Dans une interview toute récente accordée au Figaro, l’organe de presse qui l’emploie (eh oui, il ne se refuse rien), Zemmour nous fait l’immense honneur de nous livrer son analyse sur ce qu’il pense de la gauche. Ne reculant devant rien, il en profite pour inventer le concept de « gauche Terra-Nova ».
Pour rappel, Terra Nova est ce groupuscule progressiste de formation d’idées en circuit fermé dont le but plus ou moins officiel est de fournir une base idéologique au Parti Socialiste, voire un programme politique quand le temps est clément et que le vent ne pousse pas trop dans les branchages (ce qui est rare actuellement, on en conviendra).
Selon Zemmour, dans le bric-à-brac des trouvailles plus ou moins heureuses de Terra Nova, le think-tank serait à l’origine, notamment, de l’idée générale selon laquelle le Parti Socialiste aurait intérêt à miser sur les immigrés, les minorités visibles, les femmes et les cadres plutôt que la frange traditionnellement populaire du pays (ouvriers, employés, classes moyennes). En gros, Terra Nova serait la direction commerciale et marketing du consortium PS et lui aurait conseillé un repositionnement important sur d’autres niches de marché.
Jusque là, on ne peut pas tenir grief à Zemmour de son analyse puisqu’elle est corroborée par les faits. Là où ça se gâte, c’est qu’à son habitude et avec la finesse de trépan pétrolier qui le caractérise, le chroniqueur politique du Figaro part rapidement dans tous les sens et ajoute à cette courte analyse (qui tient d’ailleurs plus du constat d’évidence) son habituelle et sempiternelle charge anti-libérale grossière et mal documentée.
Et ça commence dès les premières réponses qu’il fournit au journaliste : s’il semble évident que la gauche a effectué avec Terra Nova cette transition vers un abandon du peuple, en réalité, cela ne date pas d’hier !
« Comme l’a fait, avec brio, le philosophe Jean-Claude Michéa, il faut remonter beaucoup plus loin. »
Il faut remonter plus loin ! Clovis, minimum ? Non, Dreyfus suffira, car c’est à ce moment que la gauche se serait vautrée dans le pire des libéralismes qui l’aurait fait renoncer à tout ce qui faisait d’elle une bonne gauche qui tache :
Au nom de la défense des droits de l’homme, les socialistes se sont alors ralliés à la gauche libérale renonçant à leur spécificité: la volonté de contraindre l’individu au nom de l’intérêt supérieur de la collectivité. À partir de ce renoncement, le socialisme se condamnait à être ce qu’il est devenu.
Et qu’il est laid, ce renoncement ! Que c’est moche de ne plus vouloir contraindre l’individu au nom de l’intérêt supérieur de la collectivité, à grand coup de bottes cloutés s’il le faut, avec du goulag et des morceaux de RDA dedans ! Bon, dans les faits, on a bien du mal à voir quand, exactement, cette gauche aurait, au cours des décennies qui suivirent, renoncé à flanquer les dissidents au trou, ou écrabouiller toute expression autre que la sienne par la force ou par les accusations de fascisme lancées sans interruption afin de terroriser l’adversaire. Mais si l’on doit s’arrêter aux faits, on ne s’en sort pas.
Et c’est donc débarrassé de cette contrainte que Zemmour continue sa charge. Non seulement, la gauche a abandonné sa spécificité, mais en plus, elle est maintenant vérolée de l’intérieur !
Avec le libertarisme, cette gauche charrie déjà le libéralisme sans le savoir.
Et elle ne le sait tellement pas qu’elle en discute sur Le Figaro sans en comprendre un traitre mot ! Elle ne sait tellement pas qu’elle charrie de gros bouts de libéralisme que chaque discours, chaque pamphlet de gauche, chaque journal, chaque éditorialiste à la sauce Zemmour se fend d’un billet pour cracher sur ce libéralisme qu’on voit partout, qu’on soupçonne dans tous les gestes, dans tous les esprits, mais que tout le monde se défend d’embrasser, de cautionner ou même de connaître (des fois que ça contamine).
Quel beau gloubiboulga idéologique ! En tout cas, ça permet à Zemmour de rapprocher libéral et libertaire, comme si on pouvait par exemple rapprocher un socialiste libertaire à la quéquette baladeuse comme Cohn-Bendit d’un libéral humaniste comme Hayek ; c’est parfaitement grotesque vu l’écart entre les deux mouvements, l’un scandant qu’il est interdit d’interdire là où l’autre prône la liberté associée à la nécessaire responsabilité ; c’est aussi parfaitement symptomatique d’une compréhension mathématiquement nulle du libéralisme, et une forme d’opacité mentale aux textes philosophiques fondamentaux des courants de pensée libéraux.
Il faut comprendre que pour Zemmour, le libéralisme est quelque chose de globalement néfaste et abominable. Et si la gauche (à laquelle il reste, quoi qu’il en dise, tendrement attaché) a fait faillite et ne réussit pas actuellement, ce n’est pas parce que ce qu’elle raconte est inepte, ce n’est pas parce que les idées qui l’animent sont moisies intrinsèquement ou à la base, mais c’est simplement parce qu’elle s’est laissée corrompre par ce vilain libéralisme et qu’elle a donc abandonné ses vraies bonnes valeurs :
La gauche avait abandonné la nation dès la fin du XIXe siècle et encore plus en mai 68.
