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La société humaine est l'union des hommes en vue d'une action
commune. Toute action commune établie selon le principe de la
division du travail a, en effet, sur l'action d'hommes isolés
l'avantage d'une plus grande productivité. Lorsqu'un certain nombre
d'hommes règlent en commun leur action selon le principe de la
division du travail, ils produisent, toutes choses égales par
ailleurs, non pas autant mais infiniment plus que ne le ferait la somme de
leurs actions isolées. C'est sur cette plus grande
productivité, due à la division du travail, que repose toute
la civilisation humaine. C'est la division du travail qui rend l'homme
supérieur aux animaux. Elle a fait de l'homme, dont la force
physique est inférieure à celle de la plupart des animaux, le
maître de la terre et le créateur des oeuvres admirables de la
technique. Sans cette division du travail nous en serions toujours, dans
tous les domaines, au même stade que nos ancêtres d'il y a
mille ou dix mille ans.
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À
lui seul, le travail humain n'est pas en mesure d'augmenter notre
bien-être. Il lui faut, pour être fructueux, la terre que la
nature met à sa disposition, les matières premières et
les sources d'énergie qu'elle renferme. Le sol et le travail de
l'homme constituent ainsi les deux facteurs de production de la
coopération judicieuse desquels naissent tous les biens servant
à la satisfaction de nos besoins. Il faut, pour produire, disposer du
travail et de facteurs matériels de production, tant des
matières premières et sources d'énergie que nous offre
la nature à l'état brut, et qui sont pour la plupart
liées au sol, que des produits intermédiaires
déjà élaborés par le travail humain. On distingue
en économie politique trois facteurs de production: le travail, le sol
et le capital. On entend par sol tout ce que la nature met à notre
disposition en fait de matières premières et sources
d'énergie, que ce soit en surface ou dans le sous-sol, dans l'eau ou
dans l'atmosphère; par capital (biens de production) l'ensemble des
produits intermédiaires élaborés par le travail humain
à l'aide des matériaux naturels et qui servent à
produire plus avant, tels les machines, les outils, les produits semi-finis
de toute sorte, etc. Nous examinerons tout d'abord deux ordres
différents de coopération humaine basée sur la division
du travail: le premier, celui de la propriété privée des
moyens de production et le second qui comporte la propriété
collective des moyens de production. Celui-ci s'appelle socialisme ou
communisme, celui-là libéralisme ou encore, depuis qu'il a, au
XIXe siècle, créé la division du travail à
l'échelle mondiale, capitalisme. Les libéraux affirment que le
seul ordre d'action humaine concertée qui soit praticable dans une
société où s'exerce la division du travail est la
propriété privée des moyens de production. Ils affirment
que le socialisme, en tant que système embrassant tous les moyens de
production, est irréalisable et que son application à une
partie des moyens de production, si elle n'est certes pas impossible, a pour
résultat d'abaisser la productivité du travail, de sorte qu'il
ne peut accroître la richesse d'un pays mais au contraire doit l'amoindrir.
Le programme du
libéralisme devrait donc, résumé en un seul mot, se
formuler ainsi: propriété, c'est-à-dire
propriété privée des moyens de production (car la
propriété privée des biens de consommation va de soi, et
elle est admise même par les socialistes et les communistes). Toutes
les autres exigences du libéralisme découlent de cette exigence
fondamentale.
Mais il convient
d'inscrire dans le programme du libéralisme, à
côté du mot propriété, ceux de liberté et
de paix et ceci pour une raison bien déterminée. Non pas parce
que l'ancien programme du libéralisme les a le plus souvent
cités à côté du mot de propriété.
(Le programme du libéralisme actuel va en effet plus loin que celui de
l'ancien libéralisme, il est le fruit d'un jugement plus circonspect,
d'une connaissance plus poussée de la nature des choses, puisqu'il
peut tirer profit des progrès scientifiques des dernières
décennies.) Non parce que la liberté et la paix sont apparues
aux yeux des anciens libéraux comme des idées fondamentales
– et d'égale importance – du libéralisme et point
comme la conséquence de l'idée primordiale de la
propriété privée des moyens de production, mais pour la
raison très pertinente qui s'impose: comme ces deux idées ont
été combattues avec une violence toute particulière par
les ennemis du libéralisme, il importe de ne pas donner l'impression
qu'on reconnaît d'une façon quelconque le bien-fondé des
objections soulevées contre elles.
Que l'idée de liberté soit passée dans le rang et dans la
chair au point que l'on n'ose plus, depuis longtemps, la contester; que l'on
ait pris l'habitude de ne parler de la liberté que pour l'approuver et
la défendre et qu'il ait été réservé au
seul Lénine de l'appeler un « préjugé
bourgeois », c'est là – ce que l'on oublie souvent de nos
jours – un succès du libéralisme. Le nom même de
libéral ne vient-il pas de liberté, et celui du parti adverse
des libéraux n'était-il pas à l'origine les « serviles
»?: les deux appellations apparaissant pour la première fois
dans les luttes institutionnelles espagnoles des premières
décennies du XIXe siècle.
Avant
l'avènement du libéralisme, de nobles philosophes, des
fondateurs de religion et des prêtres animés des meilleures
intentions, des hommes d'État aimant vraiment leur peuple avaient
considéré l'esclavage d'une partie de l'humanité comme
une institution équitable, d'utilité générale et
bienfaisante. Il existe, prétendait-on, à côté des
hommes naturellement destinés à la liberté, d'autres qui
le sont au servage. Cette idée était chère non seulement
aux maîtres mais à une grande partie des esclaves.
Obligés de se soumettre à la force supérieure des
maîtres, non seulement ils acceptaient cette servitude mais ils y
trouvaient encore du bon: l'esclave n'est-il pas libéré du
souci d'assurer sa pitance quotidienne, que le maître est tenu de lui
fournir, même chichement? Lorsque le libéralisme entreprit, au
XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, d'abolir
le servage et la sujétion de la population paysanne en Europe et
l'esclavage des noirs dans les colonies d'outre-mer, il ne se trouva pas peu
de sincères philanthropes pour exprimer leur opposition. Selon eux,
les serfs étaient habitués au servage et ne le ressentaient pas
comme un fardeau pesant; n'étant pas mûrs pour la
liberté, ils ne sauraient quel usage en faire. Ils souffriraient
gravement de ce que le maître cessât de pourvoir à leurs
besoins, ils ne seraient pas capables d'assurer leur subsistance, et ils
succomberaient vite à la misère. D'un côté leur
affranchissement ne leur apporterait aucun gain sérieux, de l'autre
ils seraient gravement lésés dans leur réussite
matérielle. Faut curieux: de nombreux serfs interrogés à
ce sujet avancèrent de tels arguments. Pour s'opposer à de
telles manières de voir, bien des libéraux pensaient devoir
brosser un tableau outré de la situation, mettant l'accent sur les
mauvais traitements infligés aux serfs et aux esclaves, alors qu'en
réalité de tels excès étaient exceptionnels. Il
en existait certes et leur existence justifiait l'abolition de ce
système, mais, d'une façon générale les
maîtres traitaient les serfs avec douceur et humanité.
Si l'on opposait
à ceux qui, pour des raisons en général
philanthropiques, étaient en faveur de l'abolition du servage que le
maintien du système était aussi dans l'intérêt des
valets, ils ne savaient guère quoi répliquer. Car il n'est
qu'un argument à opposer aux défenseurs du servage, à
savoir que le travail libre est incomparablement plus productif que le
travail exécuté par des hommes asservis. Le travailleur asservi
n'a aucun intérêt à employer toutes ses forces. Il
travaille avec l'empressement requis, et pas plus qu'il ne faut pour
échapper aux châtiments qui s'attachent à un rendement
insuffisant. Le travailleur libre, en revanche, sait qu'il gagnera d'autant
plus qu'il aura accru son rendement. Il tend ses énergies à
l'extrême afin d'accroître son salaire. Que l'on compare par
exemple les exigences que pose au travailleur le service d'une charrue
mécanique au faible déploiement d'intelligence, de force et
d'application qui était jugé suffisant, il y a deux
générations pour le laboureur-serf de Russie. Seul le travail
libre peut garantir les accomplissements que l'on demande au travailleur de
l'industrie moderne.
Des esprits
bornés peuvent continuer à débattre à perte de
vue sur la question de savoir si tous les hommes ont vocation et sont
mûrs pour la liberté. Ils peuvent continuer à
prétendre qu'il existe des races et des peuples que la nature a
destinés au servage et que les peuples de maîtres ont le devoir
de maintenir les valets en état d'asservissement. Le libéral ne
veut pas réfuter leurs arguments parce que sa démonstration en
faveur de la liberté pour tous sans distinction est d'une toute autre
nature. Les libéraux que nous sommes ne prétendent pas que Dieu
ou la nature a destiné tous les hommes à être libres, ne
serait-ce que parce que nous ne sommes pas informés des desseins de
Dieu et de la nature, et que nous nous gardons soigneusement d'impliquer Dieu
et la nature dans cette controverses. Nous prétendons seulement que la
liberté de tous les travailleurs constitue le système de
travail qui garantit la plus grande productivité du travail humain, et
que cette liberté est par conséquent dans
l'intérêt de tous les habitants de la terre. Nous ne combattons
pas le servage malgré son utilité prétendue pour les
« maîtres », mais parce que nous sommes
convaincus qu'il est en fin de compte préjudiciable à tous les
membres de la société humaine, donc aussi aux
« maîtres ». Si l'humanité en était
restée au servage d'une partie des travailleurs ou même de tous,
l'admirable épanouissement des forces économiques qui a vu le
jour au cours des 150 dernières années n'aurait pas
été possible. Nous n'aurions pas de voies ferrées, de
voitures, d'avions, de navires, de production d'énergie et
d'électricité, d'industrie chimique, toutes choses que les
Grecs et les latins, en dépit de leur génie, n'avaient pas. Il
suffit de mentionner ce fait pour que chacun comprenne que même les
anciens maîtres d'esclaves ou de serfs auraient tout lieu d'être
satisfaits de l'évolution qui s'est opérée après
l'abolition de l'asservissement des travailleurs. Un travailleur
européen vit, de nos jours, dans des conditions plus favorables et plus
agréables que ne vivait jadis le pharaon d'Égypte, bien que ce
dernier disposât de milliers d'esclaves et que le premier n'ait rien
d'autre, pour assurer son bien-être, que la force et l'adresse de ses
mains. Si l'on pouvait transporter un nabab de ces époques
reculées dans les conditions de vie actuelles d'un simple travailleur,
il déclarerait sans hésiter que sa vie a été
miséreuse en comparaison de celle que peut mener, de nos jours, le
citoyen le plus modeste.
Le travail libre
– et c'est là son fruit – procure à tous plus de
richesse que n'a pu en apporter jadis aux maîtres le travail de leurs
esclaves.
Les esprits nobles haïssent la guerre parce qu'elle n'apporte que mort
et souffrances. Nous ne pouvons nous empêcher d'admirer l'amour du
prochain révélé par cet argument. Pourtant ce sentiment
philanthropique semble perdre beaucoup sinon tout de sa force à
entendre les explications des partisans et défenseurs de la guerre.
