, puisqu’il faut y revenir pour en rappeler le contexte simplement, et non pas la magnifier, a été celle où les « baby-boomers » avaient 20 ans. Ils étaient nombreux, ils ont donc fait foule. Ils avaient lu Nizan, mais avaient l’intention de lui donner tort. Afin d’y parvenir, ils ont cherché à s’émanciper d’une société rétrograde qui les réprimandait d’avoir les cheveux longs, pour ne prendre que le plus bête et pourtant vrai des exemples ! La politisation n’est venue que pendant le mouvement, progressivement, et n’a concerné qu’une minorité agissante.

Tous ceux qui se sont retrouvés dans la rue, jour après jour, ou bien qui étaient suspendus aux radios que l’on appelait à l’époque périphériques – car ils étaient trop loin et elles paradoxalement au coeur de l’événement – ont exprimé une nécessité, apparue impérieuse et ne supportant pas la contestation (un comble !) : accéder à une liberté individuelle qui leur était interdite. D’où le si discuté maintenant et mal interprété « il est interdit d’interdire! ».

Mais ils l’ont fait collectivement et ont découvert à cette occasion l’étrange et enivrante sensation d’être partie prenante d’une multitude et de se reconnaître en elle. Avant d’essayer de la faire durer dans les années qui s’en suivirent, afin de ne pas la perdre. Mais peu à peu elle s’estompa…

Ils voulaient « pendre le dernier capitaliste avec les tripes du dernier bureaucrate », un programme qui n’était pas sans rappeler les têtes brandies sur les piques d’une Révolution passée, mais qui était en fait empreint de pacifisme, la violence était dans les mots et faite de dérision ; les précédentes générations avaient été marquées par les carnages des guerres, eux s’y opposaient en toutes occasions, même si elles étaient éloignées. Il n’empêche aussi que malgré le maoisme de certains, c’est une composante profondément libertaire, à la fois irréductiblement opposée au capitalisme et la bureaucratie socialiste qui tint le haut du pavé, et donna un signal sur lequel il ne fût pas possible de revenir. Sur la place de la Sorbonne, cet après-midi là, Louis Aragon, en visite comme tant d’autres, ne trouva rien à répondre à Dany Cohn-Bendit qui l’apostropha.

Il faut tordre le cou à un pesant argument. Il s’appuie sur la dénonciation des militants de cette époque qui se sont ensuite retrouvés en vue dans des métiers de la communication (pour la plupart), à qui l’on voudrait faire porter la responsabilité de la société telle qu’elle est devenue, comme s’ils en avaient été aux commandes. Leurs destins – pour certains fait de reniement mais pour d’autres de maintien dans leurs convictions et pour d’autres enfin accommodements – n’ont fait que refléter ce que notre société est devenue, une évolution à laquelle ils ont au pire contribué mais qu’ils n’ont pas initié. C’est tout ce qui pourrait leur être reproché ! L’expression est bien connue, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

Quel que soit le plan sur lequel on se situe, celui de l’histoire générale des idées dans laquelle Paul Jorion vient de se situer, ou celui bien plus prosaïque de la société française, Mai 68 est coupable, c’est donc dit ! Coupable d’avoir exprimé des aspirations qui n’ont ensuite trouvé qu’une très partielle et relative satisfaction ! Coupable d’avoir raté son coup et non pas de l’avoir réussi  !

Ceux qui y ont participé, ces anciens combattants à juste titre moqués, ont eu le bonheur de vivre un instant le sentiment exaltant qu’ils pouvaient contribuer à changer le monde, dans une période marquée par tant d’effervescences culturelles, de luttes sociales et de libérations nationales dans le monde entier (cf. les mêmes manuels d’histoire). Ceux qui ont en plus la chance de les avoir parcouru de par le monde savent de quoi ils parlent. Il leur est resté non pas le sentiment – ressenti comme insupportable s’il devait continuer à leur être reproché – d’avoir enfermé, par leur comportement et leurs idées, la société dans la terrible logique dans laquelle elle se trouve aujourd’hui prisonnière. Mais au contraire d’avoir été les témoins ou les acteurs, peu importe aujourd’hui, d’un élan qui a été brisé et que d’autres pourraient à leur façon relancer. Après délibération, le verdict est finalement non coupable !

Sur la base d’un fait nouveau, la crise actuelle, l’instruction peut reprendre, à la recherche de ce qui n’a pas été trouvé il y a quarante deux ans, car il n’y a pas de prescription dans ce domaine. Celle-ci, que nous vivons sans encore trop y croire tellement elle est invraisemblable, est sans commune mesure avec celle qui a tout déclenché à l’époque, allons-nous la subir chacun dans notre coin ? On voudrait croire que rien n’est moins probable.




Billet rédigé par François Leclerc


               

Paul Jorion

pauljorion.com




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).





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Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).
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