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Les critiques portent deux accusations contre le capitalisme.
Premièrement, disent-ils, posséder une automobile, un poste de
télévision et un réfrigérateur ne rend pas un
homme heureux. Deuxièmement, ils ajoutent qu'il existe encore des gens
ne possédant aucune de ces choses. Ces deux remarques sont exactes,
mais ne constituent pas un reproche à l'encontre du système
capitaliste de coopération sociale.
Les gens ne
travaillent pas et ne se dérangent pas afin d'atteindre le bonheur
total, mais afin d'éliminer autant que possible un certain malaise
ressenti pour devenir ainsi plus heureux qu'ils ne l'étaient avant. Un
homme qui achète un poste de télévision démontre
par là qu'il pense que la possession de cette invention
améliorera son bien-être et le rendra plus content qu'il ne
l'était sans. S'il en était autrement, il ne l'aurait pas
acheté. Le rôle d'un médecin n'est pas de rendre le
patient heureux, mais d'éliminer sa douleur et de le remettre en
meilleure forme en vue de poursuivre le but principal de tout être
vivant: lutter contre tous les facteurs préjudiciables à sa vie
et à son bien-être.
Il est peut-être
vrai qu'il y a parmi les mendiants bouddhistes, vivant de l'aumône dans
la saleté et la misère, certains individus se sentant
parfaitement heureux et n'enviant aucun nabab. Toutefois, c'est un fait que
pour l'immense majorité de la population une telle vie apparaîtrait
insupportable. Pour ceux-ci, l'élan les poussant à
améliorer continuellement les conditions matérielles de
l'existence est inscrit en eux. Qui prétendrait donner un mendiant
asiatique comme exemple à l'Américain moyen? Une des plus
grandes réussites du capitalisme est la baisse de la mortalité
infantile. Qui niera que ce phénomène a au moins
éliminé l'une des causes du chagrin de nombreuses personnes?
Le second reproche qui
est fait au capitalisme – à savoir que les innovations
techniques et thérapeutiques ne bénéficient pas à
tout le monde – n'est pas moins absurde. Les modifications des
conditions humaines proviennent des premiers pas effectués par les
hommes les plus intelligents et les plus énergiques. Ces derniers
prennent la tête et le reste de l'humanité les suit petit
à petit. L'innovation est d'abord un luxe de seulement quelques-uns,
jusqu'à ce qu'elle arrive peu à peu à la portée
du grand nombre. On ne peut pas raisonnablement reprocher à
l'utilisation de chaussures ou de fourchettes le fait qu'elles ne se soient
répandues que lentement et qu'aujourd'hui encore des millions vivent
sans elles. Les dames et gentilshommes délicats qui furent les
premiers à utiliser du savon annonçaient la production de savon
à grande échelle pour l'homme ordinaire. Si ceux qui ont
aujourd'hui les moyens d'acheter un poste de télévision
s'abstenaient de le faire parce que certaines personnes ne peuvent se le
permettre, ils n'assureraient pas la promotion mais empêcheraient la
popularisation de cette invention(1).
Il y a
aussi des râleurs qui reprochent au capitalisme ce qu'ils appellent son
matérialisme mesquin. Ils ne peuvent refuser d'admettre que le
capitalisme possède une tendance à améliorer les
conditions matérielles de l'humanité. Mais, disent-ils, il a
détourné les hommes de poursuites plus nobles et plus hautes.
Il nourrit les corps, mais affame les âmes et les esprits. Il a conduit
à un déclin des arts. Finis les jours des grands poètes,
sculpteurs et architectes. Notre époque ne produit que de la camelote.
Le jugement sur les
mérites d'une oeuvre d'art est entièrement subjectif. Certaines
personnes vantent ce que d'autres méprisent. Il n'y a pas
d'étalon permettant de mesurer la valeur esthétique d'un
poème ou d'un bâtiment. Ceux qui sont enchantés par la
cathédrale de Chartres et Les Ménines de
Vélasquez peuvent penser que ceux qui ne sont pas touchés par
ces merveilles sont des rustres. Beaucoup d'étudiants s'ennuient
à mort quand l'école les oblige à lire Hamlet.
Seuls ceux qui possèdent une lueur d'esprit artistique peuvent
apprécier et jouir du travail d'un artiste.
Chez ceux qui
prétendent à l'appellation de personnes instruites, il y a
beaucoup d'hypocrisie. Certains prennent un air de connaisseur et feignent
l'enthousiasme pour l'art du passé et les artistes morts depuis
longtemps. Ils ne montrent aucune sympathie du même type pour les
artistes contemporains qui se battent encore pour être reconnus.
L'adoration feinte envers les vieux maîtres est chez eux un moyen de
dénigrer et de tourner en ridicule les nouveaux, qui s'écartent
des canons traditionnels pour créer les leurs.
On se souviendra de
John Ruskin – avec Carlyle, les Webb, Bernard Shaw et quelques autres
– comme l'un des grands fossoyeurs de la liberté, de la
civilisation et de la prospérité britanniques. Personnage
misérable dans sa vie privée comme dans sa vie publique, il
glorifiait la guerre et l'effusion de sang, et calomniait les enseignements
de l'économie politique qu'il ne comprenait pas. C'était un
grand détracteur de l'économie de marché et un
apologiste romantique des guildes. Il rendait hommage aux arts des
siècles passés. Mais quand il se trouva en face de l'oeuvre
d'un grand artiste vivant, Whistler, il la critiqua avec un langage tellement
infect et tellement plein de reproches qu'il fut poursuivi pour diffamation
et condamné par le jury. Ce furent les écrits de Ruskin qui
popularisèrent le préjugé selon lequel le capitalisme,
en plus d'être un mauvais système économique, aurait
remplacé la beauté par la laideur, la grandeur par
l'insignifiance, l'art par l'ordure.
Comme les gens sont en
grand désaccord quant à l'appréciation des oeuvres
artistiques, il n'est pas possible de démolir le discours sur
l'infériorité artistique de l'époque capitaliste de la
manière apodictique avec laquelle on réfute les erreurs d'un
raisonnement logique ou la démonstration de faits d'expérience.
Cependant, aucun homme raisonnable ne serait assez insolent pour diminuer la
grandeur des exploits artistiques de l'âge du capitalisme.
L'art
prééminent de cette époque de «
matérialisme mesquin et d'argent » fut la musique. Wagner
et Verdi, Berlioz et Bizet, Brahms et Bruckner, Hugo Wolf et Mahler, Puccini
et Richard Strauss, quelle illustre cavalcade! Quelle ère que celle
où des maîtres comme Schumann et Donizetti étaient
éclipsés par des génies encore plus grands!