Ceux-ci ne contestent absolument pas que la guerre soit
génératrice de souffrances. Mais ils prétendent que la
guerre, et elle seule, est capable de faire progresser l'humanité. La
guerre est la mère de toutes choses, dit un philosophe grec, et ces
paroles ont été reprises bien souvent. Selon ces défenseurs
de la guerre, l'homme dépérit dans la paix tandis que la guerre
éveille en lui les aptitudes et énergies somnolentes tout en
lui faisant réaliser les choses les plus grandes. Si la guerre
était bannie de la surface de la terre, l'humanité serait vouée
à la vieillesse et à la décadence. Il est difficile,
pour ne pas dire impossible, d'opposer à cette argumentation des
défenseurs de la guerre le fardeau des sacrifices qu'elle exige. Pour
les partisans de la guerre ces sacrifices ne sont pas faits en vain et le
prix payé vaut précisément la peine de faire la guerre.
Si la guerre est vraiment la mère de toutes choses, les sacrifices en
hommes qu'elle exige sont nécessaires à l'amélioration
du bien-être général et au progrès de
l'humanité. On peut certes plaindre les victimes, on peut aussi tenter
d'en réduire le nombre, mais on n'a pas le droit pour autant de
vouloir l'abolition de la guerre et l'instauration de la paix
perpétuelle.
Mais la critique
libérale de la théorie de la guerre se distingue par principe
de celle des philanthropes: elle part du fait que c'est la paix et non la
guerre qui est la mère de toutes choses. Ce qui fait progresser
l'humanité et ce qui la distingue du monde animal, c'est la
coopération sociale. Seul le travail est constructif, enrichit et
permet ainsi d'asseoir les fondements extérieurs d'un
épanouissement spirituel de l'homme. La guerre, en revanche, ne fait
que détruire sans être capable de construire. Nous avons en
commun avec les bêtes sauvages des forêts la guerre, la mort, la
destruction, tandis que le travail constructif est notre
caractéristique humaine. Le libéral ne hait pas la guerre
à l'instar du philanthrope malgré ses conséquences
utiles, mais parce qu'elle ne peut en avoir que de nuisibles.
L'ami de la paix par
philanthropie aborde le monarque par ces mots: « Ne fais pas la
guerre, même si tu te proposes de faire avancer par une victoire ta
propre prospérité. Sois noble et généreux;
renonce à la victoire qui te sourit même si cette façon
d'agir implique pour toi un sacrifice et un manque à
gagner ». Le libéral pense autrement. Il est
persuadé que la guerre, même couronnée de succès,
est un mal pour le vainqueur, que la paix vaut toujours mieux que la
victoire. Il n'exige pas du fort un sacrifice mais simplement qu'il saisisse
son propre intérêt et comprenne que la paix est aussi
avantageuse pour lui, le fort, qu'elle l'est pour le faible.
En cas d'attaque par
un adversaire belliqueux, un peuple épris de paix doit
s'apprêter à la résistance et tout faire pour repousser
l'attaque ennemie. Lorsque dans une telle guerre des actions
héroïques sont accomplies par ceux qui combattent pour leur
liberté et leur vie, ces actions sont louables, et l'on accorde avec
raison du prix à l'énergie et à la bravoure de tels
combattants. La hardiesse, l'intrépidité, le mépris de
la mort sont alors dignes d'admiration car ils sont au service d'une noble
cause. Mais l'on a commis l'erreur de présenter ces vertus militaires
comme des vertus absolues, comme des qualités excellentes en soi, sans
tenir compte de la fin qu'elles servent. Défendre cet avis revient
logiquement à reconnaître aussi comme une noble vertu la
hardiesse, l'intrépidité et le mépris de la mort du
bandit. Mais en fait il n'y a rien qui soit bon ou mauvais en soi; les
actions humaines ne deviennent bonnes et mauvaises que selon la fin qu'elles
visent et les conséquences qu'elles entraînent. Même
Léonidas ne serait pas digne de l'admiration que nous lui témoignons
s'il n'était pas mort pour son pays mais en tant que chef d'une
armée offensive, désireuse de ravir, à un peuple
pacifique, sa liberté et son bien.
Celui qui a reconnu
l'utilité de la division du travail voit clairement le
caractère nuisible de la guerre pour le développement de la
civilisation humaine. Elle fait de l'homme qui se suffit à
lui-même un ζωον
πολιτικον dépendant
des ses semblables, l'être social dont parle Aristote. Que des
bêtes s'affrontent, que des hommes vivant en sauvages s'affrontent,
cela ne change rien aux conditions et aux fondements économiques de
leur existence. Mais la situation est changée dès que, dans une
société ayant divisé le travail entre ses membres, un
conflit éclate qui est à trancher par des hostilités.
Les individus sont ici spécialisés dans leur fonction; ils ne
peuvent plus mener une existence indépendante puisqu'ils
dépendent de l'aide et de la protection mutuelles. Les agriculteurs
qui se suffisent à eux-mêmes, qui produisent dans leurs fermes
tout ce dont leur famille a besoin, peuvent se faire mutuellement la guerre.
Mais du moment que dans un village une désunion se produit, opposant
d'une part le forgeron et de l'autre le cordonnier, l'un des camps souffrira
nécessairement du manque de chaussures, l'autre du manque d'outils et
d'armes. La guerre civile détruit la division du travail parce qu'elle
contraint chaque groupe à se contenter du travail de ses membres.
À prévoir de telles hostilités, on ne pourra de prime
abord permettre le plein épanouissement de la division du travail au point
que, si l'on en vient vraiment au combat, on ait à souffrir de la
pénurie. Le développement de la division du travail n'est
possible qu'autant qu'on soit assuré de vivre en paix
perpétuelle les uns avec les autres. La division du travail ne peut se
développer qu'à l'abri d'une paix garantie. Là où
cette condition fait défaut, la division du travail ne franchit pas la
frontière du village, voire de la maison familiale. La division du
travail entre la ville et la campagne – à savoir la livraison
à la ville par les paysans des villages environnants des
céréales, des animaux, du lait et du beurre en échange
des produits industriels des citadins – présuppose
déjà que la paix soit assurée pour le moins à
l'intérieur de la région. Si la division du travail doit
s'étendre au territoire de toute une nation, il faut qu'il n'y ait pas
le moindre risque de guerre civile; si elle doit s'étendre au monde
entier, il faut que soit acquise la paix perpétuelle entre les
nations.
Quel contresens aux
yeux de tout contemporain si une grande ville moderne telle que Londres ou
Berlin envisageait de faire la guerre contre les habitants de la campagne
environnante. Et pourtant, les villes d'Europe ont, des siècles
durant, envisagé cette éventualité et s'y sont
économiquement préparées. Il y eut des villes dont les
fortifications étaient préalablement conçues de sorte
qu'en cas d'urgence, on pouvait assurer la défense pendant un certain
temps grâce à l'élevage et à la culture
céréalière à l'intérieur des murs.
La plus grande partie
de la terre habitée se divisait encore, au début du XIXe
siècle, en une série de petites régions
économiques qui, en gros, se suffisaient à elles-mêmes.
Même dans les parties d'Europe les plus hautement
évoluées, les besoins d'une contrée étaient
couverts en majeure partie par sa propre production. Il n'y eut qu'un
commerce, relativement faible, qui s'étendait au-delà du
voisinage immédiat et n'embrassait en gros que les marchandises qui ne
pouvaient, en raison des conditions climatiques, être produites dans le
pays même. Mais dans la plus grande partie du monde, presque tous les
villages vivaient pratiquement en économie fermée et une
perturbation dans les relations commerciales du fait une guerre ne présentait
pas le moindre préjudice économique. Mais même les
habitants des régions évoluées d'Europe ne souffraient
pas trop de ces perturbations. Même si le blocus continental
infligé à l'Europe par Napoléon pour interdire l'accès
des marchandises anglaises ou de celles que l'on ne pouvait acquérir
que par l'intermédiaire de l'Angleterre avait été
appliqué de façon plus draconienne, il n'aurait pas contraint
les habitants du continent à des privations trop sensibles. Ces
habitants auraient certes dû renoncer au café, au coton et aux
étoffes de coton, aux épices et à quelques bois rares,
mais toutes ces choses ne jouaient jadis qu'un rôle secondaire dans les
ménages des larges couches de la population.
L'intensité des
échanges économiques internationaux est un produit du
libéralisme et du capitalisme du XIXe siècle. Elle seule a
rendu possible la large spécialisation de la production moderne et,
partant, l'admirable perfectionnement de la technique. Tous les pays des cinq
continents concourent à fournir aux ménages anglais tous les
produits dont ils ont besoin ou dont l'ouvrier anglais veut faire usage. Le
Japon et Ceylan fournissent le thé du petit déjeuner, le
Brésil ou Java le café, les Indes occidentales le sucre,
l'Australie ou l'Argentine la viande, l'Espagne ou la France le vin; la laine
vient d'Australie, le coton d'Amérique ou d'Égypte, les peaux
pour le cuir des Indes ou de Russie, etc. Et en échange les
marchandises anglaises sont livrées dans le monde entier, dans les
villages et les fermes les plus lointaines et les plus isolés. Cette
évolution ne fut possible et concevable que parce qu'on imaginait plus
sérieusement, depuis la victoire des idées libérales,
que l'on puisse jamais revoir de grandes guerres. À l'époque qui
vit l'apogée du libéralisme, on tenait pour à jamais
révolues des guerres généralisées entre pays de
race blanche.
Mais, hélas, la
malice des choses n'avait pas dit son dernier mot. Les idées et les
programmes libéraux furent supplantés par le socialisme, le
nationalisme, le protectionnisme, l'impérialisme, l'étatisme,
le militarisme. Si Kant et Humboldt, Bentham et Cobden avaient
prononcé l'éloge de la paix perpétuelle, surgirent
maintenant des hommes qui ne se lassaient de vanter la guerre internationale
et la guerre civile. Leur succès ne fut que trop rapide. Et le
résultat: la grande guerre mondiale qui a donné à notre
époque une sorte de leçon de choses sur le problème de
l'incompatibilité de la guerre et de la division du travail.
La différence entre l'ancien et le nouveau libéralisme
n'apparaît nulle part aussi clairement qu'à propos du
problème de l'égalité. Les libéraux du XVIIIe
siècle, imprégnés des idées des Lumières
et du droit naturel partant du principe que les hommes sont égaux,
réclamaient pour tous l'égalité politique et civique.
Dieu, disaient-ils, a créé tous les hommes à la
même image, les a dotés des mêmes forces essentielles et
des mêmes aptitudes, les a tous animés de son souffle. Toutes
les différences entre les hommes ne sont qu'artificielles; elles
résultent des institutions sociales humaines, donc d'institutions
éphémères. Mais ce qui chez l'homme est
impérissable, son esprit, est indéniablement de la même
nature chez le riche et le pauvre, chez l'homme de haut rang et chez le
paria, chez le blanc et chez l'homme de couleur.
Rien n'est pourtant
plus fragile que l'affirmation d'une prétendue égalité
de tous ceux qui ont un visage humain. Les hommes sont absolument
inégaux. Même entre frères et soeurs apparaissent les
différences considérables, physiques et intellectuelles. La
nature ne se répète pas dans ses créations, elle ne se
reproduit pas à la douzaine, elle n'a pas un type de fabrication.
L'homme qui sort de ses laboratoires est marqué au coin de
l'individuel, de l'unique. C'est un spécimen jamais reproduit à
plusieurs exemplaires. Les hommes ne sont pas semblables et l'on ne peut
prétexter de leur ressemblance pour exiger que la loi leur
réserve le même traitement.
