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Pétition de Jacques Bonhomme,
Charpentier
À M. Cunin-Gridaine, Ministre du Commerce
Monsieur
le Fabricant Ministre,
Je suis charpentier, comme fut Jésus; je
manie la hache et l'herminette pour vous servir.
Or,
hachant et bûchant, depuis l'aube jusqu'à la nuit faite, sur les
terres de notre seigneur le roi, il m'est tombé dans l'idée que
mon travail était national autant que
le vôtre.
Et dès lors, je ne vois pas pourquoi la
Protection ne visiterait pas mon chantier, comme votre atelier.
Car enfin, si vous faites des draps, je fais des
toits. Tous deux, par des moyens divers, nous abritons nos clients du froid
et de la pluie.
Cependant, je cours après la pratique, et
la pratique court après vous. Vous l'y avez bien su forcer en
l'empêchant de se pourvoir ailleurs, tandis que la mienne s'adresse
à qui bon lui semble.
Quoi d'étonnant? M. Cunin, ministre,
s'est rappelé M. Cunin, tisserand; c'est bien naturel. Mais,
hélas! mon humble métier n'a pas donné un ministre
à la France, quoiqu'il ait donné un Dieu au monde.
Et ce Dieu, dans le code immortel qu'il
légua aux hommes, n'a pas glissé le plus petit mot dont les
charpentiers se puissent autoriser pour s'enrichir, comme vous faites, aux
dépens d'autrui.
Aussi, voyez ma position. Je gagne trente sous
par jour, quand il n'est pas dimanche ou jour chômé. Si je me
présente à vous en même temps qu'un charpentier flamand,
pour un sou de rabais vous lui accordez la préférence.
Mais me veux-je vêtir? si un tisserand
belge met son drap à côté du vôtre, vous le
chassez, lui et son drap, hors du pays.
En sorte que, forcément conduit à
votre boutique, qui est la plus chère, mes pauvres trente sous n'en
valent, en réalité, que vingt-huit.
Que dis-je? ils n'en valent pas vingt-six! car,
au lieu d'expulser le tisserand belge à vos
frais (ce serait bien le moins), vous me faites payer les
gens que, dans votre intérêt, vous mettez à ses trousses.
Et comme un grand nombre de vos
co-législateurs, avec qui vous vous entendez à merveille, me
prennent chacun un sou ou deux, sous couleur de protéger qui le fer,
qui la houille, celui-ci l'huile et celui-là le blé, il se
trouve, tout compte fait, que je ne sauve pas quinze sous, sur les trente, du
pillage.
Vous me direz sans doute que ces petits sous,
qui passent ainsi, sans compensation, de ma poche dans la vôtre, font
vivre du monde autour de votre château, vous mettant à
même de mener grand train. – À quoi je vous ferai observer
que, si vous me les laissiez, ils feraient vivre du monde autour de moi.
Quoi qu'il en soit, monsieur le
ministre-fabricant, sachant que je serais mal reçu, je ne viens pas
vous sommer, comme j'en aurais bien le droit, de renoncer à la restriction que vous imposez à votre clientèle;
j'aime mieux suivre la pente commune et réclamer, moi aussi, un petit
brin de protection.
Ici vous
m'opposerez une difficulté: « L'ami, me direz-vous, je
voudrais bien te protéger, toi et tes pareils; mais comment
conférer des faveurs douanières au travail des charpentiers?
Faut-il prohiber l'entrée des maisons par terre et par
mer? »
Cela serait passablement dérisoire; mais,
à force d'y rêver, j'ai découvert un autre moyen de
favoriser les enfants de Saint-Joseph; et vous l'accueillerez d'autant plus
volontiers, je l'espère, qu'il ne diffère en rien de celui qui
constitue le privilège que vous vous votez chaque année
à vous-même.
Ce moyen merveilleux, c'est d'interdire en
France l'usage des haches aiguisées.
Je dis que cette restriction ne serait ni plus illogique ni plus arbitraire que
celle à laquelle vous nous soumettez à l'occasion de votre
drap.
Pourquoi chassez-vous les Belges? Parce qu'ils
vendent à meilleur marché que vous. Et pourquoi vendent-ils
à meilleur marché que vous? Parce qu'ils ont sur vous, comme
tisserands, une supériorité quelconque.
Entre vous et un Belge il y a donc tout juste la
différence d'une hache obtuse à une hache affilée.
Et vous me forcez, moi charpentier, de vous
acheter le produit de la hache obtuse!
Considérez la France comme un ouvrier qui
veut, par son travail, se procurer toutes choses, et entre autres du drap.
Pour cela il y a deux moyens:
• Le premier, c'est de filer et de tisser
la laine;
• Le second, c'est de fabriquer, par
exemple, des pendules, des papiers peints ou des vins, et de les livrer aux
Belges contre du drap.
Celui de ces deux procédés qui
donne le meilleur résultat peut être représenté
par la hache affilée, l'autre par la hache obtuse.
Vous ne niez pas qu'actuellement, en France, on
obtient avec plus de peine une pièce d'étoffe d'un métier
à tisser (c'est la hache obtuse) que d'un plant de vigne (c'est la
hache affilée). Vous le niez si peu, que c'est justement par la
considération de cet excédent de peine (en quoi vous faites consister la richesse) que vous
recommandez, bien plus que vous imposez la plus mauvaise des deux haches.
Eh bien! soyez conséquent, soyez
impartial, si vous ne voulez être juste, et traitez les pauvres
charpentiers comme vous vous traitez vous-même.
Faites une loi qui porte: « Nul
ne pourra se servir que de poutres et solives produits de haches
obtuses. »
À l'instant voici ce qui va arriver.
Là où nous donnons cent coups de
hache, nous en donnerons trois cents. Ce que nous faisons en une heure en
exigera trois. Quel puissant encouragement pour le travail! Apprentis,
compagnons et maîtres, nous n'y pourrons plus suffire. Nous serons
recherchés, partant bien payés. Qui voudra jouir d'un toit sera
bien obligé d'en passer par nos exigences, comme qui veut avoir du drap
est obligé de se soumettre aux vôtres.
Et que ces théoriciens du libre
échange osent jamais révoquer en doute l'utilité
de la mesure, nous saurons bien où chercher une réfutation
victorieuse. Votre enquête de 1834 est là. Nous les battrons
avec, car vous y avez admirablement plaidé la cause des prohibitions
et des haches émoussées, ce qui est tout un.
* Extrait
de l'édition originale en 7 volumes (1863) des œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome IV, Sophismes Économiques, pp. 156-159.
Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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