Il y a aussi les
grands romans de Balzac, Flaubert, Maupassant, Jens Jacobsen, Proust, et les
poèmes de Victor Hugo, Walt Whitman, Rilke, Yeats. Comme nos vies
seraient appauvries si nous devions nous priver des oeuvres de ces
géants et de nombreux autres auteurs tout aussi sublimes.
N'oublions pas les
peintres et les sculpteurs français, qui nous ont appris de nouvelles
façons de regarder le monde et de tirer plaisir de la lumière
et des couleurs.
Personne n'a jamais
contesté que cette époque a encouragé toutes les
branches d'activités scientifiques. Mais, disent-ils, ce fut
principalement le travail de spécialistes, tandis qu'une
« synthèse » manquait. Il serait difficile
d'interpréter d'une manière plus absurde les enseignements de
la biologie, de la physique et des mathématiques modernes. Et que dire
des livres de philosophes comme Croce, Bergson, Husserl et Whitehead?
Chaque époque a
son propre caractère quant à ses hauts faits artistiques.
L'imitation des chefs-d'oeuvre du passé n'est pas un art, c'est de la
routine. Ce qui donne sa valeur à une oeuvre, ce sont les traits qui
la distinguent des autres. C'est ce qu'on appelle le style d'une
époque.
Sur un point, les
apologistes du passé semblent avoir raison. Les dernières
générations n'ont pas légué au futur de monuments
comparables aux pyramides, aux temples grecs, aux cathédrales
gothiques, aux églises et aux palais de la Renaissance et de la
période baroque. De nombreuses églises et même des
cathédrales ont été construites au cours des cent
dernières années, et encore davantage de palais gouvernementaux,
d'écoles et de bibliothèques. Mais ces constructions ne
montrent aucune conception originale. Elles reflètent des styles
anciens ou en mélangent plusieurs. Ce n'est que dans les immeubles
d'habitation et de bureaux, ainsi que dans les maisons individuelles, que
nous pouvons voir se développer ce qui pourrait être
qualifié de style architectural de notre époque. Bien que ce ne
serait que du pédantisme que de ne pas apprécier la grandeur
spécifique de vues comme la ligne de toits de New York, on peut
admettre que l'architecture moderne n'a pas atteint l'éminence des
siècles du passé.
Les raisons en sont
variées. En ce qui concerne les édifices religieux, le
conservatisme accentué des églises fait fuir toute innovation.
Avec la disparition des dynasties et des aristocraties, l'impulsion poussant
à construire de nouveaux palais s'est perdue. La richesse des
entrepreneurs et des capitalistes est, quoi qu'en racontent les
démagogues anticapitalistes, tellement inférieure à
celle des rois et des princes qu'ils ne peuvent se permettre de telles
constructions luxueuses. Personne n'est aujourd'hui assez riche pour
décider de construire des palais comme ceux de Versailles ou de
l'Escorial. La construction des bâtiments du gouvernement n'est plus
décidée par des despotes qui étaient libres, au
mépris de l'opinion publique, de choisir un maître qu'ils
tenaient eux-mêmes en haute estime et de financer un projet
scandalisant la majorité bornée. Les comités et les
conseils ont peu de chances d'adopter les idées de pionniers
courageux. Ils préfèrent se ranger du côté
sûr.
Il n'y a jamais eu
d'ère dans laquelle le grand nombre soit préparé
à rendre justice à l'art contemporain. La
révérence envers les auteurs et les artistes a toujours
été limitée à de petits groupes. Ce qui
caractérise le capitalisme n'est pas le mauvais goût des foules,
mais le fait que ces foules, rendues prospères par le capitalisme,
sont devenues « consommatrices » de littérature
– de mauvaise littérature, bien sûr. Le marché des
livres est noyé sous un déluge de fiction sans valeur à
destination de semi-barbares. Mais cela n'empêche pas les grands
auteurs de créer des oeuvres impérissables.
Les critiques versent
des larmes sur le déclin des arts industriels. Ils opposent par
exemple les anciens meubles conservés dans les châteaux des
familles aristocratiques d'Europe et dans les collections des musées,
avec les choses bon marché fabriquées par la production de
masse. Ils n'arrivent pas à voir que ces articles de collectionneurs
étaient uniquement fabriqués pour les gens aisés. On ne
trouvait pas les coffres ciselés et les tables de marqueterie dans les
misérables masures des couches pauvres. Ceux qui ergotent sur les
meubles bon marché du salarié américain devraient
traverser le Rio Grande et examiner les demeures des péons mexicains,
qui n'ont pas de meubles du tout. Quand l'industrie moderne commença
à approvisionner les masses avec tout un attirail améliorant la
vie, sa principale préoccupation était de produire à un
prix aussi bas que possible, sans faire attention à la valeur
esthétique. Plus tard, après que les progrès du
capitalisme eurent augmenté le niveau de vie des masses, elle se
tourna petit à petit vers la fabrication de choses ne manquant pas de
raffinement et de beauté. Seules des préoccupations romantiques
peuvent conduire un observateur à ignorer le fait que de plus en plus
de citoyens des pays capitalistes vivent dans un environnement que l'on ne
peut pas simplement écarter comme laid.
Les détracteurs les plus passionnés du capitalisme sont ceux
qui le rejettent en raison de sa prétendue injustice.
C'est un passe-temps
gratuit que de dépeindre ce qui devrait être et
n'est pas parce que contraire aux lois inflexibles de l'univers réel.
De telles rêveries peuvent être considérées comme
inoffensives tant qu'elles ne restent justement que des rêvasseries.
Mais quand leurs auteurs commencent à ignorer la différence
entre l'imagination et la réalité, ils constituent l'obstacle
le plus sérieux aux tentatives humaines d'améliorer les
conditions matérielles de la vie et du bien-être.
La pire de ces
illusions est l'idée selon laquelle la « nature » aurait
donné à tout homme certains droits. Selon cette doctrine, la
nature est généreuse avec tout nouveau-né. Il y a
abondance de tout pour tout le monde. Par conséquent, chaque individu
a le droit inaliénable et juste, vis-à-vis de ses semblables et
de la société, d'obtenir la pleine part que la nature lui a
allouée. Les lois éternelles de la justice naturelle et divine
demandent que personne ne s'approprie pour lui ce qui appartient de droit aux
autres. Les pauvres ne sont dans le besoin que parce que des personnes
injustes les ont privés des droits qu'ils acquièrent à
leur naissance. C'est le rôle de l'Église et des
autorités séculières que d'empêcher une telle
spoliation et de rendre tout le monde prospère.