Deux points de vue
différents plaident en faveur d'un même traitement de tous les
hommes devant la loi. Nous avons parlé de l'un de ces points de vue en
exposant les raisons qui militent en faveur de la liberté personnelle
des hommes. Pour atteindre à la plus haute productivité du
travail humain, il est besoin de travailleurs libres, car seul le travailleur
libre, qui récolte dans son salaire les fruits de sa propre
activité, bande ses énergies du plus qu'il peut. Le
deuxième point de vue qui milite en faveur de l'égalité
devant la loi est le maintien de la paix sociale. Il a, en effet,
déjà été montré qu'il importe
d'éviter que celle-ci soit perturbée. Mais il n'est
guère possible de maintenir constamment la paix dans une
société où les droits et les devoirs des diverses
couches de la population sont différents. Quiconque refuse des droits
à une partie de la population doit s'attendre à ce que les
défavorisés s'allient pour combattre les
privilégiés. Il faut, pour que cessent les combats contre les
prérogatives de certaines castes, que les privilèges de classe disparaissent.
Il est par
conséquent parfaitement injustifié de dire que la
manière dont le libéralisme a réalisé son
postulat de l'égalité n'a créé qu'une
égalité devant la loi et aucune véritable
égalité. Tout le pouvoir humain ne suffit pas à rendre
les hommes vraiment égaux. Les hommes sont inégaux et ils le
restent. De froides considérations de convenance, comme le font celles
que nous avons citées plus haut, militent en faveur de leur traitement
égal devant la loi. Le libéralisme n'en voulait pas davantage.
Il est hors de portée du pouvoir humain de rendre un nègre
blanc. Mais on peut accorder au nègre les mêmes droits qu'au
blanc et lui donner la possibilité d'atteindre, pour les mêmes
réalisations, aux mêmes résultats, aux mêmes
avantages, au même couronnement.
Mais voici
qu'interviennent les socialistes. Ils disent qu'il ne suffit pas de rendre
les hommes égaux devant la loi, qu'il faut encore leur accorder le
même revenu afin de les rendre véritablement égaux. Il ne
suffit pas d'abolir les privilèges de naissance et de classe, mais il
faut travailler à supprimer le plus grand et le plus important des
privilèges, celui qui garantit la propriété. C'est alors
seulement, prétendent-ils, que le programme libéral se
réalisera entièrement, le libéralisme logique avec
lui-même et conduisant finalement au socialisme, à la
suppression de la propriété individuelle des moyens de
production.
Un privilège
est une institution en faveur d'un individu ou d'un cercle d'hommes
accordé aux dépens de la prospérité du reste des
hommes. Le privilège se maintient bien qu'il nuise aux uns –
peut-être à la majorité – et bien qu'il ne serve
personne en dehors de ceux en faveur de qui il a été
créé. Dans l'État féodal du Moyen Âge, le
droit de juger était la prérogative héréditaire
de certains seigneurs féodaux. Ils étaient juges parce qu'ils
avaient hérité de la judicature, quand bien même ils
n'avaient pas les aptitudes ni les vertus que requièrent les fonctions
du juge. Ces fonctions n'étaient rien d'autre, à leurs yeux,
qu'une source de revenus lucratifs. La fonction de juge était ici le
privilège d'une caste de seigneurs de haute naissance.
Mais lorsque les juges
sont choisis (comme c'est le cas dans les États modernes) parmi des
hommes qui ont acquis des connaissances du droit et une expérience
juridique, on ne peut parler d'un « privilège » des
juristes. La préférence donnée aux juristes ne
résulte pas d'égards particuliers pour les juristes mais du
souci du bien public. On estime en effet que nul ne peut revêtir la
charge de juge, sans être en possession des connaissances de droit
requises. La question de savoir s'il faut ou non considérer une
institution comme privilégiant un certain groupe, une certaine couche
ou une certaine personne ne peut donc pas être tranchée en se
demandant si cette institution procure ou non un avantage à ce groupe,
à cette couche ou à cette personne, mais en fonction de
l'utilité qu'elle présente pour la collectivité. Que sur
un navire sillonnant les mers un homme soit le capitaine et les autres
l'équipage placé sous ses ordres, c'est assurément un
avantage pour le capitaine. Ce n'est cependant pas un privilège du
capitaine quand il possède l'aptitude de mener, dans la tempête,
le navire entre les écueils et de devenir ainsi utile, non seulement
à lui-même, mais à tout l'équipage.
Pour vérifier
si une institution doit être considérée comme une
prérogative, comme le privilège d'un individu ou d'une caste,
on ne doit pas se demander si elle sert cet individu ou cette caste mais
seulement si elle est utile à la collectivité. De notre
conclusion que seule la propriété individuelle des moyens de
production permet une évaluation profitable de la
société humaine, l'évidence même nous permet
d'admettre que la propriété individuelle n'est pas un
privilège des propriétaires, mais une institution profitable et
utile à tous, bien qu'elle puisse être particulièrement
agréable et avantageuse pour certains individus.
Le libéralisme
ne se prononce pas en faveur du maintien de la propriété dans
l'intérêt des possédants. Il ne veut pas maintenir la
propriété pour la seule raison qu'il ne pourrait l'abolir sans
violer les droits des propriétaires. S'il considérait la
suppression de celle-ci utile à l'intérêt
général, il se ferait l'avocat de cette suppression sans tenir
compte des torts qu'elle causerait aux propriétaires. Mais le maintien
de la propriété individuelle est dans l'intérêt de
toutes les couches de la société. Le pauvre lui-même, qui
n'a rien dont il puisse se dire propriétaire, vit incomparablement
mieux sous notre ordre social qu'il ne vivrait dans une société
s'avérant incapable de ne produire qu'une partie de ce que produit
notre ordre social.
5. La
disparité des revenus
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La critique la plus fréquemment faite à notre social est
l'inégalité des revenus et de la fortune. Il y a des riches et
des pauvres, il y a des gens très riches et des gens très
pauvres. Et l'on est tenté de concevoir une issue: le partage
égal des biens.
Il y a lieu tout
d'abord d'objecter à cette proposition qu'elle ne serait pas d'un
grand secours, car le nombre de ceux dont les moyens sont faibles est
considérablement plus élevé que le nombre des riches, de
sorte que chaque individu n'aurait à attendre d'un tel partage qu'un
accroissement bien insignifiant de son bien-être. Pour être
exact, cet argument n'est pas complet. Les avocats d'une répartition
égale des revenus perdent en effet de vue le point le plus important:
à savoir que la somme de ce qui peut être réparti, le
produit annuel du travail de la société, n'est pas
indépendante de la façon dont la répartition se fait. Le
fait qu'aujourd'hui le produit national soit si important n'est pas un
phénomène naturel ou technique indépendant de toutes les
questions sociales, mais au contraire la conséquence de nos
institutions sociales. C'est seulement parce que notre ordre social
connaît l'inégalité de la propriété, parce
qu'il incite chacun à produire le plus possible et au moindre
coût, que l'humanité dispose aujourd'hui de la somme de richesse
annuelle qu'elle peut maintenant consommer. Si l'on supprimait cette
incitation, le rendement de la production serait tellement diminué que
la part de revenus par tête d'habitant tomberait, en cas de répartition
égale, bien au-dessous de ce que perçoit aujourd'hui le plus
pauvre.
Mais
l'inégalité de la répartition des revenus a encore une
deuxième fonction aussi importante que celle qui vient d'être
mentionnée. C'est le fait de permettre le luxe des riches.
On a dit et
écrit des stupidités sur le luxe. À la consommation de
luxe on a opposé qu'il est injuste de voir certains jouir du superflu
alors que d'autres manquent du nécessaire. Cet argument semble
être pertinent. Mais seulement en apparence. En effet, s'il devait
s'avérer que le luxe remplit une fonction au service de la vie des
hommes en société, cet argument ne tiendrait plus. C'est ce que
nous allons tenter de démontrer.
Il va sans dire que
notre démonstration en faveur du luxe ne sera pas celle que l'on
entend parfois, à savoir qu'il fait circuler l'argent. Si,
prétend-on, les riches n'achetaient pas de produits de luxe, les
pauvres n'auraient pas de revenu. C'est tout à fait stupide. Si en effet
le luxe n'existait pas, le capital et le travail qui, normalement, trouvent
à s'utiliser en produisant des biens de luxe produiraient d'autres
biens, des articles de consommation de masse, des articles nécessaires
au lieu d'articles « superflus ».
Pour ce faire une
idée exacte de l'importance que revêt le luxe pour la
société, il faut tout d'abord reconnaître que la notion
de luxe est toute relative. Le luxe est une façon de vivre qui tranche
avec celle de la grande masse. L'idée qu'on se fait du luxe est donc
absolument liée à l'époque. Bien des choses qui,
aujourd'hui, nous semblent nécessaires étaient
considérées jadis un luxe. Lorsque, au Moyen Âge, une
Byzantine distinguée, épouse d'un doge vénitien, se
servit pour déjeuner, au lieu de ses doigts, d'un instrument en or que
l'on peut qualifier de précurseur de notre fourchette, les
Vénitiens tinrent que c'était là luxe impie et ne virent
qu'un signe de justice lorsque la dame fut frappée d'une terrible
maladie: c'est-à-dire le juste châtiment infligé par Dieu
pour une telle débauche. Il y a deux ou trois
générations, on considérait comme un luxe, même en
Angleterre, le fait de posséder une salle de bain. La possession d'une
voiture était, il y a encore peu d'années, le signe d'un train
de vie particulièrement luxueux; aujourd'hui l'ouvrier lui-même
possède sa voiture. Ainsi va l'histoire économique: le luxe
d'aujourd'hui est le besoin de demain. Tout progrès apparaît
d'abord comme le luxe de quelques riches pour devenir, après un
certain temps, le besoin de tous, besoin nécessaire et allant de soi.
Le luxe stimule la consommation et incite l'industrie à mettre en
vogue de nouveaux produits. Il est une des institutions dynamiques de notre
vie économique, et c'est à lui seul que nous devons le
progrès et les innovations, l'élévation progressive du
niveau de vie de toutes les couches de la population.
L'oisif
fortuné, dont la vie sans travail n'est faite que de jouissances,
n'inspire certes aucune sympathie à la plupart d'entre nous. Il
remplit pourtant, lui aussi, une fonction dans la vie de l'organisme social.
Son luxe exerce une action exemplaire; il éveille dans les masses de
nouveaux besoins et donne à l'industrie l'incitation nécessaire
pour satisfaire ces besoins. Il y eut une époque où seuls les
gens fortunés pouvaient s'offrir le luxe de voyager à
l'étranger. Schiller n'a jamais vu les montagnes suisses qu'il a
chantées dans son Guillaume Tell, bien qu'elles fussent
proches de son pays souabe. Goethe n'a jamais visité ni Paris, ni
Vienne, ni Londres. Il y a aujourd'hui des millions de touristes et il y en
aura bientôt davantage.
6. La
propriété individuelle et l'éthique
|
En soutenant et en tentant de démontrer la fonction et la
nécessité sociales de la propriété privée
des moyens de production et, par là aussi, de
l'inégalité de la fortune et des revenus, nous apportons en
même temps la preuve de la justification morale de la
propriété privée et de l'ordre social capitaliste qui
s'appuie sur cette propriété.
