Nous
vivons décidément une époque formidable, comment ne pas
en convenir ?
Pour
ne retenir que cela et rester dans notre sujet, la planète
entière est secouée par une crise financière qui
n’arrête pas de rebondir. Elle est momentanément
calmée en Europe, mais le suspens s’intensifie au bout de la
dernière ligne droite aux Etats-Unis, fruit de
l’âpreté de la campagne électorale qui est
engagée et de choix budgétaires incontournables auxquels la
société est désormais confrontée. Ce n’est
pas nécessairement la débâcle qui s’annonce, mais
bien la poursuite du déclin déjà engagé.
Les
démocrates et les républicains s’affrontent sur le
terrain de la diminution de la dette publique avec des arrières-pensées
électorales – les uns voulant taxer les plus riches et
éviter de trop larges coupes dans les budgets sociaux, les autres
exigeant exactement le contraire – au nom de ce qu’ils intitulent
pompeusement leurs visions du pays. Les mesures à prendre,
leurs modalités et contenu, ainsi que leur calendrier, font
l’objet des négociations acharnées à marche
forcée, de propositions et contre-propositions permettant à
chacun de prendre l’opinion à témoin de la pureté
de ses intentions. Incertaine, l’issue ne devrait pas tarder. Avec le
risque d’un dérapage.
On
constate en attendant que les marchés font jusqu’à
maintenant preuve d’une incontestable placidité aux Etats-Unis,
ce qui conduit à s’interroger. En Europe, ils ont même
salué un plan de dernière heure, car il fait a
minima la part du feu.
La
plus immédiate des explications est que ces mêmes marchés
ne peuvent pas croire – à neuf jours de
l’échéance – à ce qu’un défaut
sur la dette américaine puisse au final intervenir, vu
l’énormité de la chose. Mais il y a d’autres
manières de comprendre leur attitude.
Soit,
comme cela est intervenu en Europe, parce que l’impact d’un tel
défaut est en réalité exagéré, surtout
s’il est de courte durée et que le Trésor
américain en panache les effets. On aurait alors affaire dans
l’immédiat à un bénin hoquet. Ce ne serait
cependant que partie remise. Soit car les investisseurs ne disposent pas
d’alternative pour se retourner et qu’il leur faut, vaille que
vaille, de pas faire plonger la dette américaine, qui joue deux
rôles à la fois, refuge et précipice au bord duquel ils
n’ont d’autre choix que s’agripper. Le dos à la
falaise, les marchés peuvent-ils précipiter leur propre
perte en sapant l’un de leurs piliers financiers ? Il faut encore et
toujours vivre avec la dette et trouver les moyens de la financer, faute
d’autre ressource de même nature disponible en grand. Le sable
des châteaux-fort doit être mouillé pour tenir droit, mais
il est connu qu’il sèche vite au soleil.
Ce
que les Européens sont en passe de démontrer est toute autre
chose : une restructuration ordonnée de la dette n’est plus
nécessairement synonyme de chaos financier et peut au contraire
contribuer à sortir d’une impasse. Voilà une
nouveauté, quand bien même celle qui vient d’être
décrétée est limitée, un précédent
a été institué. En dépit du chœur
immédiatement formé par tous ceux qui ont exigé de ne
pas y revenir à nouveau (dernier en date, Lorenzo Bini Smaghi, gouverneur de la BCE), ce ne serait pas la
première fois qu’une telle barrière serait finalement
franchie, à la prochaine occasion. Nécessité fait loi.
S’il
se révèle pratiquement impossible de faire absorber par de
seules coupes budgétaires la résorption des déficits
publics, il ne reste pratiquement que deux solutions : restructurer la
dette ou lancer délibérément l’inflation. Comme
par hasard, il s’agit des deux monstres qu’il ne faut pas
absolument pas rencontrer. Mais l’on constate pourtant que le premier
donne des signes de pouvoir être apprivoisé, à confirmer
dès demain lundi. Qu’en est-il de l’autre
?
Depuis
des décennies, l’inflation a été
représentée comme un ogre dévorant tout ce qu’il
trouve sur son chemin, spécialement les petits enfants,
dénommés dans le scénario de ce film d’horreur
« les petits rentiers ». Les banques centrales ont
inscrit sur leur fronton la mission de la combattre sans merci et s’y
sont employées avec leurs arsenal monétaire. Au moindre
frémissement de la bête, elles frappaient pour la contenir dans
son enclos.
Depuis
que cette crise est entamée, elles n’ont cessé de
déverser des liquidités sur le marché financier, sans
pourtant réveiller l’ogre qui s’est contenté
parfois d’ouvrir une paupière. La seule inflation que les
chevaliers blancs ont fait se dresser, c’est celle des actifs, et plus
particulièrement des matières premières. Dans les pays
occidentaux développés, le « second
tour » redouté – lorsque l’inflation atteint
les produits de consommation – ne s’est pas produit, dans un
contexte de sur-production et de sous emploi. Serait-ce à dire que cette
deuxième statue du Commandeur est, elle aussi, descendue de son
piédestal ? Que l’inflation ne serait pas le danger dont il
fallait à tout prix se prémunir ?