Chaque
élément de cette doctrine est faux. La nature n'est pas
généreuse mais avare. Elle a limité la quantité
de tous les biens indispensables à la préservation de la vie
humaine. Elle a peuplé le monde d'animaux et de plantes qui
possèdent en eux un aiguillon les poussant à détruire la
vie et le bien-être humains. Elle déploie des pouvoirs et des
éléments dont l'effet est dommageable à la vie humaine
et aux tentatives des hommes pour la préserver. La survie et le
bien-être de l'homme sont la conséquence du talent avec lequel
il a utilisé le principal instrument que la nature lui a donné:
la raison. Les hommes, en coopérant dans le système de la
division du travail, ont créé toute la richesse que les
rêveurs considèrent comme un don gratuit de la nature. En ce qui
concerne la « répartition », la
« distribution », de cette richesse, c'est un non-sens
que de se référer à un prétendu principe de
justice divine ou naturelle. Ce qui compte, ce n'est pas l'allocation des
parts d'un fonds offert à l'homme par la nature. Le problème
est plutôt de promouvoir les institutions sociales permettant aux
individus de continuer et d'augmenter la production de toutes les choses dont
ils ont besoin.
Le Conseil
oecuméniques des Églises, organisation qui rassemble diverses
églises protestantes, a déclaré en 1948: « La
justice exige que les habitants d'Asie et d'Afrique, par exemple, tirent les
bénéfices de la plus grande production obtenue grâce
à l'emploi des machines. »(2) Cela
n'a de sens que si l'on suppose que le Seigneur a offert à
l'humanité une quantité bien déterminée de
machines et que l'on s'attend à ce que ces dispositifs soient
distribués de manière égale entre les diverses nations.
Et les pays capitalistes auraient été assez mauvais pour
s'emparer d'une quantité de ce stock bien plus grande que celle que
leur aurait attribué la « justice ». Ils auraient
ainsi privé les habitants de l'Asie et de l'Afrique de la juste part
qui leur revenait. Quelle honte!
La
vérité est que l'accumulation de capital et son investissement
en machines, source de la richesse comparativement plus grande des populations
occidentales, sont dus exclusivement au capitalisme de laissez-faire que le
même document produits par les églises dénature avec
passion et rejette sur des bases morales. Ce n'est pas la faute des
capitalistes si les Asiatiques et les Africains n'ont pas adopté les
politiques et les idéologies qui auraient permis l'évolution
d'un capitalisme autochtone. Ce n'est pas non plus la faute des capitalistes
si les politiques de ces nations ont contrarié les tentatives des
investisseurs étrangers de leur apporter « les
bénéfices de la plus grande production obtenue grâce
à l'emploi des machines. » Personne ne conteste que ce qui
plonge dans le dénuement des centaines de millions de gens en Asie et
en Afrique est qu'ils s'accrochent à des méthodes de production
primitives et passent à côté des bénéfices
que l'emploi de meilleurs outils et de projets techniques modernes leur
aurait conféré. Or il n'y a qu'une manière de soulager
la misère – à savoir adopter complètement le
capitalisme de laissez-faire. Ce dont ils ont besoin, c'est de l'entreprise
privée et de l'accumulation de nouveaux capitaux, de capitalistes et
d'entrepreneurs. C'est un non-sens que d'accuser le capitalisme et les
nations capitalistes occidentales de la triste situation que les peuples
arriérés ont entraînée eux-mêmes. Le
remède indiqué n'est pas la « justice »
mais le remplacement de politiques malsaines par des politiques saines,
c'est-à-dire de laissez-faire.
Ce n'est pas une
discussion inutile sur un concept vague de la justice qui a
élevé dans les pays capitalistes le niveau de vie de l'homme
ordinaire à ce qu'il est aujourd'hui, mais les activités de ces
hommes qualifiés de « farouches
individualistes » et « d'exploiteurs ». La
pauvreté des nations arriérées est due au fait que leurs
politiques d'expropriation, de taxation discriminatoire et de contrôle
des changes ont écarté l'investissement de capitaux
étrangers alors que leurs politiques intérieures ont
empêché l'accumulation de capitaux nationaux.
Tous ceux qui rejettent
le capitalisme sur des bases morales comme étant un système
injuste sont induits en erreur par leur incapacité à comprendre
ce qu'est le capital, comment il est créé et maintenu, et les
bénéfices qui découlent de son emploi dans les processus
de production.
La seule source de
création de biens du capital supplémentaires est
l'épargne. Si tous les biens produits sont consommés, aucun
capital neuf n'est créé. Mais si la consommation est
inférieure à la production et que le surplus de biens nouvellement
créés par rapport aux biens consommés est utilisé
dans des processus de production additionnels, ces processus sont par
là réalisés avec l'aide de davantage de biens du
capital. Tous les biens du capital sont des biens intermédiaires, des
étapes sur le chemin de la production qui mène du premier
emploi des facteurs originels de la production, c'est-à-dire des
ressources naturelles et de la main-d'oeuvre, à la fabrication finale
de biens prêts à être consommés. Tous sont
périssables. Ils sont, tôt ou tard, totalement usés par
le processus de production. Si tous les biens sont consommés sans
qu'il y ait remplacement des biens du capital usés par la production,
le capital est consommé. Quand ceci se produit, la production future
ne sera assistée que par une quantité moindre en biens du
capital et fournira par conséquent une quantité de biens plus
faible par unité de ressources naturelles et de main-d'oeuvre
employées. Pour éviter ce type de dissipation de l'épargne
et de l'investissement, il faut consacrer une part de l'effort productif
à maintenir le capital, à remplacer les biens du capital
utilisés dans la production de biens utilisables.
Le capital n'est pas
un don gratuit de Dieu ou de la nature. Il vient de ce que l'homme
réduit, de manière prévoyante, sa consommation. Il est
créé et accru par l'épargne et maintenu par le fait de
s'abstenir de consommer l'épargne.
Ni le capital ni les
biens du capital n'ont en eux-mêmes le pouvoir d'augmenter la
productivité des ressources naturelles et de la main-d'oeuvre. Ce
n'est que si les fruits de l'épargne sont employés ou investis
de manière sage qu'ils accroissent la production par unité de
ressources naturelles et de travail employés. Si tel n'est pas le cas,
ils sont dissipés ou gaspillés.
L'accumulation de
nouveaux capitaux, le maintien du capital déjà accumulé
et l'utilisation du capital afin d'augmenter la productivité de
l'effort humain sont les fruits d'une action humaine réfléchie.
Ils sont le résultat d'une part du comportement économe de gens
qui épargnent et s'abstiennent de consommer leur épargne,
à savoir les capitalistes (qui touchent l'intérêt) et
d'autre part de ceux qui réussissent à utiliser le capital
disponible pour satisfaire au mieux les besoins des consommateurs, à
savoir les entrepreneurs (qui touchent un profit).