La morale est la prise
en considération de la nécessité sociale. On doit
l'exiger de tout individu faisant partie de la société. Un
homme vivant isolément n'a pas à suivre de règles
morales. Il peut sereinement faire ce qui lui est avantageux, sans se
demander si son action nuit aux autres. Tandis que l'homme qui vit en
société doit, quoi qu'il fasse ou se dispense de faire, non
seulement prendre en considération son avantage immédiat mais
encore tenir compte de la société. Car, la vie en
société n'est possible que par la société, et
tout individu subirait les préjudices les plus graves si
l'organisation sociale de la vie et de la production était
détruite. En exigeant de l'individu que dans tout son comportement il
ait des égards pour elle, qu'il renonce à toute action qui, bien
qu'utile pour lui seul serait nuisible pour la vie sociale, la
société ne lui demande pas de se sacrifier pour des
intérêts étrangers. Car, le sacrifice qu'elle lui impose
n'est que provisoire. Elle lui demande d'abandonner un maigre avantage direct
en échange d'un avantage indirect bien plus grand. Chaque individu est
intéressé au maintien de la société, union des
hommes en vue d'un travail et d'une vie en commun; celui qui renonce à
l'avantage momentané afin de ne pas mettre en danger l'existence de la
société, sacrifie un avantage moindre à un plus grand.
On s'est souvent
mépris sur le sens de cette prise en considération de
l'intérêt général de la société. On
a cru que sa valeur morale résidait dans le fait du sacrifice, de la
renonciation à une jouissance immédiate. Ce faisant, on n'a pas
voulu voir que ce qui, moralement, a du prix, ce n'est pas le sacrifice mais
le but que se propose le sacrifice. C'est ainsi qu'on a pu voir une valeur
morale dans le sacrifice en soin, dans le renoncement en soi. Mais le
sacrifice n'est moral que s'il sert une fin morale. Il y a une
différence aussi grande que le ciel est éloigné de la
terre entre celui qui risque son bien et son sang pour une bonne cause et
celui qui se scarifie sans profit pour la société.
Tout ce qui concourt
au maintien de l'ordre social est moral, tout ce qui lui cause un
préjudice est immoral. Si donc nous réussissons à
prouver qu'une institution est utile à la société, on ne
peut plus nous objecter qu'elle est immorale. On peut parfois différer
d'opinion sur le point de savoir si une institution est utile à la
société ou si elle lui est nuisible. Mais on ne peut plus, une
fois qu'on l'a trouvée utile, la combattre en prétendant qu'elle
est à rejeter comme immorale pour de quelconques raisons qu'on ne peut
expliquer.
7.
L'État et le gouvernement
|
L'observance de la loi morale est dans l'intérêt ultime de tout
individu, car chacun a intérêt à ce que la
coopération sociale des hommes soit maintenue; elle impose pourtant
à tous un sacrifice, bien que provisoire, qui est plus que
compensé par un plus grand gain. Mais il faut, pour le
reconnaître, avoir quelques lumières sur l'enchaînement
des choses; et l'on a besoin, pour régler sa conduite en fonction de
cette connaissance, d'une certaine force de volonté. Celui à
qui cette connaissance fait défaut, ou qui, l'ayant, n'a pas
l'énergie nécessaire pour s'en servir n'est pas en mesure
d'observer volontairement la loi morale. Il n'en est ici pas autrement que
pour l'observance des lois sur l'hygiène, d'après lesquelles
l'individu soucieux de sa santé devrait régler sa conduite. Il
peut arriver que quelqu'un se livre à un excès nuisible
à sa santé, par exemple à l'usage des narcotiques, soit
par ignorance des conséquences d'un tel excès, soit parce qu'il
tient ces conséquences pour moins désavantageuses que la
privation d'une jouissance présente, soit parce que l'énergie
lui manque d'adapter sa conduite à la connaissance qu'il a du mal.
Certains prétendent que de telles personnes qui, par leur comportement
déraisonnable, mettent leur vie et leur santé en péril,
devraient être ramenées de force sur le droit chemin par la
société. Ils sont d'avis qu'on doit empêcher les ivrognes
et les morphinomanes de se livrer à leur vice, les obligeant ainsi
à se bien porter.
La question est
discutée de savoir si c'est là ou non une sage mesure. Mais
nous n'y viendrons que plus tard car ce qui nous importe ici est tout autre
chose. L'optique de notre discussion est ici tout à fait différente:
la question qui s'impose est de savoir si l'on doit amener par la force les
gens qui, par leur comportement, mettent en péril l'existence de la
société, à ne pas léser cette dernière.
L'alcoolique et le morphinomane, par leur comportement, ne font de tort
qu'à eux-mêmes; celui qui enfreint les règles morales
qu'impose une vie en société cause un préjudice non
seulement à lui-même mais à tous. Toute vie sociale en
commun deviendrait impossible, si les hommes qui désirent le maintien
de la collaboration sociale et se comportent en conséquence devaient
renoncer à utiliser les moyens coercitifs à l'égard des
êtres nuisibles afin de les empêcher de miner l'ordre social. Un
petit nombre d'individus asociaux, c'est-à-dire d'hommes peu enclins
au sacrifice ou incapables de faire les sacrifices provisoires que la
société exige d'eux, pourraient rendre toute vie sociale
impossible. Sans l'utilisation, contre les ennemis de la
société, de la contrainte et de la force, il ne pourrait y
avoir de vie sociale.
Nous appelons État l'institution
sociale qui, en recourant à la contrainte et à la force,
amène les personnes antisociales à respecter les règles
de la vie sociale; nous appelons droit les règles
d'après lesquelles on procède, etgouvernement les organes
qui assurent le fonctionnement de l'appareil de coercition.
Il
existe certes une secte qui pense que l'on pourrait renoncer sans danger
à tout ordre reposant sur la contrainte et construire
entièrement la société sur l'observance spontanée
des lois morales. Les anarchistes tiennent l'État, l'ordre juridique
et le gouvernement pour des institutions superflues dans un ordre social
vraiment au service du bien de tous et non des intérêts
particuliers de quelques privilégiés. D'après eux, seul
le fait que notre ordre social soit axé sur la propriété
privée des moyens de production rend nécessaire un recours
à la contrainte et à la force, afin d'assurer la protection de
cet ordre social. tandis que si l'on supprimait la propriété
individuelle, chacun sans exception observerait spontanément les
règles qu'exige la collaboration sociale.
Nous avons
déjà dit que cette conception est erronée pour ce qui
concerne le caractère de la propriété individuelle des
moyens de production. Mais c'est aussi, à juste titre, que toute forme
de coopération humaine exige, dans une société où
règne la division du travail, l'observance des règles dont
l'individu ne s'accommode pas toujours facilement du fait qu'elles lui
imposent un sacrifice qu'il ressent dans l'instant bien qu'il ne soit que
provisoire. Mais l'anarchiste fait erreur en supposant que tous sans
exception sont enclins à observer spontanément ces
règles. Il est des malades de l'estomac qui savent très bien
que l'absorption de certains mets leur causera presque aussitôt des
douleurs quasi intolérables, mais qui n'en sont pas moins incapables
de renoncer au plaisir alléchant de ce menu. Peut-on admettre sans
tomber dans une complète absurdité que chaque individu fera montre,
dans la société anarchique, de plus de prévoyance et de
plus d'énergie, alors que pourtant les rapports de la vie sociale ne
sont pas aussi faciles à déceler que l'effet physiologique d'un
repas et alors que les conséquences ne se font pas sentir aussi vite
et surtout aussi intensément pour le malfaiteur lui-même?
Pourrait-on vraiment exclure qu'un individu, dans une société
anarchique, provoque un incendie en jetant négligemment une allumette
ou qu'il fasse du mal à son prochain par colère, jalousie ou
vengeance? L'anarchisme méconnaît la vraie nature de l'homme; il
ne pourrait être réalisé que dans un monde fait d'anges
et de saints.
Le libéralisme
n'est pas l'anarchisme; il n'a absolument rien de commun avec ce dernier. Il
se rend parfaitement compte que sans recours à la contrainte,
l'existence de la société serait mise en péril, et que
derrière les règles qu'il importe d'observer pour assurer la
coopération pacifique des hommes, doit se tenir la menace de la force
afin que nul ne puisse détruire l'édifice social. On doit
être en mesure d'assurer par la force de la contrainte le respect des
règles de la vie en société pour quiconque ne veut pas
respecter la vie, la santé ou la liberté personnelle des
autres, ou la propriété privée. Telles sont les
tâches que la doctrine libérale assigne à l'État:
protection de la propriété, de la liberté et de la paix.
Le socialiste allemand
Ferdinand Lassalle a tenté de ridiculiser la limitation des
tâches du gouvernement à cette protection en donnant à
l'État d'inspiration libérale le nom
d'« État-veilleur de nuit ». On ne voit pourtant
pas pourquoi l'« État-veilleur de nuit » serait
plus ridicule qu'un État s'occupant de la préparation de la
choucroute, de la fabrication des boutons de culotte ou de l'édition
de journaux. Pour comprendre l'effet qu'eut en Allemagne la plaisanterie de
Lassalle, il faut se représenter que les Allemands du temps de
Lassalle n'avaient pas encore oublié le despotisme princier, et son
État-qui-se-mêlait-de-tout, et qu'ils étaient sous
l'empire de la philosophie hégélienne, qui avait
proclamé l'État Dieu. Lorsque, avec Hegel, on
considérait l'État comme la « substance morale
consciente de soi », comme « le général en
soi et pour soi, le raisonnable de la volonté », on ne
pouvait pas ne pas considérer comme un blasphème le fait que
quelqu'un veuille limiter les tâches de l'État au service de
veilleur de nuit.
Ceci peut faire
comprendre comment on en vint à reprocher au libéralisme son
hostilité ou sa haine à l'égard de l'État. Si je
doute de l'opportunité d'assigner au gouvernement la tâche
d'exploiter les chemins de fer, les auberges et restaurants ou les mines, ne
suis pas un « ennemi de l'État ». Pas plus que
je ne mériterais le qualificatif d'ennemi de l'acide sulfurique si
j'osais prétendre que celui-ci, pour utile qu'il soit à divers
usages, est impropre à la consommation et au nettoyage des mains.
Il est erroné
de définir ainsi la position du libéralisme vis-à-vis de
l'État en ce sens qu'il veut limiter le domaine de l'activité
de ce dernier et tenir en exécration son activité en
matière économique. Il n'en est absolument rien. La position du
libéralisme à l'égard du problème des
tâches de l'État découle de son attitude en faveur de la
propriété privée des moyens de production. Il est
évident que si l'on opte pour la propriété privée
des moyens de production on ne peut se prononcer en faveur de la
propriété collective, c'est-à-dire que ce soit le
gouvernement et non les propriétaires individuels qui disposent des
moyens de production. Exiger que ceux-ci appartiennent à des
particuliers, c'est déjà circonscrire fortement les
tâches imparties à l'État.
Les socialistes ont
parfois l'habitude de reprocher au libéralisme son manque de
conséquence. Il est, selon eux, illogique de limiter l'activité
gouvernementale en matière économique à la seule
protection de la propriété. À moins que l'on ne
prévoie dès l'abord la neutralité intégrale de
l'État, on ne voit pas, en déduisent les socialistes, pourquoi
son intervention devrait se cantonner à la protection de la
propriété. Cette déduction n'aurait un sens que si le
libéralisme, par une profonde aversion à l'égard de
toute activité de l'État, s'opposait à ce que, en
matière économique, le gouvernement étende son action
au-delà de la protection de la propriété. Mais tel n'est
pas du tous le cas. Le libéralisme ne refuse l'extension des
activités de l'État que parce que cette extension reviendrait
en fait à une suppression de la propriété privée
des moyens de production. C'est dans la propriété privée
que le libéral voit le principe d'organisation le plus
approprié à la vie sociale.