Allons, Eric, entre nous, tu devrais avoir compris depuis un petit moment que le socialisme, s’il a bien cessé d’être nationaliste après les cuisantes expériences des années 40, ne l’avait fait que pour se réfugier dans l’internationalisme, qui se terminera là encore dans les catastrophiques échecs des années 80 et l’effondrement complet de l’URSS. Le nationalisme était donc has been non pas depuis le XIXème, mais bien depuis 1945, date à laquelle tant de communistes ont viré « résistants » comme du papier pH dans un bain d’acide révélateur.
Parler comme Zemmour le fait ensuite avec l’aplomb d’un cuistre de cette gauche qui n’était plus que socialiste comme d’une gauche sociale libérale, et de cette droite conservatrice en déshérence d’un leader après la mort de De Gaulle comme d’une droite sociale libérale, c’est continuer à étaler cette magnifique purée de petits légumes politico-philosophiques fades qu’on retrouve maintenant dans tous les consommés insipides produits par douzaines dans les éditoriaux de la presse subventionnée du pays.
Le pauvre Zemmour est ici toujours aussi persuadé d’être l’un des seul à avoir compris que tout n’était plus maintenant que degrés divers de libéralisme, répétant en cela les âneries d’à peu près tout le monde (tout en changeant le packaging pour avoir l’air malin et novateur, il faut lui reconnaître ce petit talent). Et lorsque tout le monde pense que le méchant libéralisme est partout et qu’il rôde, prêt à bondir, lorsque tout le monde fait des pieds et des mains pour ne surtout pas se réclamer du libéralisme, c’est que … le libéralisme est partout, pardi, c’est évident, c’est limpide, et redonnez moi un peu de cette petite soupe, svp, c’est pour ma prochaine chronique, merci !
Mais dans le n’importe quoi, on est encore qu’à mi-course. Le petit poignet fluet de Zemmour n’a pas encore saisi vigoureusement le manche à balai pour l’envoyer en bout de course, à fond dans le Grand Foutoir Total. Heureusement, avec sa saillie suivante, c’est chose faite :
Le prix à payer pour la soumission définitive de la gauche au libéralisme économique, c’est effectivement la marche en avant totalitaire vers un libéralisme sociétal.
Ah oui, la célèbre « marche en avant totalitaire du libéralisme truc » ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Eric nous parle ici de ces soldats bottés et casqués du libéralisme sociétal qui marchent à pas cadencé ! Il évoque sans doute possible les armées fascistes du libéralisme totalitaire avec de la moustache et du poil sous des bras qui se lèvent dans des gestes obscènes (ou des quenelles rigolotes, allez savoir), c’est d’une évidente limpidité ! Voyons, les soldats du totalitarisme libéral, vous voyez bien, n’est-ce pas ! Non ? Même pas un peu ?!
Tsk tsk tsk…
Arriver à coller dans une même phrase que la gauche se soumet au libéralisme économique (dans un pays où 57% de la richesse produite est gobée par l’État), que tout ceci n’est que la marche en avant totalitaire du libéralisme sociétal, voilà qui en dit long sur la pertinence de l’analyse d’un Zemmour en pleine forme !
Comme il a bien lu tous ses classiques libéraux, il n’aura qu’à nous citer les principaux passages chez les plus illustres d’entre eux qui prônent le totalitarisme (sociétal ou autre, soyons large) ; il pourra en profiter aussi pour nous éclairer sur les manœuvres de ces salopards de libéraux à dents pointues qui ont réussi a soumettre la gauche au libéralisme économique. J’attends le détail de la recette appliquée, pour qu’on puisse réitérer ce coup fumant très manifestement réussi sur un malentendu ou par pur hasard… Et il en profitera pour nous expliquer comment il peut concilier son affirmation péremptoire d’une telle soumission avec l’obésité actuelle de l’État, la hausse stratosphérique des impôts, la baisse drastique des libertés dans tous les domaines. Il va de soi que sauf à répondre précisément sur ces derniers points, Zemmour passera ici pour un parfait clown en pavanant à droite et à gauche et en dégoisant ce genre de sottises où tous les mots s’entrechoquent pour impressionner le gogo.
La fin permet d’ailleurs de confirmer le diagnostic posé précédemment :
Je me reconnais depuis toujours dans le vieux courant bonapartiste français à la fois national et social.
Nous voilà rassuré : nous avons un éditorialiste / chroniqueur / baltringue de plus qui se reconnaît dans le conservatisme, l’interventionnisme, l’impérialisme sympathique d’un Napoléon pas du tout belliqueux, le tout saupoudré de nationalisme et de socialisme, bref, l’exemple banal et sans intérêt d’un journaliste sorti de Science-Po qui a voulu faire l’ENA, autrement dit, un parmi des centaines de cette cinquième colonne d’une gauche molle et folle qui ne sait même plus dire son nom à force de s’être perdue dans les idéologies foutraques, mais dont la base idéologique reste si terriblement délétère.
Zemmour représente un intéressant spécimen de cette droite socialiste que j’évoque régulièrement, où le salut de l’homme moderne ne passe que par l’État. Et là où beaucoup croient que ce chroniqueur offre une pensée alternative aux bêtises débitées sans arrêt par une presse de gauche, l’analyse montre qu’une fois retiré l’emballage de références culturelles foisonnantes et inutiles, ce sont toujours les mêmes mécanismes intellectuels : refus de la liberté et de la responsabilité et haro permanent sur une vision fantasmée et mal comprise du libéralisme.
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