Ni le capital (ou les
biens du capital), ni le comportement des capitalistes et des entrepreneurs
dans leurs rapports avec le capital, ne pourraient améliorer le niveau
de vie du reste de la population, si celui-ci, constitué de gens qui
ne sont ni capitalistes ni entrepreneurs, ne réagissait pas d'une
certaine façon. Si les salariés se comportaient comme le
décrit la fallacieuse « loi d'airain des
salaires » et n'utilisaient leurs revenus que pour se nourrir et
procréer davantage d'enfants, l'accroissement du capital
accumulé suivrait l'accroissement de la population. Tous les
bénéfices découlant de l'accumulation de capitaux
supplémentaires seraient absorbés par la multiplication de la
population. Cependant, les hommes ne répondent pas à
l'amélioration de leurs conditions de vie matérielles comme le
font les rongeurs et les microbes. Ils connaissent aussi des satisfactions
autres que manger et proliférer. Par conséquent, dans les pays
de civilisation capitaliste, l'accroissement du capital accumulé va
plus vite que l'accroissement de la population. Dans la mesure où cela
se produit, la productivité marginale du travail est accrue par
rapport à la productivité marginale des facteurs matériels
de production. Il en ressort une tendance à la hausse des salaires. La
proportion du montant total de la production qui va aux salariés est
augmentée par rapport à celle qui va comme intérêt
aux capitalistes et comme rente aux propriétaires de sol(3).
Parler de la
productivité du travail n'a de sens que si l'on se
réfère à la productivité marginale du travail,
c'est-à-dire à la baisse de production nette causée par
la suppression d'un travailleur. Elle se réfère alors à
une quantité économique bien définie, à une
quantité déterminée de biens ou à son
équivalent monétaire. Le concept de productivité
générale du travail, tel qu'il est utilisé dans le
discours populaire à propos d'un prétendu droit naturel des
travailleurs à obtenir la totalité de l'accroissement de la
productivité, est vide de sens et indéfinissable. Il se base
sur l'illusion qu'il serait possible de déterminer les parts revenant
à chacun des divers facteurs complémentaires de production
ayant physiquement contribué à fabriquer le produit. Si l'on
coupe une feuille de papier avec des ciseaux, il est impossible d'attribuer
une partie du résultat aux ciseaux (ou à chacune des deux
lames) et une autre à celui qui les tenait. Pour fabriquer une
voiture, il faut diverses machines et divers outils, différentes
matières premières, le travail de divers travailleurs manuels
et, avant tout, le plan d'un concepteur. Mais personne ne peut décider
quel pourcentage de la voiture une fois terminée doit être
physiquement attribué à chaque facteur dont la
coopération fut nécessaire à la production de
l'automobile.
Pour
simplifier le raisonnement, nous pouvons un moment mettre de
côté toutes les considérations qui montrent les erreurs
du traitement populaire du problème et demander: lequel de ces deux
facteurs, main-d'oeuvre ou capital, a-t-il entraîné
l'accroissement de productivité? Or précisément, si nous
posons la question de cette façon, la réponse doit être:
le capital. Ce qui fait que la production totale des États-Unis
d'aujourd'hui est plus élevée (par tête de main-d'oeuvre
employée) que celle des époques passées ou que celle des
pays économiquement arriérés – comme la Chine, par
exemple [La Mentalité anti-capitaliste a
été publié en 1956] – est le fait que le
travailleur américain contemporain a à sa disposition davantage
et de meilleurs outils. Si l'équipement du capital (par tête
d'ouvrier) n'était pas plus abondant qu'il ne l'était il y a
trois cents ans ou qu'il ne l'est aujourd'hui en Chine, la production (par
tête d'ouvrier) ne serait pas plus grande. Ce qui est nécessaire
pour augmenter, en l'absence d'un accroissement du nombre de travailleurs
employés, le montant total de la production industrielle de
l'Amérique, c'est l'investissement de capitaux supplémentaires,
qui ne peuvent être accumulés que par davantage
d'épargne. Ce sont ceux qui épargnent et qui investissent qu'il
faut remercier pour la multiplication de la productivité de la force
de travail totale.
Ce qui fait monter le
taux des salaires et alloue aux salariés une part sans cesse
croissante de la production accrue grâce à l'accumulation de
capitaux additionnels, c'est le fait que le taux d'accumulation du capital
dépasse le taux d'accroissement de la population. La doctrine officielle
passe sous silence, voire le nie catégoriquement. Mais la politique
des syndicats montre clairement que leurs dirigeants sont pleinement
conscients que la théorie qu'ils dénoncent publiquement comme
apologétique bourgeoise est correcte. Ils désirent restreindre
le nombre des chercheurs d'emplois dans l'ensemble du pays par des lois
anti-immigration et dans chaque branche du marché du travail en
empêchant l'arrivée de nouveaux venus.
Que l'augmentation des
taux de salaire ne dépende pas de la «
productivité » du travailleur individuel, mais de la
productivité marginale du travail, a été clairement
démontré par le fait que les taux des salaires ont
également grimpé dans les emplois où la
« productivité » de l'individu n'a pas
changé du tout. Il y a quantité de tels métiers. Un
barbier rase de nos jours un client exactement de la même façon
que ses prédécesseurs le faisaient il y a deux siècles.
Un maître d'hôtel attend à la table du premier ministre
britannique de la même manière que les maîtres
d'hôtel qui servaient autrefois Pitt et Palmerston. Dans l'agriculture,
certains travaux sont encore accomplis avec les mêmes outils et de la
même façon qu'il y a plusieurs siècles. Et pourtant les
taux des salaires touchés par tous ces travailleurs sont aujourd'hui
bien plus élevés qu'ils ne l'étaient par le
passé. Il en est ainsi parce qu'ils sont déterminés par
la productivité marginale du travail. L'employeur d'un maître
d'hôtel veut éviter que cet homme parte travailler dans une
usine et doit donc payer l'équivalent d'une augmentation de production
que l'emploi additionnel d'une personne apporterait dans une usine. Ce n'est
nullement un quelconque mérite de la part du maître
d'hôtel qui cause la hausse de son salaire, mais le fait que
l'augmentation du capital investi dépasse l'accroissement du nombre de
paires de bras.