Le libéralisme est donc très loin de contester la
nécessité d'un appareil étatique, d'un ordre juridique
et d'un gouvernement. C'est faire preuve d'une grave incompréhension
que d'établir des liens entre le libéralisme et les
idées de l'anarchisme. L'association qui se forme entre les hommes et
l'État est, pour le libéral, une nécessité
absolue car c'est à l'État qu'incombent les tâches d'une
extrême importance: protection de la propriété
privée et de la paix qui seule permet à la
propriété privée de produire tous ses effets.
Cette optique dit
assez comment un État conforme à l'idéal des
libéraux doit être organisé. Il doit non seulement
pouvoir protéger la propriété privée mais encore
faire en sorte que la guerre, ou la révolution, ne vienne pas troubler
le cours paisible du développement.
Il est une idée
qui date de la période pré-libérale et qui hante encore
bien des cerveaux, c'est celle qui attribue à l'exercice du pouvoir
gouvernemental un caractère très marqué de noblesse et
de dignité. Les représentants de la fonction publique
jouissaient tout récemment en Allemagne, et y jouissent encore
aujourd'hui d'une considération qui a fait de la profession de
serviteurs de l'État la plus appréciée de toutes. La
considération dont jouit dans la société un assesseur ou
un lieutenant dépasse de loin celle qu'on accorde à un
commerçant ou à un avoué ayant derrière lui toute
une vie d'honneur et de travail. Les écrivains, savants et artistes
allemands dont le renom et la gloire se sont répandus bien
au-delà des frontières nationales, ne jouissaient, dans leur
patrie, que du respect qui correspondait à leur rang souvent
subalterne dans la hiérarchie bureaucratique. Il n'est point de raison
valable à cette surestimation de l'activité
déployée par les autorités dans leur cabinet de travail.
C'est là un atavisme qui vient du temps où le citoyen devait
craindre le prince et ses valets parce qu'il pouvait être à tout
instant pillé par eux. Il n'est pas en soi plus beau, plus noble ou
plus honorable de passer ses journées dans un bureau gouvernemental
à régler des dossiers que de travailler dans la salle de dessin
d'une fabrique de machines. Le percepteur des impôts n'a pas une
fonction plus noble que ceux qui s'emploient à créer
directement la richesse dont une partie est absorbée sous forme
d'impôts pour faire face aux dépenses de l'appareil
gouvernemental.
C'est sur cette
idée d'une particulière distinction et dignité de
l'activité gouvernementale qu'est construite la théorie
pseudo-démocratique de l'administration. Cette doctrine tient qu'il
est indigne de se laisser gouverner par les autres. Son idéal est,
partant, une constitution dans laquelle le peuple tout entier régit et
administre. Il va sans dire que cela n'a jamais existé, ne peut pas
exister et n'existera jamais, pas même dans un petit État. On a
cru voir la réalisation de cet idéal dans les
cités-États de l'antiquité et dans les petits cantons
des montagnes suisses. C'est aussi une erreur. Seule une partie de la
population, les citoyens libres, participait, en Grèce, au
gouvernement; les métèques et les esclaves n'y prenaient aucune
part. Dans les cantons suisses, certaines affaires de caractère
purement local sont réglées dans la forme constitutionnelle de
la démocratie directe, mais c'est la Confédération, dont
le gouvernement ne correspond absolument pas à l'idéal de la
démocratie directe, qui règle toutes les questions
dépassant le domaine étroit de la région.
Il n'est pas du tout
indigne d'un homme de se laisser gouverner par d'autres. Le gouvernement et
l'administration, le maniement des ordonnances de polices et autres
dispositions exigent aussi des spécialistes: fonctionnaires et
policiers de profession. Le principe de la division du travail vaut aussi
pour les tâches du gouvernement. On ne peut pas être à la
fois mécanicien-constructeur et policier. Le fait que je ne sois pas
policier ne cause aucun préjudice à ma dignité, à
ma prospérité et à ma liberté. Il n'est pas
anti-démocratique que quelques personnes s'acquittent de la mission
d'assurer la sécurité de tous, pas plus qu'il ne l'est que
certains se chargent pour tous les autres de la production de chaussures.
Dès l'instant où les institutions de l'État sont
démocratiques, il n'y a pas la moindre raison de s'élever
contre les policiers et les fonctionnaires de l'État. Mais la
démocratie est tout autre chose que ce que s'imaginent les nostalgiques
de la démocratie directe.
L'exercice du
gouvernement par une poignée d'hommes – et les gouvernants se
trouvent toujours en minorité par rapport aux gouvernés, comme
le sont les fabricants de chaussures par rapport à ceux qui les utilisent
– s'établit sur le fait que les gouvernés acceptent la
façon dont le gouvernement est exercé. Ils peuvent
considérer que la façon dont on gouverne n'est qu'un moindre
mal ou un mal inévitable, mais ils doivent voir nécessairement
qu'une transformation de l'état de choses actuel n'a pas de but. Mais
du moment que la majorité des gouvernés est convaincue de la
nécessité et de la possibilité de changer le mode de
gouvernement et de substituer au système ancien et à des
personnalités âgées, un système nouveau et des
hommes nouveaux, les jours du gouvernement ancien sont comptés. La
majorité aura le pouvoir d'imposer par la force ce qu'elle veut,
même contre la volonté de l'ancien gouvernement. Aucun
gouvernement ne peut tenir longtemps s'il n'a pas pour lui l'opinion
publique, si ceux qui sont gouvernés ne le tiennent pas pour bon. La
contrainte à laquelle recourt le gouvernement pour soumettre les
récalcitrants, il ne peut l'utiliser avec succès que tant que
la majorité ne se ligue pas contre lui.
Il est un moyen, dans
toute constitution, de rendre le gouvernement finalement dépendant de
la volonté des gouvernés: la guerre civile, la
révolution, le putsch. Mais c'est précisément ces expédients
que veut éviter le libéralisme. Une progression continue de
l'économie n'est pas possible si des luttes intérieures
entravent sans cesse la marche paisible des affaires. Une situation politique
comme celle qui existait en Angleterre au temps de la guerre des Deux Roses
précipiterait en quelques années l'Angleterre moderne dans la
misère la plus profonde et la plus épouvantable. Jamais le
développement économique n'aurait atteint le degré
actuel si on n'avait pas réussi à écarter la guerre
civile. Une révolution telle que la révolution française
de 1789 a coûté bien des vies humaines et causé bien des
destructions. L'économie moderne ne pourrait plus supporter de tels
ébranlements. La population d'une grande ville moderne souffrirait
terriblement d'un mouvement révolutionnaire; celui-ci
entraînerait l'arrêt du ravitaillement en produits alimentaires
et en charbon, de la distribution d'électricité, de gaz et
d'eau. La crainte seule d'une telle calamité pourrait
déjà paralyser la vie d'une grande cité.
C'est ici que commence
la fonction sociale de la démocratie. La démocratie, c'est
cette forme de régime d'un État qui, sans combats violents,
permet au gouvernement de se conformer aux désirs des
gouvernés. Lorsque, dans un État démocratique, le
gouvernement n'est plus exercé conformément aux désirs
de la majorité de la population, on n'a pas à recourir à
une guerre civile pour mettre en place des hommes décidés
à oeuvrer dans le sens de la majorité. L'appareil
électoral et le parlementarisme font déjà en sorte que
le changement de gouvernement se passe le mieux du monde, sans recourir
à la force et sans effusion de sang.
9.
Critique de la théorie de la force
|
Les champions de la démocratie du XVIIIe siècle arguaient en sa
faveur que seuls sont moralement corrompus, peu raisonnables et pervers les
princes et les ministres. Le peuple, en revanche, serait parfaitement bon,
pur et noble, et il aurait aussi le don de toujours reconnaître et
faire ce qui est équitable. Tout cela, est-il besoin de le dire, est
absurde, aussi absurde que l'adulation du courtisan parant son prince de
toutes les nobles qualités. Le peuple est la somme des citoyens et
citoyennes, et si chaque individu ne fait preuve d'aucune sagesse et d'aucune
noblesse, tous ensemble n'en montreront pas davantage.
L'humanité est
entrée dans l'ère de la démocratie avec de tels espoirs
qu'il n'est pas étonnant qu'une désillusion se soit
bientôt fait sentir. On découvrit sans peine que la
démocratie commettait au moins autant d'erreurs que n'en avaient
commises les monarques e les aristocrates. Les comparaisons que l'on
établit entre les hommes que la démocratie plaçait
à la tête du gouvernement et ceux que les empereurs et les rois
avaient, de leur seule autorité, appelés au pouvoir
n'étaient guère en faveur des nouveaux maîtres. Le
Français dit que le ridicule tue. Or la démocratie se rendit
bientôt partout ridicule par ses hommes d'État. Ceux de l'Ancien
Régime avaient montré une certaine noblesse dans leur comportement.
Les nouveaux qui les remplacèrent, se rendirent méprisables par
leur conduite. Rien n'a, en Allemagne et en Autriche, nui davantage à
la démocratie que la stérile suffisance et la vanité
sottement impertinente des chefs de la social-démocratie, qui,
après la chute de l'Empire, accédèrent au pouvoir.
C'est pourquoi partout
où la démocratie avait prix les rênes, une doctrine
apparut bientôt qui rejetait radicalement cette structure de
gouvernement. Laisser gouverner la majorité n'avait,
prétendait-on, aucun sens, et seuls les meilleurs, fussent-ils dans la
minorité, devaient régner. Ceci semble si limpide et si
évident que les partisans des mouvements anti-démocratiques de
toutes tendances ne font que s'accroître. Plus les hommes que la démocratie
avait mis à la tête se montraient méprisables, plus le
nombre des ennemis de la démocratie augmenta.
Et pourtant la
doctrine anti-démocratique commet de graves erreurs de jugement. Que
veut dire en effet: le meilleur ou les meilleurs? La république
polonaise s'est donné comme chef un pianiste virtuose parce qu'elle le
tenait assurément pour le meilleur Polonais de l'époque. Mais
les qualités que doit posséder un chef d'État sont bien
différentes de celles d'un musicien. On ne peut donner à
l'expression « le meilleur », qu'emploie l'adversaire
de la démocratie, que la signification suivante: l'homme ou les hommes
qui sont les plus aptes à la conduite du gouvernement, qu'ils
connaissent peu ou prou de la musique. Mais la question politique se pose
alors immédiatement: quel est le plus apte? Disraeli était-il
le plus apte, ou Gladstone? Pour le tory c'était Disraeli, pour le
whig Gladstone. Qui doit en décider, si ce n'est la majorité?
Et nous en arrivons au
point déterminant de toutes les doctrines anti-démocratiques
– qu'elles viennent des descendants de l'ancienne aristocratie, ou des
partisans des princes héréditaires, ou des syndicalistes
bolchevistes et socialistes – la doctrine de la force. La doctrine
anti-démocratique affirme le droit pour une minorité de dominer
par la force l'État et la majorité. Sa justification morale
réside, prétend-on, dans la force de s'emparer du pouvoir. On
reconnaît les meilleurs, c'est-à-dire ceux qui seuls ont
vocation à régner et à commander, à leur aptitude
de s'imposer en maîtres à la majorité. Ici, la doctrine
de l'Action Française coïncide avec celle des syndicalistes, la
doctrine de Ludendorff et de Hitler avec celle de Lénine et de
Trotski.
On peut faire valoir
bien des arguments pour et contre ces théories. Chacun les
appréciera différemment selon ses convictions philosophiques et
religieuses; donc en principe par des arguments qui ne permettent
guère d'arriver à un accord. Il n'est pas question de les
exposer et de les expliquer ici, car ils ne départageront pas les
esprits. Il n'est, en faveur de la démocratie, qu'un argument
fondamental, que nous proposons d'exposer.