Une
deuxième raison justifie qu’elle n’honore pas son
rendez-vous : les marchés n’en veulent à
aucun prix, car les investisseurs verraient la valeur de leurs actifs
financiers fondre en conséquence. Les petits rentiers ont bon
dos ! Lire les discours de Ben Bernanke, le
président de la Fed, c’est feuilleter une anthologie de propos
rassurants destinés à Wall Street et arguant de la
capacité de son institution à résorber les
liquidités qu’elle a déversées pour
prévenir le démarrage de l’inflation ! Se plonger
dans les oeuvres complètes du
résident de la BCE, Jean-Claude Trichet (à Dieu ne
plaise !), c’est lire et relire un seul avertissement, celui de son
implacable détermination à combattre l’hydre chaque fois
qu’une de ses têtes repousse.
Pour
cette même raison, l’hyperinflation qui est
présentée par certains comme inéluctable, lorsque tout
aura été tenté, est la dernière resucée
d’un spectacle de Grand Guignol. « Attention, le
méchant arrive derrière toi ! » crient les
petits enfants effrayés, parce que le jeu le veut. L’histoire
peut toutefois se terminer ainsi, mais elle n’est pas encore écrite.
D’ailleurs,
à tout bien considérer,
d’où vient cette inflation qui fait grimper
démesurément le prix des actifs ? Des salaires trop
élevés, de l’insuffisance de la production ? On le
saurait. Elle est le résultat d’une spéculation financière
qui se nourrit d’elle-même, de surcroît alimentée
par les injections de liquidité des banques centrales, jusqu’au
jour où… Les banques centrales jouent les prix de vertu, mais
c’est par elles que le malheur arrive.
L’inflation
des prix à la consommation n’est pas au rendez-vous et une
première restructuration limitée de dette va être
réalisée en Europe. Une porte est fermée, une autre a
été entrebâillée : voilà ce que
l’on peut aujourd’hui observer, en incluant le Royaume-Uni,
où les risques d’installation de la stagflation sont patents.
Ce
qui n’interdit pas de penser que la voie de la restructuration, aussi
complexe soit-elle, est la seule praticable. Non seulement parce
qu’elle allégerait le fardeau des Etats, dont le système
financier voudrait amoindrir la mission pour la faire sienne, mais également
par qu’elle dégonflerait, de manière ordonnée et
non pas sauvage, la gigantesque bulle financière qui s’est
constitué durant les dernières décennies. Elle
heurterait donc de plein fouet les intérêts du système
financier.
L’argument
selon lequel « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient
frappés », qui interdirait de procéder à une
telle réduction autoritaire au prétexte, toujours le
même, des petits rentiers à protéger, est-il
recevable ? Non, car rien n’interdirait de procéder
à un échange d’actifs avec de nouveaux apportés en
garantie, issus dans le cadre de l’émergence de nouveaux
instruments monétaires qui accompagnerait inévitablement un tel
maelstrom.
En
dernière instance, ce qui est un comble, les gardiens du Temple se
retrouvent démunis devant la crise. Pouvant colmater les
brèches, ils en suscitent ailleurs et ne réparent pas le
navire. La BCE vient de partiellement se retirer du jeu, la Banque
d’Angleterre ne sait pas sur quel pied danser et reste coite, la banque
du Japon tient le pays le nez hors de l’eau, celle de la Chine
Populaire a fort à faire face à l’inflation qu’elle
a crée. Seule, la Fed pourrait encore se
résoudre à faire un grand bond en avant et relancer un nouveau
programme d’achat de la dette US, pour tenter de sauver ce qui reste
à l’être.
Si
les marchés s’emballaient, elle n’aurait pas le choix et a
prévenu avoir prévu un dispositif en cas de défaut sur
la dette. Jean-Claude Trichet a formulé le même avertissement,
depuis le sommet européen.
La
situation reste très instable, de grandes embardées ne peuvent
jamais être exclues. Cette crise est de nature rampante et rebondissante, depuis la chute libre initiale. Est-ce
dans les jours qui viennent que la digue, à force, va finir par
céder ? Ou bien un nouveau répit va-t-il être
gagné ? Si Barack Obama devait prendre seul la décision de
relever le plafond de la dette par décret (en vertu d’un alinea de l’article 14 de la Constitution)
américaine), cela devrait sérieusement chahuter sur les
marchés.
Mais
les ogres ne sont plus vraiment ce qu’ils étaient.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
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alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
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