Toutes les doctrines
pseudo-économiques dévalorisant l'épargne et
l'accumulation de capital sont absurdes. Ce qui constitue la grande richesse
de la société capitaliste par rapport à la richesse plus
faible d'une société non capitaliste, c'est le fait que la
quantité de biens du capital disponibles est plus élevée
dans la première que dans la seconde. Ce qui a amélioré
le niveau de vie des salariés est le fait que l'équipement en
capital par tête d'homme désireux de toucher un salaire a
augmenté. C'est en raison de ce fait qu'une part de plus en plus
grande du montant total des biens utilisables produits va aux
salariés. Aucune des tirades enflammées de Marx, Keynes et
d'une foule d'auteurs moins connus n'a pu montrer le moindre point faible
dans l'affirmation selon laquelle il n'y a qu'une manière d'augmenter
les taux de salaire de manière permanente et au bénéfice
de tous ceux voulant toucher un salaire – à savoir
accélérer l'accroissement du capital disponible rapporté
à la population. Si cela est « injuste », alors
la responsabilité en incombe à la nature et non à
l'homme.
4. Le
« préjugé bourgeois » de la liberté
|
L'histoire de la civilisation occidentale est celle d'une lutte incessante pour
la liberté.
La coopération
sociale dans le cadre de la division du travail est l'unique et ultime source
du succès de l'homme dans son combat pour la survie et dans ses
efforts pour améliorer autant que possible les conditions
matérielles de son bien-être. Mais, la nature humaine
étant ce qu'elle est, la société ne peut pas exister
s'il n'y a pas de dispositions prises pour empêcher des individus
indisciplinés d'entreprendre des actions incompatibles avec la vie en
communauté. Afin de préserver la coopération pacifique,
il faut être prêt à avoir recours à la suppression
violente de ceux qui perturbent la paix. La société ne peut se
passer d'un appareil social de coercition et de contrainte, c'est-à-dire
d'un État et d'un gouvernement. Un nouveau problème se pose
alors: comment faire en sorte que les hommes en charge des fonctions
gouvernementales n'abusent pas de leur pouvoir et ne transforment pas en
pratique les autres individus en esclaves. Le but de toutes les luttes pour
la liberté est de maintenir dans certaines limites les
défenseurs armés de la paix, les gouvernants et leurs agents.
Le concept politique de liberté individuelle signifie liberté
vis-à-vis d'une action de la part des pouvoirs de police.
L'idée de
liberté est et a toujours été particulière
à l'Occident. Ce qui sépare l'Orient et l'Occident est avant
tout le fait que les peuples de l'Orient n'ont jamais conçu
l'idée de la liberté. La gloire impérissable des Grecs
antiques fut d'être les premiers à saisir la signification et
l'importance des institutions garantissant la liberté. Les recherches
historiques récentes ont fait remonter l'origine de certaines
réalisations scientifiques auparavant attribuées aux
Hellènes à des sources orientales. Mais personne n'a jamais contesté
que l'idée de la liberté trouve son origine dans les
cités de la Grèce antique. Les écrits des philosophes et
historiens grecs la transmirent aux Romains, puis plus tard à l'Europe
moderne et à l'Amérique. Elle devint une préoccupation
essentielle de tous les plans occidentaux pour établir la bonne
société. Elle engendra la philosophie du laissez-faire à
laquelle l'humanité doit toutes les réussites sans
précédent de l'âge du capitalisme.
Le but des
institutions politiques et judiciaires modernes est de sauvegarder la
liberté des individus contre les empiètements de la part du
gouvernement. Le gouvernement représentatif et l'État de droit,
l'indépendance des cours et des tribunaux par rapport à l'interférence
des agences administratives, l'habeas corpus, l'examen juridique et le
redressement des erreurs de l'administration, la liberté d'expression
et de la presse, la séparation de l'Église et de l'État,
ainsi que de nombreuses autres institutions visaient à un seul objectif:
limiter le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires et mettre les
individus à l'abri de l'arbitraire. L'époque du capitalisme a
aboli tous les vestiges de l'esclavage et de la servitude. Elle a mis fin aux
punitions cruelles et a réduit la peine pour les crimes commis au
minimum indispensable pour décourager les délinquants. Elle a
éliminé la torture et autres méthodes contestables
infligées aux suspects et aux contrevenants.
Elle a repoussé
tous les privilèges et promulgué l'égalité de
tous devant la loi. Elle a transformé les sujets de la tyrannie en
citoyens libres.
Les
améliorations matérielles furent le fruit de ces
réformes et de ces innovations concernant la direction des affaires du
gouvernement. Comme tous les privilèges disparurent et que tout le
monde avait obtenu le droit de contester les intérêts
établis de tous les autres, on laissa les mains libres à tous
ceux qui avaient l'ingéniosité nécessaire pour
développer toutes les nouvelles industries qui rendent aujourd'hui les
conditions matérielles du peuple plus satisfaisantes. Le chiffre de la
population s'est multiplié et pourtant la population plus nombreuse a
pu bénéficier d'une vie meilleure que ses aïeux.
Il y a
également toujours eu dans les pays de la civilisation occidentale des
avocats de la tyrannie – de la loi de l'arbitraire absolu d'un
autocrate ou d'une aristocratie d'un côté, de la sujétion
de tous les autres de l'autre. Mais à l'époque des
Lumières, ces voix devinrent de plus en plus rares. La cause de la
liberté prévalut. Dans la première partie du XIXe
siècle, l'avancée victorieuse du principe de liberté
semblait être irrésistible. Les philosophes et les historiens
les plus éminents avaient la conviction que l'évolution
historique tendait à l'établissement d'institutions
garantissant la liberté et qu'aucune intrigue et aucune machination de
la part des champions de la servilité ne pourraient empêcher
cette tendance vers le libéralisme.
En traitant de la
philosophie sociale libérale, il existe une disposition à ne
pas voir le pouvoir d'un facteur important qui oeuvra en faveur de
l'idée de liberté, à savoir le rôle éminent
joué par la littérature de la Grèce antique dans
l'éducation de l'élite. Parmi les auteurs grecs, il y avait
aussi des champions de l'omnipotence du gouvernement, comme Platon. Mais la
teneur principale de l'idéologie grecque était la poursuite de
la liberté. D'après les critères des institutions
modernes, les cités grecques doivent être considérées
comme des oligarchies. La liberté que les hommes d'État,
philosophes et historiens grecs ont glorifiée comme étant le
bien le plus précieux de l'homme, était un privilège
réservé à une minorité. En la déniant aux
métèques et aux esclaves, ils défendaient en fait la loi
despotique d'une caste héréditaire d'oligarques. Ce serait
pourtant une sérieuse erreur de considérer leurs hymnes
à la liberté comme des mensonges. Ils n'étaient pas
moins sincères dans leurs louanges et dans leur recherche de la liberté
que ne l'étaient, deux mille ans plus tard, les propriétaires
d'esclaves qui signèrent la Déclaration d'Indépendance
américaine. Ce fut la littérature politique des Grecs antiques
qui donna naissance aux idées des Monarchomaques, à la philosophie
des Whigs, aux doctrines d'Althusius, de Grotius et de John Locke, à
l'idéologie des pères des constitutions modernes et des
déclarations des droits. Ce furent les études classiques,
caractéristique essentielle de l'éducation libérale, qui
maintint vivant l'esprit de liberté dans l'Angleterre des Stuarts, dans
la France des Bourbons et dans l'Italie soumise au despotisme d'une
constellation de princes. Un homme comme Bismarck, qui était avec
Metternich le principal ennemi de la liberté parmi les hommes
d'État du XIXe siècle, témoigne du fait que, même
dans la Prusse de Frédéric-Guillaume III, le Gymnasium,
éducation basée sur la littérature grecque et romaine,
fut un bastion du républicanisme(4). Les
tentatives passionnées visant à éliminer les
études classiques du cursus de l'éducation libérale et
à détruire ainsi en réalité sa véritable
nature constituèrent l'une des manifestations principales du renouveau
de l'idéologie servile.