Si tout groupe qui
croit pouvoir, par la force, s'imposer en maître de tous les autres
s'arrogeait le droit de tenter l'entreprise, il faudrait s'attendre à
une série ininterrompue de guerres civiles. Mais une telle situation
est inconciliable avec l'état de division du travail actuel.
L'économie moderne, fondée sur la division du travail, ne peut
se maintenir que dans un régime de paix continuelle. Si nous devions
nous apprêter à l'éventualité d'une guerre civile
incessante et de luttes intérieures, il nous faudrait faire
rétrograder suffisamment la division du travail pour qu'au moins
chaque canton, sinon chaque village, approche de l'autarcie
économique, c'est-à-dire qu'il puisse tenir un certain temps et
se nourrir sans être ravitaillé de l'extérieur. Ceci
signifierait une telle régression de la productivité que la
terre ne pourrait plus nourrir qu'une partie de sa population actuelle.
L'idéal anti-démocratique conduit à un ordre
économique comparable à celui du Moyen Âge et de
l'Antiquité. Chaque cité, chaque village, chaque demeure
individuelle même était fortifiée et organisée en
vue de la défense, chaque contrée aussi indépendante que
possible des autres parties du globe pour son ravitaillement en biens.
Le démocrate
estime lui aussi que les meilleurs doivent gouverner. Mais il pense qu'un
homme ou un certain nombre d'hommes prouveront mieux qu'ils possèdent
les qualités requises pour exercer le pouvoir en réussissant
à en persuader leurs concitoyens (qui ainsi les chargeront
spontanément du soin des affaires publiques) qu'en les contraignant
par la force à admettre leurs prétentions. Quiconque ne
réussit pas, par la force de ses arguments et par la confiance
qu'inspire sa personne, à accéder aux postes de commande ne
doit pas se plaindre si ses concitoyens lui préfèrent d'autres
guides.
Il existe
incontestablement une situation où la tentation devient très
forte de s'écarter des principes démocratiques du
libéralisme. Lorsque des hommes éclairés voient que leur
peuple ou tous les peuples du monde se trouvent sur une voie qui mène
à l'abîme, sans être en mesure d'ouvrir les yeux de leurs
concitoyens, l'idée peut leur venir qu'il n'est que juste et
équitable, pour assurer le salut de tous, de se servir de tout moyen
quel qu'il soit, dès lors que ce moyen est utilisable et conduit au
but souhaité. C'est alors que peut surgir l'idée d'une
dictature des meilleurs, d'une domination coercitive et minoritaire dans
l'intérêt de tous, et il se peut que cette idée ait des
partisans. La force n'est néanmoins jamais un moyen de sortir de ces
difficultés. La tyrannie d'une minorité ne peut jamais avoir de
consistance à moins que la minorité ne réussisse
à persuader la majorité de la nécessité ou du
moins de l'utilité de sa domination. Mais il n'est dans ce cas point
besoin de recourir d'abord à la force pour assurer la domination de la
minorité.
L'histoire fournit des
exemples frappants qui prouvent qu'à la longue même la politique
de répression la plus brutale ne peut maintenir un gouvernement au
pouvoir. Mais nous n'en citerons qu'un, qui est certes le plus connu. Lorsque
les bolchevistes s'emparèrent du pouvoir en Russie, ils
n'étaient qu'une petite minorité et c'est à peine si
leur programme trouva l'approbation d'une fraction du peuple russe. La grande
masse de ce peuple, en effet, ne voulait rien savoir de la socialisation de
la propriété foncière entre « pauvreté
campagnarde » (comme les bolchevistes appelaient cette partie de
la population rurale). Et ce fut le programme de la population rurale, et non
celui des chefs marxistes, qui fut exécuté. Lénine et
Trotski ont, pour rester au pouvoir, non seulement approuvé cette
réforme agraire, mais ils en ont fait leur programme propre, qu'ils
s'efforcèrent de défendre contre toutes les attaques de
l'intérieur et de l'extérieur. C'est par ce stratagème
que les bolchevistes ont acquis la confiance de la grande masse de la
population. Depuis l'accomplissement du partage des terres, les bolchevistes
ne gouvernent plus contre la volonté de la grande masse de la
population mais avec son accord et son appui. Il n'y eut pour eux que deux
possibilités: renoncer ou bien à leur programme ou bien au
pouvoir. Ils ont choisi la première solution et conservèrent
les rênes. La troisième solution, imposer leur programme par la
force et contre la volonté de la grande masse, n'existait absolument
pas. À l'instar de toute minorité fermement
décidée et bien menée, les bolchevistes pouvaient,
certes, arracher par la force le pouvoir et le conserver pendant une courte
période; à la longue, cependant, ils n'auraient pu mieux le
garder que toute autre minorité. Les différentes tentatives
« blanches » ont toutes échoué parce
qu'elles avaient contre elles la masse du peuple russe. Néanmoins, en
supposant qu'elles aient réussi, les vainqueurs auraient dû tenir
compte eux aussi du désir de la plus grande partie du peuple russe.
Ils auraient été dans l'impossibilité de revenir sur le
partage des terres et de restituer aux propriétaires ce qui leur avait
été ravi.
Seul un groupe qui
peut compter sur l'approbation des gouvernés est en mesure d'instituer
un régime gouvernemental durable. Quiconque veut voir le monde
gouverné à son idée doit tendre à s'assurer la
domination des esprits. Il est impossible de soumettre longtemps les hommes
à un système qu'ils repoussent de toute leur volonté.
Celui qui essaie de le faire par la force échouera finalement, et, par
les luttes que son entreprise suscite, causera plus de mal que ne peut en
faire un gouvernement qui, aussi mauvais soit-il, s'appuie sur l'approbation
des gouvernés. On ne peut rendre les hommes heureux contre leur
gré.
Si le libéralisme n'a jamais nulle part été totalement
accepté, son succès au XIXe siècle fut néanmoins
si grand que certains de ses principes les plus importants ne faisaient plus
l'objet de débats. Avant 1914, même les ennemis les plus
opiniâtres et les plus acharnés du libéralisme avaient
fini par ne plus remettre en cause de nombreux principes libéraux.
Même en Russie, où seuls quelques faibles rayons du libéralisme
avaient pu pénétrer, les partisans du despotisme tsariste,
lorsqu'ils persécutaient leurs adversaires, prenaient en
considération les idées libérales de l'Europe. Et durant
la [Première] Guerre mondiale, les partis bellicistes des nations en
guerre devaient encore, malgré tout leur zèle, faire preuve
d'une certaine modération dans la lutte contre l'opposition
intérieure.
Ce n'est que lorsque
les sociaux-démocrates marxistes réussirent à l'emporter
et à convaincre les gens que l'âge du libéralisme et du
capitalisme était pour toujours derrière nous, que disparurent
les dernière concessions qu'il semblait encore nécessaire de
faire à l'idéologie libérale. Les partis de la
Troisième Internationale considèrent que tous les moyens sont
bons quand ils semblent promettre de pouvoir les aider à
réaliser leurs fins. Quiconque ne reconnaît pas sans condition
que leur enseignement est le seul convenable et s'oppose à eux contre
vents et marées doit, selon eux, encourir la peine de mort. Et ils
n'hésitent pas à l'exterminer, lui et toute sa famille, enfants
compris, partout et à chaque fois que cela est physiquement possible.
La revendication
ouverte d'une politique d'annihilation des adversaires et les meurtres commis
pour mener cette politique ont donné naissance à un mouvement
d'opposition. D'un seul coup, les écailles tombèrent des yeux
des ennemis non communistes du libéralisme. Jusqu'alors, ils avaient
cru que l'on devait respecter certains principes libéraux, même
dans un combat contre un adversaire haïssable. Ils avaient dû,
même si c'était à contrecoeur, renoncer au meurtre et
à l'assassinat en tant que mesures acceptables dans le combat
politique. Ils avaient dû se résigner à de nombreuses
limites concernant la persécution de la presse d'opposition et la
suppression de la liberté d'expression. Et, tout d'un coup, ils
voyaient que des adversaires avaient surgi, ne tenant aucun compte de toutes
ces considérations et pour qui tous les moyens étaient bons
pour défaire un ennemi. Les ennemis nationalistes et militaristes de
la Troisième Internationale estimèrent avoir été
trompés par le libéralisme. Ce dernier, pensaient-ils, leur
avait lié les mains lorsqu'ils avaient voulu porter un coup fatal aux
partis révolutionnaires, pendant qu'il était encore temps de le
faire. Si le libéralisme ne les en avait pas empêché, ils
auraient, selon eux, tué les mouvements révolutionnaires dans
l'oeuf. Les idées révolutionnaires n'avaient pu prendre racine
et prospérer qu'en raison de la tolérance dont avaient fait
preuve à leur encontre leurs adversaires, leur volonté ayant
été affaiblie par égard pour les principes
libéraux qui, comme le démontrèrent les
événements par la suite, était trop pointilleux. Si
l'idée leur était venue il y a quelques années qu'on
avait le droit d'écraser sans merci tout mouvement
révolutionnaire, les victoires remportées par la
Troisième Internationale depuis 1917 n'auraient jamais
été possibles. Car, quand il est question de tirer et de se
battre, les nationalistes et les militaristes pensent être les tireurs
les plus précis et les combattants les plus habiles.
L'idée
fondamentale de ces mouvements – que l'ont peut en
général désigner comme fascistes, en reprenant le nom du
plus important et du plus discipliné d'entre eux, le mouvement italien
– consiste à proposer d'employer dans la lutte contre la
Troisième Internationale les mêmes méthodes
dépourvues de scrupules que celle-ci utilise contre ses opposants. La
Troisième Internationale cherche à exterminer ses adversaires et
leurs idées de la même manière que l'hygiéniste
essaie d'exterminer un bacille nuisible: elle ne se considère en aucun
cas liée par les termes d'un quelconque contrat qu'elle aurait pu
conclure avec ses adversaires, et estime légitime n'importe quel
crime, n'importe quel mensonge et n'importe quelle calomnie, quand il s'agit
de mener le combat. Les fascistes, au moins en principe, disent la même
chose. Qu'ils n'aient pas réussi aussi pleinement que les Russes
à se libérer d'un certain respect pour les idées libérales
et les préceptes de la morale traditionnelle, on ne doit l'attribuer
qu'à un seul fait: les fascistes évoluent dans des nations dont
l'héritage intellectuel et moral de quelques milliers d'années
de civilisation ne peut pas être détruit d'un coup, et non au
sein des peuples barbares peuplant les deux côtés de l'Oural,
dont la relation à la civilisation n'a jamais dépassé
celle des habitants des forêts et des déserts en maraude,
habitués à entreprendre de temps à autre des razzias
prédatrices dans les pays civilisés, à la recherche d'un
butin. En raison de cette différence, le fascisme ne réussira
jamais aussi totalement que le bolchevisme russe à se libérer
du pouvoir des idées libérales. Ce n'est que sous l'impression
récente des meurtres et des atrocités perpétrés
par les partisans des soviétiques que les Allemands et les Italiens
purent oublier les contraintes traditionnelles de la justice et de la morale
et se mirent à entreprendre de sanglantes actions de
représailles. Les actes des fascistes et des autres partis
associés constituaient des réflexes émotionnels
provoqués par l'indignation consécutive aux actions
bolchevistes et communistes. Dès que le premier accès de
colère fut passé, leur politique pris un tour plus modéré
et continuera probablement de plus en plus sur cette voie avec le temps.
