Dans un
article publié dans la revue North American
de Philadelphie, Lord Kelvin, mathématicien et physicien de
l’université de Glasgow, constate que notre consommation
d’énergies fossiles épuise rapidement les ressources
disponibles et estime que notre meilleure solution de rechange réside
dans une combinaison d’énergie éolienne, de biocarburants
et d’hydroélectricité. L’éminent
scientifique imagine ainsi un monde où les transports maritimes
seraient assurés à la voile, où chaque bâtiment
disposerait de son propre « moulin à vent » et
où ceux d’entre nous qui vivent à la campagne pourraient
cultiver leur propre énergie de manière parfaitement autonome.
Rien de
très original me direz-vous : c’est un discours tout
à fait commun de nos jours. C’est juste, mais ce que
l’article de Lord Kelvin a d’original ne n’est pas tant son
propos mais sa date de publication – le 18 mai 1902 [1]. Oui, vous avez
bien lu. William Thomson, 1er Baron Kelvin, nous a malheureusement
quittés en décembre 1907, le North American a cessé de publier en 1925 et
l’énergie fossile dont il est question dans cet article
n’est pas le pétrole comme vous l’avez sans doute cru,
mais bel et bien ce bon vieux charbon.
L’économie,
en tant que phénomène social, est une réponse des hommes
à la rareté. Si nous vivions dans un jardin d’Eden
où tout est disponible à profusion, la production,
l’échange, les prix et toutes les notions qui donnent corps
à ce que nous appelons l’économie n’auraient pas lieu
d’être. Nous n’aurions qu’à nous servir,
qu’à ramasser la manne céleste tombée du ciel du
Sinaï.
Mais ce
n’est pas le genre de monde dans lequel nous vivons et c’est pour
cette raison que l’économie existe. Une règle
fondamentale de l’économie dit que quand un produit
recherché se fait rare, son prix monte. C’est le
phénomène que constatait Lord Kelvin en 1902 en ce qui concerne
le charbon et c’est ce même phénomène auquel nous
assistons aujourd’hui en ce qui a trait au pétrole. Cette hausse
des prix a deux conséquences remarquables.
Au moment
où Lord Kelvin observe la hausse des cours provoquée par la
raréfaction relative du charbon, il se contente d’extrapoler un
rythme de consommation passé et de le comparer aux réserves
exploitables de charbon pour en conclure que cette ressource sera
bientôt épuisée. Mathématiquement, physiquement,
le raisonnement du scientifique britannique est inattaquable.
Du point de
vue d’un économiste cependant, c’est une erreur, parce que
l’économiste sait que lorsque les prix montent, la quantité
demandée baisse. Quand les prix du charbon, du pétrole ou de
toute autre matière première rare augmentent, ceux qui
l’utilisent reçoivent deux incitations : réduire
leur consommation en développant des technologies qui consomment moins
ou développer l’utilisation d’une ressource alternative
moins onéreuse.
Deuxième
conséquence de la hausse des prix : la quantité offerte
diminue moins que prévue ou peut même augmenter si la demande
change Plus le prix d’une ressource rare est élevé, plus
son exploitation devient en effet un projet économique profitable. Les
gisements marginaux qui étaient considérés trop
onéreux ou trop difficiles à exploiter deviennent
rentables ; c’est pour cette raison qu’on voit rouvrir
certaine vieilles mines d’or californiennes ou que l’on exploite
désormais les fameux sables bitumineux canadiens.
Le
développement de ressources alternatives devient également un
projet économiquement attrayant ; c’est
précisément pour cette raison qu’au moment même
où lorsque Lord Kelvin constatait que le charbon devenait plus
onéreux, certains de ses compatriotes investissaient des fortunes dans
les champs pétrolifères de Bakou et quelques entrepreneurs
texans fondaient la futur Texaco.
Lorsque Lord
Kelvin publie son article, on estime la production mondiale de charbon
à environ 791 millions de tonnes par an. En 2010, selon la World Coal
Association, la production mondiale de charbon (houille et lignite)
atteignait 7 229 millions de tonnes. La raréfaction relative du
charbon et l’industrialisation d’un nombre croissant de pays ont
provoqué une hausse des cours qui a été le facteur
déclencheur d’une réorganisation spontanée de
toute l’économie mondiale : on a développé
des moteurs plus économes, des énergies alternatives (le
pétrole, le nucléaire…) et on a découvert de
nouveaux gisements de charbon qu’on ne soupçonnait même
pas au début du XXe siècle.
On pourrait
multiplier des exemples analogues à l’infini. Parier sur une fin
de la croissance liée à une raréfaction des ressources,
c’est parier contre l’ingéniosité des hommes et
l’expérience prouve que c’est un pari extrêmement
risqué. Un jour peut être, Lord Kelvin
aura finalement raison et nous exploiterons massivement le vent comme source
d’énergie, mais c’est le marché qui en aura décidé
ainsi, pas les politiciens ni les prophètes de l’apocalypse.
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[1]
Vous trouverez le texte de Lord Kelvin ici [http://www.tesla-coil-builder.com/Articles/may_18_1902.htm
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