C'est un fait qu'il y
a une centaine d'années seules quelques personnes anticipaient la
force irrésistible que les idées antilibérales
étaient destinées à acquérir en très peu
de temps. L'idéal de la liberté semblait être si
fermement enraciné que tout le monde pensait qu'aucun mouvement
réactionnaire ne pourrait jamais réussir à
l'éradiquer. Il est vrai que c'eût été une aventure
sans espoir que d'attaquer ouvertement la liberté et de
défendre sincèrement un retour à la sujétion et
à l'esclavage. Mais l'antilibéralisme s'empara des esprits en
se camouflant comme super-libéralisme, comme la réalisation et
le couronnement des idées mêmes de la liberté. Il arriva
déguisé en socialisme, communisme, planisme.
Aucun homme
intelligent ne pouvait manquer de comprendre que les socialistes, les
communistes et les planificateurs visaient à l'abolition la plus
radicale de la liberté individuelle et à établir
l'omnipotence du gouvernement. Pourtant, l'immense majorité des
intellectuels socialistes étaient convaincus qu'en luttant en faveur
du socialisme ils se battaient pour la liberté. Ils se disaient
eux-mêmes de gauche et démocrates, et revendiquent même de
nos jours pour eux l'épithète « libéral ».
Nous avons déjà traité des facteurs psychologiques qui
affaiblirent le jugement de ces intellectuels et des masses qui les
suivirent. Dans leur subconscient, ils comprenaient parfaitement le fait que
leur échec à atteindre les vastes buts que leur ambition les
poussait à poursuivre était dû à leurs propres
insuffisances. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient soit pas
assez intelligents soit pas assez travailleurs. Mais ils ne voulaient pas
s'avouer leur infériorité, ni l'avouer à leurs
semblables, et cherchèrent un bouc émissaire. Ils se
consolaient et essayaient de convaincre les autres que la cause de leur
échec n'était pas leur propre infériorité mais
l'injustice de l'organisation économique de la société.
Avec le capitalisme, déclaraient-ils, la réalisation de ses
objectifs n'est possible que pour un petit nombre. « La liberté
dans une société de laissez-faire ne peut être atteinte
que par ceux qui ont la richesse ou l'occasion de l'obtenir. »(5) Ainsi, concluaient-ils, l'État doit
intervenir afin de réaliser la « justice
sociale » – ce qu'ils veulent dire en réalité
étant: afin de donner à la médiocrité frustrée
« selon ses besoins ».
Tant que les
problèmes du socialisme n'étaient qu'un sujet de débats,
les gens manquant de discernement et de compréhension pouvaient
être victimes de l'illusion que la liberté pourrait être
préservée dans un régime socialiste. Une telle illusion
ne peut plus être entretenue depuis que l'expérience
soviétique a montré à tout le monde quelles sont les
conditions dans une communauté socialiste.
Aujourd'hui, les
apologistes du socialisme sont forcés de déformer les faits et
de dénaturer la signification des mots quand ils veulent faire croire
à la compatibilité du socialisme et de la liberté.
Feu le professeur
Laski – qui fut en son temps un membre éminent et le
président du Parti travailliste britannique, soi-disant non
communiste, voire anticommuniste – nous disait qu'il n'y avait
« aucun doute qu'en Russie soviétique un communiste a un
sentiment total de liberté et il a également sans aucun doute
le sentiment aigu que la liberté lui est refusée dans l'Italie
fasciste »(6). La vérité est
qu'un Russe est libre d'obéir à tous les ordres
édictés par ses supérieurs. Mais dès qu'il
s'écarte d'un centième de centimètre de la bonne
façon de penser telle qu'elle est établie par les
autorités, il est liquidé sans merci. Tous les politiciens,
fonctionnaires, auteurs, musiciens et scientifiques qui furent
« purgés » n'étaient – à
coup sûr – pas des anticommunistes. Ils étaient, au
contraire, des communistes fanatiques, des membres importants du parti, que
les autorités suprêmes, en reconnaissance de leur loyauté
envers les principes soviétiques, avaient promus à des postes
élevés. Leur seule infraction était de n'avoir pas su
adapter assez rapidement leurs pensées, politiques, livres ou
compositions aux derniers changements des idées et des goûts de
Staline. Il est difficile de croire que ces gens avaient « un
sentiment total de liberté » si l'on n'attache pas au mot
de liberté un sens qui est précisément
le contraire de celui que tout le monde lui avait toujours attaché.
L'Italie fasciste
était certainement un pays où il n'y avait pas de
liberté. Elle avait adopté le célèbre
modèle soviétique du « principe du parti
unique » et supprimait en conséquence toutes les
idées dissidentes. Il y avait pourtant une différence manifeste
entre les applications bolchevique et fasciste de ce principe. Par exemple,
il y avait en Italie un ancien membre du groupe parlementaire des
députés communistes, qui resta loyal jusqu'à sa mort aux
principes communistes, le professeur Antonio Graziadei. Il touchait une
pension du gouvernement à laquelle il avait droit comme professeur
émérite, et était libre d'écrire et de publier,
chez un des éditeurs italiens les plus importants, des livres
marxistes orthodoxes. Son absence de liberté était certainement
moins grande que celle des communistes russes qui, comme le professeur Laski
avait choisi de le dire, avaient « sans doute »
« un sentiment total de liberté ».
Le professeur Laski
prenait plaisir à répéter le truisme selon lequel la
liberté signifie toujours en pratique la liberté au sein de la
loi. Il ajoutait que la loi vise toujours à « assurer la
sécurité d'un mode de vie jugé satisfaisant par ceux qui
dominent la machine de l'État »(7).