Cette
modération est le résultat des idées libérales
traditionnelles, qui continuent à exercer leur influence sur les
fascistes. Mais aussi grande que soit cette influence, il faut bien
comprendre que la conversion des partis de droite aux tactiques fascistes
montre que la lutte contre le libéralisme a connu un succès
qui, il n'y a encore que peu de temps, n'aurait jamais été
pensable. Beaucoup de gens approuvent les méthodes du fascisme,
même si son programme économique est totalement
antilibéral et sa politique entièrement interventionniste,
parce que le fascisme est loin de pratiquer le destructionnisme
insensé et sans bornes qui a fait des communistes les ennemis par
excellence de la civilisation. D'autres, parfaitement conscients du mal
auquel conduirait la politique économique fasciste, considèrent
le fascisme comme le moindre mal, comparé au bolchevisme et au
soviétisme. Pour la majorité de ses partisans et admirateurs
déclarés ou secrets, son attrait réside cependant
précisément dans la violence de ses méthodes.
On ne peut, il est
vrai, nier que le seul moyen de résister à de violentes
attaques est d'avoir soi-même recours à la violence. Contre les
armes des bolchevistes, il faut répondre avec d'autres armes, et ce
serait une erreur que de faire montre de faiblesse devant des meurtriers.
Aucun libéral n'a jamais dit le contraire. Ce qui distingue la
tactique libérale de la tactique fasciste, ce n'est pas une
différence en ce qui concerne la nécessité d'utiliser la
force armée pour résister à des assaillants
armés, mais une différence fondamentale quant au rôle de
la violence dans la lutte pour le pouvoir. Le grand danger que
représente le fascisme pour la politique intérieure
réside dans sa foi totale en le pouvoir décisif de la violence.
Afin de s'assurer le succès, il faudrait être
imprégné de la volonté de vaincre et toujours agir
violemment. Tel est le principe directeur du fascisme. Que se passe-t-il,
cependant, si l'adversaire est lui aussi animé de la volonté de
l'emporter, et qu'il agit tout aussi violemment? Le résultat est une
guerre civile. Le vainqueur final qui sortira de ces combats sera le parti le
plus nombreux. À long terme, une minorité – même
composée des individus les plus capables et les plus énergiques
– ne peut résister à la majorité. La question
cruciale reste donc toujours la même: Comment un parti s'assure-t-il la
majorité? C'est là une question dont la réponse se
trouve uniquement dans la sphère des idées. La victoire ne peut
être obtenue qu'avec les armes de l'intelligence, jamais par celles de
la force. L'élimination de toute opposition par la pure violence n'est
certainement pas le moyen adéquat pour gagner des partisans à
sa cause. Le recours à la force brutale – c'est-à-dire
sans la justifier au moyen d'arguments intellectuels acceptés par
l'opinion publique – n'amène de nouveaux sympathisants
qu'à ceux qu'on essaie de combattre. Dans une lutte entre la force et
une idée, c'est cette dernière qui finit toujours par
l'emporter.
Le fascisme peut
triompher de nos jours parce que l'indignation universelle suscitée
par les infamies commises par les socialistes et les communistes lui a
apporté la sympathie de nombreux cercles. Mais quand le choc
récent des crimes du bolchevisme sera dissipé, le programme
socialiste exercera à nouveau son pouvoir d'attraction sur les masses.
Car le fascisme ne fait rien pour le combattre en dehors d'écarter les
idées socialistes et de persécuter ceux qui les propagent. S'il
voulait réellement combattre le socialisme, il s'y opposerait par des
idées. Il n'y a cependant qu'une seule et unique idée
que l'on puisse véritablement opposer au socialisme, à savoir
le libéralisme.
On a souvent dit que
rien n'aidait plus une cause que de lui offrir des martyrs. Ce n'est que
partiellement vrai. Ce qui renforce la cause d'une minorité
persécutée, c'est qu'elle soit attaquée par la force et
non par des armes intellectuelles. La répression au moyen de la force
brutale est toujours l'aveu d'une incapacité à utiliser les
armes plus performantes de l'intelligence – plus performantes car les
seules à garantir le succès final. C'est là que
réside l'erreur fondamentale dont souffre le fascisme et qui le
conduira finalement à sa perte. La victoire du fascisme dans de nombreux
pays n'est qu'un épisode de la longue série des luttes au sujet
de la propriété. Le prochain épisode sera la victoire du
communisme. Le résultat final de cette lutte, toutefois, ne sera pas
décidé par les armes mais par les idées. Ce sont les
idées qui rassemblent les hommes en diverses factions, qui les
poussent à prendre les armes et qui déterminent contre qui et
pour qui utiliser ces armes. En dernière analyse, ce sont uniquement
les idées, pas les armes, qui font pencher la balance d'un
côté ou de l'autre.
Nous n'en dirons pas
plus sur la politique intérieure du fascisme. Il n'est pas
nécessaire de s'appesantir sur le fait que sa politique
étrangère, fondée sur le principe déclaré
de la force dans les relations internationales, ne peut pas manquer de
conduire à une suite sans fin de guerres devant détruire toute
la civilisation moderne. Pour maintenir et accroître notre niveau de
développement économique actuel, il convient d'assurer la paix
entre les nations. Mais celles-ci ne peuvent pas vivre ensemble en paix si
les principes de base de l'idéologie qui les gouverne consistent
à croire que sa propre nation ne peut assurer que par la force sa
place dans le concert des nations.
On ne peut nier que le
fascisme et les mouvements similaires cherchant à mettre en place des
dictatures sont remplis des meilleures intentions et que leur intervention a,
pour l'instant, sauvé la civilisation européenne. Le
mérite qui en revient au fascisme demeurera éternellement dans
l'histoire. Mais bien que sa politique ait apporté provisoirement le
salut, elle n'est pas de nature à nous assurer les succès
futurs. Le fascisme était une solution d'urgence. Le considérer
comme quelque chose de plus serait une erreur fatale.
11. Les
limites du gouvernement
|
Selon la conception libérale, la tâche de l'appareil
gouvernemental consiste purement et simplement dans la garantie de la
sécurité de la vie et de la santé, de la liberté
et de la propriété privée contre toute attaque violente.
Tout ce qui va au delà de cette tâche est néfaste. Un
gouvernement qui, au lieu de remplir sa tâche, s'efforcerait de porter
atteinte à la vie et à la santé, à la
liberté et à la propriété serait naturellement
tout à fais mauvais.
Pourtant, comme le dit
Jacob Burckhardt, le pouvoir est un mal en soi, quel que soit celui qui
l'exerce. Il incite à l'abus. Les princes absolus et les aristocrates
autant que les masses régnantes en démocratie n'ont que trop
tendance à commettre des excès.
Le commerce et la
production de boissons alcooliques ont été interdits aux
États-Unis. D'autres États ne sont pas allés aussi loin,
mais presque partout existent encore des restrictions à la vente de
l'opium, de la cocaïne et d'autres stupéfiants. On
considère généralement qu'il incombe au
législateur et à l'administration de protéger l'individu
contre lui-même. Même ceux qui d'une manière
générale émettent des objections à l'extension de
la sphère de l'activité gouvernementale tiennent qu'il est tout
à fait juste que la liberté de l'individu soit, à cet
égard, limitée, et ils considèrent que seul un
dogmatisme aveugle pourrait se prononcer contre de telles interdictions.
L'approbation que trouvent ces interventions des pouvoirs publics dans la vie
de l'individu est tellement générale que les adversaires par
principe du libéralisme arguent volontiers que ces interventions sont
indiscutablement justifiées par la nécessité de telles
interdiction, et ils en concluent qu'une liberté totale est
néfaste et qu'il est nécessaire que l'autorité de
tutelle impose certaines limites à l'individu. Aussi la question ne
devrait pas être de savoir si les pouvoirs publics doivent imposer des
limites à l'individu mais seulement jusqu'où ils doivent aller dans
cette limitation.
Que tous ces
stupéfiants soient nocifs, nous en convenons sans perdre un mot. Nous
n'avons pas à débattre ici de la question de savoir si
même de faibles quantités d'alcool sont nuisibles ou si seul
l'abus des boissons alcooliques nuit à la santé. Il ne fait pas
de doute que l'alcoolisme, la cocaïnomanie et la morphinomanie sont de
terribles ennemis de la vie et de la santé de l'homme, de sa
capacité de travailler et de jouir. C'est pourquoi on leur a
donné le nom de vices. Mais il n'est pas pour autant prouvé que
les pouvoirs publics doivent intervenir dans la répression de ces
vices par des interdictions. Il n'est ni établi de façon
évidente que l'intervention des pouvoirs publics soit propre à
réprimer réellement ces vices ni que, même si ce
résultat pouvait être atteint, d'autres dangers ne surgiraient
pas qui ne seraient pas moins graves que l'alcoolisme et la morphinomanie.
Ce n'est pas parce que
l'État n'interdit pas la production et le commerce de ces poisons que
celui qui est persuadé de la nocivité de ces derniers serait
empêché d'observer la sobriété et la mesure. La
question est seulement de savoir si ceux qui sont convaincus de la
nocivité de ces stupéfiants doivent ou non, par des mesures
autoritaires, en rendre la consommation impossible à ceux qui ne sont
pas de leur avis ou qui n'ont pas assez d'énergie pour mener une vie
de sobriété et de modération. Cette question ne doit pas
être traitée exclusivement eu égard aux calamités
qui ont nom alcoolisme, morphinomanie, cocaïnomanie, etc., et qui sont
reconnues comme telles par toutes les personnes raisonnables. En effet, si le
droit est accordé à la majorité des citoyens de
prescrire à une minorité comment elle doit vivre, il n'est pas
possible de s'arrêter à la consommation de l'alcool, de la
morphine, de l'opium, de la cocaïne et autres poisons. Pourquoi ce qui
vaut pour ces poisons ne vaudrait-il pas aussi pour la nicotine, la
caféine et autres poisons? Pourquoi, d'une manière plus
générale, l'État ne prescrirait-il pas les mets que nous
avons le droit de consommer et ceux que nous devons éviter en raison
de leur nocivité? Dans le domaine du sport aussi, beaucoup se
dépensent au-delà de leurs forces. Pourquoi l'État
n'interviendrait-il pas là aussi? Il est très peu d'hommes qui
sachent observer la mesure dans leur vie sexuelle et il est
particulièrement dur aux personnes qui vieillissent d'admettre qu'il
leur faudra, dans ce domaine, faire une fin ou au moins se modérer.
L'État devrait-il intervenir ici encore? Encore plus nocive que tous ces
poisons, diront beaucoup, est la lecture des mauvais écrits. Doit-on
permettre à une presse spéculant sur les instincts les plus bas
de l'homme de corrompre l'âme? Ne doit-on pas empêcher
l'exposition d'images indécentes, la représentation de
pièces de théâtres ordurières, bref tout ce qui
incite à l'immoralité? Et le fait de répandre de fausses
doctrines sur la vie sociale des hommes et des peuples n'est-il pas
également nuisible? Doit-on tolérer que des hommes excitent
à la guerre civile et à la guerre étrangère? Et
doit-on permettre que le respect de Dieu et de l'Église soit
miné par des écrits et des discours scandaleux? Nous voyons que
dès que nous abandonnons le principe de la non intervention de
l'appareil étatique dans toutes les questions qui concernent la
conservation de la vie de l'individu, nous aboutissons à régler
et à limiter la vie jusque dans les plus petits détails. La
liberté personnelle de l'individu est supprimée et celui-ci
devient l'esclave de la communauté, le valet de la majorité. On
n'a guère besoin d'imaginer le mauvais usage que les hommes au pouvoir
mal intentionnés peuvent faire de telles prérogatives. Leur
maniement animé des meilleures intentions changerait
déjà le monde en un cimetière de l'esprit. Tout
progrès de l'humanité s'est toujours accompli ainsi: tout
d'abord une petite minorité s'est écartée des
idées et des coutumes de la majorité, puis son exemple pousse
finalement les autres à adopter les innovations. Si l'on donne à
la majorité le droit de prescrire à la minorité ce
qu'elle doit penser, lire et faire, on s'interdit à tout jamais tout
progrès.