C'est une description correcte des lois d'un pays libre si elle signifie que
la loi vise à protéger la société contre les
conspirations voulant enflammer la guerre civile et renverser le gouvernement
par la violence. Mais le professeur Laski commet une grosse erreur quand il
ajoute que dans une société capitaliste « un effort
de la part du pauvre pour modifier de manière radicale les droits de
propriété du riche met immédiatement en danger tout
l'édifice des libertés ».(8)
Prenons le cas de la
grande idole du professeur Laski et de tous ses amis, Karl Marx. Quand en 1848
et 1849 ce dernier prit une part active à l'organisation et à
la conduite de la révolution, d'abord en Prusse puis plus tard aussi
dans d'autres États allemands, il fut – étant un
étranger sur le plan légal – expulsé et
déménagea, avec sa femme, ses enfants et sa bonne, d'abord
à Paris puis à Londres(9). Par la
suite, quand la paix revint et que les instigateurs de la révolution
avortée furent amnistiés, il fut libre de retourner dans toutes
les régions allemandes et fit souvent usage de cette possibilité.
Il n'était plus un exilé et choisit de son propre chef de
demeurer à Londres(10). Personne ne le
brutalisa lorsqu'il fonda, en 1864, l'Association internationale des
travailleurs, organisme dont l'unique but avoué était de
préparer la grande révolution mondiale. Il ne fut pas
arrêté quand, au nom de son association, il visita plusieurs
pays du continent. Il était libre d'écrire et de publier des
livres et des articles qui, pour utiliser les mots du professeur Laski, étaient
certainement un effort pour « modifier de manière radicale
les droits de propriété du riche ». Et il mourut
tranquillement dans sa maison londonienne, 41 Maitland Park Road, le 14 mars
1883.
Ou prenons le cas du
Parti travailliste britannique. Son effort pour « modifier de
manière radicale les droits de propriété du
riche » ne fut pas, comme le professeur Laski le savait
parfaitement, empêché par la moindre action incompatible avec le
principe de liberté.
Marx, le dissident,
pouvait vivre, écrire et préconiser la révolution,
parfaitement à l'aise, dans l'Angleterre victorienne tout comme le
Parti travailliste pouvait se lancer dans toutes les activités
politiques, tranquillement, dans l'Angleterre post-victorienne. En Russie
soviétique, pas la moindre opposition n'est tolérée.
C'est la différence entre la liberté et l'esclavage.
5. La
liberté et la civilisation occidentale
|
Les critiques du concept légal et constitutionnel de liberté et
des institutions créées pour le mettre en pratique ont raison
de dire que la liberté par rapport aux actions arbitraires de la part
des fonctionnaires n'est en elle-même pas suffisante pour rendre un
individu libre. Mais en soulignant cette vérité indiscutable,
ils enfoncent des portes ouvertes. Car aucun avocat de la liberté n'a
jamais prétendu que restreindre l'arbitraire de l'administration est
tout ce dont on a besoin pour rendre un citoyen libre. Ce qui donne à
l'individu autant de liberté qu'il est compatible avec la vie en société,
c'est le fonctionnement de l'économie de marché. Les
constitutions et les déclarations des droits ne créent pas la
liberté. Elles ne font que protéger la liberté
qu'accorde le système économique concurrentiel aux individus
contre les empiètements de la part des pouvoirs de police.
Dans l'économie
de marché, les gens ont l'occasion de lutter pour obtenir la position
qu'ils souhaitent atteindre dans la structure de la division sociale du
travail. Ils sont libres de choisir la vocation dans laquelle ils
prévoient de servir leurs semblables. Dans une économie
planifiée, ils ne disposent pas de ce droit. Les autorités
déterminent le métier de chacun. L'arbitraire des
supérieurs assure la promotion d'un homme à un meilleur poste
ou la lui interdit. L'individu dépend entièrement des bonnes
grâces de ceux au pouvoir. Mais dans un régime capitaliste, tout
le monde est libre de contester les intérêts de n'importe qui.
Celui qui pense pouvoir approvisionner le public mieux et moins cher que les
autres, peut essayer de démontrer son efficacité. Le manque de
fonds ne peut pas frustrer ses projets. Car les capitalistes sont toujours
à la recherche d'hommes pouvant utiliser leurs fonds de la
manière la plus rentable. Le résultat des activités
industrielles d'un homme ne dépend que du comportement des
consommateurs qui achètent ce qu'ils préfèrent.
Le salarié ne
dépend pas plus de l'arbitraire de son employeur. Un entrepreneur qui
n'arrive pas à embaucher les travailleurs les plus adaptés au
travail concerné et à les payer suffisamment pour les
empêcher de prendre un autre emploi est pénalisé par une
réduction de son revenu net. L'employeur n'accorde pas une faveur
à ses employés. Il loue leurs services, moyen indispensable au
succès de son entreprise, de la même façon qu'il
achète les matières premières et les équipements
de l'usine. Le travailleur est libre de trouver l'emploi qui lui convient le
mieux.
Le processus de
sélection sociale déterminant la position et le revenu de
chacun continue sans cesse dans une économie de marché. De
grandes fortunes diminuent et finissent par disparaître
complètement alors que d'autres personnes, nées dans la
pauvreté, grimpent vers des positions éminentes et des revenus
considérables. Quand il n'y a pas de privilèges et que le
gouvernement n'accorde pas sa protection à des avantages
établis et menacés par la plus grande efficacité de
nouveaux venus, ceux qui ont acquis la richesse par le passé sont
obligés de la regagner chaque jour à nouveau, dans une
compétition avec tous les autres.
Dans le cadre de la
coopération sociale avec division de travail, tout le monde
dépend de la reconnaissance de ses services de la part du public
acheteur dont il est lui-même membre. Tout le monde, en achetant ou en
s'abstenant d'acheter, est un membre de la cour suprême qui attribue
à tous – et donc à lui-même – une place
donnée dans la société. Tout le monde joue un rôle
dans le processus qui donne à certains un revenu plus élevé,
à d'autres un revenu plus faible. Chacun est libre de faire une contribution
que ses semblables sont prêts à récompenser en lui
offrant un revenu plus élevé. La liberté dans un
régime capitaliste veut dire: ne pas dépendre davantage de
l'arbitraire des autres que les autres ne dépendent du sien. Aucune
autre liberté n'est concevable quand la production est accomplie par
la division du travail, et il n'y a pas d'autarcie économique parfaite
possible.
Il n'est pas
nécessaire de souligner que l'argument essentiel avancé en
faveur du capitalisme et contre le socialisme n'est pas le fait que le
socialisme doive nécessairement abolir tous les vestiges de la
liberté et transformer tout le monde en esclaves des gens au pouvoir.
Le socialisme est irréalisable en tant que système
économique parce qu'une société socialiste n'aurait
aucune possibilité de recourir au calcul économique. C'est
pourquoi il ne peut pas être considéré comme un
système d'organisation économique de la société.