Que l'on n'objecte pas
que le combat contre la morphinomanie et le combat contre les
« mauvais » écrits sont des choses très
différentes. La différence consiste seulement en ce sens que
l'une des interdictions trouve aussi l'approbation de ceux qui ne veulent pas
admettre l'autre. Les méthodistes et les fondamentalistes ont,
aussitôt après la prohibition de l'alcool aux États-Unis,
engagé la lutte en vue d'étouffer l'histoire de
l'évolution, et ils réussirent, dans certains États de
l'Union, à exclure des études le darwinisme. En Russie
soviétique, toute libre manifestation d'une opinion est interdite.
Qu'un livre soit ou non autorisé, cela dépend de
l'appréciation d'un certain nombre de fanatiques sans
éducation, chargés de la direction du service compétent
de l'appareil gouvernemental.
La propension de nos
contemporains à demander, dès que quelque chose ne leur
convient pas, que le gouvernement prenne des mesures d'interdiction, et la
passivité qu'ils montrent en se soumettant à de tels interdits
alors qu'ils ne sont pas du tout d'accord sur leur contenu attestent que la
mentalité de valet est encore profondément enracinée en
eux. Il faudra de longues années d'éducation pour que le sujet
devienne un citoyen. Un homme libre doit pouvoir supposer que ses semblables
agissent et vivent d'une façon différentes de celle qu'il
estime être la bonne, et il doit perdre l'habitude d'appeler la police
dès que quelque chose ne lui convient pas.
Le libéralisme se fonde absolument sur la vie terrestre. Le royaume de
la religion, en revanche, n'est pas de ce monde. Libéralisme et
religion pourraient donc coexister sans que leurs sphères se touchent.
Que des conflits aient pourtant pu surgir entre les deux, la faute n'en
revient pas au libéralisme. Celui-ci n'est pas sorti de sa
sphère, il n'a pas empiété sur le domaine religieux et
philosophique. Mais il a trouve devant lui l'Église puissance
politique, qui non seulement émettait la prétention de
régler les rapports de l'homme avec l'au-delà mais encore de
régler les problèmes terrestres comme bon lui semblait. Un
différend en résulta qu'il fallait vider.
La victoire que le
libéralisme a remportée dans ce combat fut telle que force fut
à l'Église d'abandonner à jamais les prétentions
qu'elle avait émises avec insistance depuis des millénaires.
Bûchers pour les hérétiques, persécutions,
tribunaux de la foi, guerres de religion appartiennent aujourd'hui à
l'histoire. Personne ne peut plus comprendre qu'on ait traîné
devant des tribunaux, qu'on ait enfermé, martyrisé,
brûlé des gens paisibles qui, à l'intérieur de
leurs quatre murs, faisaient leur prière de la façon qui leur
semblait correcte. Mais si l'on n'allume plus de bûchers de nos
jours ad majorem Dei gloriam, il existe encore suffisamment
d'intolérance.
Mais le
libéralisme dit être intolérant à l'égard
de toute intolérance quelle qu'elle soit. Lorsqu'on voit dans la collaboration
pacifique de tous les hommes le but de l'évolution sociale, on ne peut
admettre que la paix soit troublée par les prêtres et les
zélotes. Le libéralisme proclame la tolérance pour toute
croyance et toute conception philosophique, non par indifférence
à l'égard de ces choses que se trouvent sur un plan
« plus élevé », mais parce qu'il est
persuadé que l'assurance de la paix à l'intérieur de la
société doit primer toute autre chose. Et c'est parce qu'il
exige la tolérance pour toutes les opinions, toutes les Églises
et toutes les sectes qu'il doit les ramener toutes dans leurs limites
lorsqu'elles se montrent intolérantes. Il n'y a pas place, dans un
ordre social reposant sur une coopération pacifique, pour la
revendication des Églises de s'attribuer l'enseignement et
l'éducation de la jeunesse. Tout doit rester permis aux
Églises, de ce que leurs fidèles leur concèdent de leur
propre vouloir; rien ne doit leur être permis au regard des personnes
qui ne veulent avoir affaire à elles.
On ne peut
guère comprendre comment ces principes peuvent valoir au
libéralisme des ennemis parmi les fidèles de l'Église.
Si ces principes empêchent cette dernière de faire des
prosélytes de vive force ou en s'aidant du pouvoir que l'appareil
politique met à sa disposition, ils la protègent pourtant
d'autre part contre une propagande coercitive de même genre venant
d'autres églises et sectes. Ce que le libéralisme prend d'un
côté à l'Église, il le lui restitue de l'autre. Le
croyant zélé doit lui aussi reconnaître que le
libéralisme ne s'accapare rien de ce qui est du domaine de la foi.
Les Églises et
sectes, qui, là où elles ont la suprématie, ne cessent
de persécuter ceux qui pensent autrement qu'elles, réclament,
lorsqu'elles se voient en minorité, qu'on ait pour le moins de la
tolérance à leur égard. Mais cette revendication n'a
rien de commun avec la tolérance telle que l'exige le
libéralisme. Celui-ci revendique la tolérance par principe et
non par opportunité. Il la revendique aussi pour les doctrines
manifestement insensées, pour les croyances extravagantes et pour les
superstitions puériles. Il revendique la tolérance pour les
théories et les opinions qu'il considère comme
préjudiciables et dangereuses pour la société, pour des
tendances qu'il ne se lasse pas de combattre. Car ce qui le porte à
exiger et à préserver la tolérance, ce n'est pas un
égard pour le contenu des théories à tolérer mais
la connaissance du fait que seule la tolérance peut créer et
maintenir l'état de paix dans la société, sans lequel
l'humanité serait retombée dans l'inculture et la
pauvreté des temps révolus.
C'est avec les armes
de l'esprit et non avec celles de la force brutale et de l'oppression que le
libéralisme combat la stupidité, l'absurdité, l'erreur et
l'esprit du mal.
13.
L'État et le comportement antisocial
|
L'État est un appareil de coercition et d'oppression. Ceci est vrai
aussi bien de l'« État-veilleur-de-nuit » que de
tout État différemment structuré, tout
particulièrement de l'État socialiste. L'État n'est que
coercition, il ne peut que recourir à la force. Réprimer le
comportement nuisible au maintien de l'ordre social est l'alpha et
l'oméga de toute activité étatique: à cela s'ajoute,
dans l'État socialiste, le droit de disposer des moyens de production.
La froide logique des
Romains a exprimé symboliquement cet état de fait en prenant
pour emblème de l'État les faisceaux, c'est-à-dire la
hache entourée de verges liées. Un mysticisme abstrus, qui
s'est donné le nom de philosophie, a, dans les temps modernes, fait de
son mieux pour obscurcir cet état de choses. Pour Schelling,
l'État est l'image directe et visible de la vie absolue, une
étape de la manifestation de l'absolu, de l'âme du monde.
Il n'existe que pour son propre bien et son activité ne consiste
qu'à maintenir la substance en tant que forme de son existence. Pour
Hegel la raison absolue se manifeste dans l'État, c'est en lui que
l'esprit objectif se réalise. Il est l'esprit moral qui s'est
développé en une réalité organique, la
réalité et l'idée morale en tant que volonté
substantielle manifeste, intelligible à elle-même. Les
épigones de la philosophie idéaliste surpassèrent encore
leurs maîtres dans leur déification et leur adoration de
l'État. Il va sans dire qu'on ne s'approche pas non plus de la
vérité lorsque, ravi par ces théories et d'autres de
même nature, on nomme l'État, avec Nietzsche, le plus froid de
tous les monstres. L'État n'est ni froid ni chaud car il est une
notion abstraite au nom de laquelle des hommes vivants – les organes de
l'État, le gouvernement – agissent. Toute activité
gouvernementale est une action humaine, un mal qui vient des hommes et qui
est infligé aux hommes. Le but – qui est la conservation de la
société – justifie l'action des organes de l'État,
mais les maux infligés n'en sont pas moins éprouvés
comme tels par ceux qui en souffrent.
Le dommage que l'homme
cause à son semblable fait du tort à celui qui en est
frappé et à celui qui l'inflige. Rien ne corrompt autant que le
fait d'être le bras de la loi, que de faire souffrir des hommes. Le
sujet reçoit en partage la peur, la servilité et la basse
complaisance; pourtant l'orgueil, l'arrogance et l'autojustification du
souverain et de ses bourreaux ne valent pas mieux.
Le libéralisme
essaie de désintoxiquer les rapports du fonctionnaire et du citoyen.
Il n'imite naturellement pas les romantiques qui, non contents de prendre la
défense du comportement antisocial de celui qui enfreint la loi,
accusent en outre non seulement les juges et la police mais l'ordre social en
tant que tel. Le libéralisme ne veut et ne peut nier que
l'autorité publique et la justice soient des institutions dont la
société ne pourra jamais et en aucun cas se passer. La peine
à infliger ne devra viser selon lui qu'une fin, celle d'écarter
autant que possible tout comportement qui mettrait la société
en péril. La peine ne doit pas se traduire en vengeance et en
représailles. Le malfaiteur doit être remis entre les mains de
la justice mais non à la haine et au sadisme des juges, des policiers
et de la foule toujours prête à lyncher.
Ce qu'il y a de pire
en tout pouvoir coercitif qui, à titre de justification, se
réclame de l'« État », c'est qu'à
cause de l'appui qu'il reçoit en fin de compte nécessairement
de la majorité il s'oppose à tout ce qui porte en germe du
nouveau. La société humaine ne peut se passer de l'organisation
politique, mais tout progrès de l'humanité a dû s'imposer
de haute lutte contre l'État et son pouvoir coercitif. Il n'est pas
étonnant que tous ceux qui ont apporté du nouveau à
l'humanité aient eu une attitude réticente à
l'égard de l'État et des lois. Les incorrigibles mystiques et
adorateurs de l'État peuvent se formaliser de cette attitude: les
libéraux la comprendront même s'ils ne peuvent l'approuver. Tout
libéral doit pourtant s'opposer à ce que, dans une
répulsion compréhensible à l'égard de tout ce qui
est prison et police et par une présomption exagéré, on
proclame le droit de l'individu de s'insurger contre l'État.
Résister par la force à l'autorité publique est le
dernier moyen dont dispose la minorité pour mettre fin à
l'oppression à laquelle la majorité la soumet. La
minorité qui veut faire triompher ses idées doit tendre
à devenir la majorité en usant du pouvoir de ses moyens
intellectuels. L'État doit être organisé de telle sorte
que l'individu puisse avoir le champ libre dans le cadre de ses lois. Le
citoyen qui pense autrement que les représentants de l'appareil
politique ne doit pas être gêné au point de n'avoir plus
que le choix entre sa propre ruine ou la destruction de l'appareil politique.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
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