Il est une façon de désintégrer la coopération
sociale et de conduire à la pauvreté et au chaos.
En traitant de la
question de la liberté, on ne fait pas allusion au problème
économique essentiel de l'antagonisme entre capitalisme et socialisme.
On souligne plutôt que l'homme occidental, contrairement aux
Asiatiques, est un être adapté à la vie en liberté
et formé par la vie en liberté. Les civilisations de Chine, du
Japon, de l'Inde et des pays musulmans du Proche-Orient telles qu'elles
existaient avant que ces nations ne se familiarisent avec le mode de vie
occidental, ne peuvent certainement pas être écartées
comme simple barbarie. Ces peuples, il y a déjà plusieurs
centaines, voire plusieurs milliers d'années, engendrèrent de
merveilleuses réalisations dans les arts industriels, en architecture,
en littérature, en philosophie et dans le développement des
institutions éducatives. Ils fondèrent et organisèrent
de puissants empires. Mais leurs efforts s'interrompirent alors, leurs
cultures s'engourdirent et ils perdirent leur capacité de se
débrouiller avec succès face aux problèmes économiques.
Leur génie intellectuel et artistique s'évanouit. Leurs
artistes et leurs auteurs copièrent carrément les
modèles traditionnels. Leurs théologiens, philosophes et
spécialistes du droit s'adonnèrent à des
exégèses constantes des oeuvres anciennes. Les monuments
érigés par leurs ancêtres s'effondrèrent. Leurs
empires se désintégrèrent. Leurs citoyens perdirent
vigueur et énergie, et devinrent apathiques face à
l'appauvrissement et au déclin progressifs.
Les anciens ouvrages
de philosophie et de poésie orientales peuvent être
comparés avec les plus grandes oeuvres occidentales. Mais pendant
plusieurs siècles, l'Orient ne généra aucun livre
important. L'histoire intellectuelle et littéraire des époques
modernes ne font guère mention du nom d'un quelconque auteur oriental.
L'Orient n'a plus participé en quoi que ce soit à l'effort
intellectuel de l'humanité. Les problèmes et les controverses
qui agitèrent l'Occident demeurèrent étrangers à
l'Orient. En Europe, il y eut de l'agitation. En Orient, il y eut stagnation,
indolence et indifférence.
La raison en est
évidente. Il manque à l'Orient la chose primordiale,
l'idée de liberté vis-à-vis de l'État. L'Orient
n'a jamais levé la bannière de la liberté, il n'a jamais
essayé de souligner les droits de l'individu face aux pouvoirs des
dirigeants. Il n'a jamais remis en question l'arbitraire des despotes. Et,
par conséquent, il n'a jamais établi le cadre légal qui
protégerait la richesse des citoyens privés contre la
confiscation de la part des tyrans. Au contraire, dupés par
l'idée que la fortune du riche est la cause de la misère du
pauvre, tous ces peuples ont soutenu la pratique des gouvernants consistant
à exproprier les hommes d'affaires qui réussissaient.
L'accumulation de capital à grande échelle fut ainsi
empêchée et ces nations durent se passer de toutes les
améliorations demandant un investissement considérable en
capital. Aucune « bourgeoisie » ne put se
développer et il n'y eut par conséquent aucun public pour
encourager et soutenir les auteurs, artistes et inventeurs. Toutes les voies
permettant de se distinguer étaient fermées aux fils du peuple,
à l'exception d'une seule. Ils pouvaient essayer de trouver une issue
en se mettant au service des princes.
La
société occidentale était une communauté
d'individus pouvant concourir pour les plus hautes récompenses. La
société orientale était un agglomérat de sujets
totalement dépendants des bonnes grâces des souverains. La
jeunesse alerte de l'Occident regarde le monde comme un champ d'action dans
lequel elle peut gagner la célébrité, l'éminence,
les honneurs et la richesse; rien ne semble trop difficile à son
ambition. L'humble progéniture des parents orientaux ne sait faire
rien d'autre que de suivre la routine de son environnement. La noble
confiance en soi de l'homme occidental a trouvé une expression
triomphante dans des dithyrambes comme l'hymne du choeur de Sophocle
d'Antigone à propos de l'homme et de son effort d'entreprise et comme
la Neuvième Symphonie de Beethoven. Rien de ce genre n'a
été entendu en Orient.
Est-il possible que
les descendants des bâtisseurs de la civilisation de l'homme blanc
renoncent à leur liberté et se rendent volontairement à
la suzeraineté du gouvernement omnipotent? Qu'ils cherchent la
satisfaction dans un système où leur seule tâche serait
de servir de rouages dans une vaste machine construite et dirigée par
un planificateur tout-puissant? La mentalité des civilisations
arrêtées doit-elle balayer les idéaux pour lesquels des
milliers et des milliers ont sacrifiés leurs vies?
Ruere in
servitium, ils plongèrent dans la servitude, observa tristement
Tacite en parlant des Romains de l'époque de Tibère.
1. Voir pp. 33-34 à
propos de la tendance inévitable du capitalisme à raccourcir
l'intervalle qui sépare l'apparition d'une nouvelle
amélioration du moment où elle se généralise.
2. Cf. The Church
and the Disorder of Society,
New York, 1948, p. 198.
3.
Les profits n'en sont pas affectés. Ils constituent la
rémunération découlant de l'ajustement de l'emploi des
facteurs matériels de production et de la main-d'oeuvre aux
changements se produisant dans l'offre et dans la demande. Ils ne
dépendent que de l'ampleur du mauvais ajustement préalable et
de l'ampleur dans laquelle il a été éliminé. Ils
sont transitoires et disparaissent une fois que le mauvais ajustement a
été complètement éliminé. Mais comme des
changements de l'offre et de la demande se produisent toujours et encore, de
nouvelles sources de profit émergent elles aussi sans cesse.
4. Cf. Bismarck, Gedanken
und Erinnerungen,
New York, 1898, vol. I, p. 1.
5. Cf. H. Laski, article « Liberty »
dans Encyclopedia of the Social Science, IX, p. 443.
6. Cf. Laski, loc.
cit., p. 446-447.
7. Cf. Laski, loc.
cit., p. 446.
8.
Cf. Laski, loc.
cit., p. 446.
9. Sur les activités de Marx dans les années
1848 et 1849, voir Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten,
publié par l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou, 1934, pp.
43-81.
10. En 1845, Marx renonça volontairement à
sa nationalité prussienne. Quand plus tard, dans le début des
années 1860, il envisagea de faire une carrière politique en
Prusse, le gouvernement refusa de lui rendre sa citoyenneté. Une
carrière politique se ferma ainsi devant lui. Peut-être que ce
fait lui fit décider de rester à Londres.
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