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Née dans la foulée des années 30, la doctrine de l’ordo-libéralisme
pourrait évoluer à l’initiative de son gardien du Temple, la Bundesbank.
Classiquement, une division du travail est instituée par cette théorie, qui
attribue la conduite de la politique monétaire à la banque centrale, à l’abri
du pouvoir politique, confie les affaires budgétaires au gouvernement, et la
fixation des salaires et des conditions de travail aux négociations entre
employeurs et syndicats des travailleurs. Sortant sans scrupule de sa
mission, la Bundesbank propose d’introduire une nouveauté : la création d’un
Conseil fiscal européen indépendant au détriment de la Commission européenne.
Au fil du déroulement de la crise, les banques centrales élargissent leurs
missions, et la Bundesbank pourtant si respectueuse de l’Etat de droit n’y
faillit pas, au nom des intérêts suprêmes qu’elle défend. De son point de
vue, tous les moyens sont bons pour rendre irréversibles les dispositions gravées
dans un Traité fixant les normes de déficit et d’endettement public, ainsi
que pour veiller à leur stricte application : pour la Bundesbank, les
dérogations et les assouplissements sont autant d’horreurs. Sa proposition
intervient en réaction explicite à l’attribution d’un nouveau délai de deux
ans au gouvernement français, afin de respecter son objectif de déficit
annuel de 3%.
Elle vise à couper l’herbe sous le pied à une Commission qui ne respecte
pas les règles, trop soumise aux pressions politiques, et à rendre
intangibles des contraintes fiscales coulées dans le béton. Au nom de son
indépendance, ce Conseil serait par définition soustrait à tout contrôle
démocratique, le fonctionnement des banques centrales qui en bénéficient
ayant déjà montré que cette indépendance n’est qu’une fiction. en vertu du
respect intangible de contraintes juridiques irréversibles, sa création
représenterait une atteinte à l’exercice de la démocratie, masquant de
surcroit un exercice caché du pouvoir. L’opacité qui est de mise dans le
monde financier verrait son empire encore étendu, au bénéfice d’un pouvoir de
nature oligarchique disposant en nombre croissant de puissants leviers de
contrôle et d’action sur la société. La nouvelle société, au sein de laquelle
les inégalités continuent de s’accroître et où le maniement de la peur est
devenu un art de gouverner ne s’annonce pas réjouissante.
La Bundesbank a fort peu de chances de voir sa proposition aboutir, en
tout cas dans l’immédiat. Elle représenterait une contribution à un édifice
qui est en train de se bâtir efficace mais suicidaire pour les dirigeants
politiques. Dans un autre domaine, l’usage répandu de juridictions
d’arbitrage dans le commerce international – dont l’extension est en débat
dans le cadre du Traité transatlantique – retire progressivement leur pouvoir
aux Etats au profit d’instances indépendantes. Dans un autre encore,
un régime de surveillance généralisé a été mis en place, dévoyant ce lieu
initialement de liberté qu’était Internet, occasion d’affrontements avec les
industriels du secteur soucieux de préserver leurs marchés.
Rendu inaccessible, ce pouvoir n’en est pas moins apparent, exonérant de
la paranoia complotiste et de ses dérives. Mais, comme le montre l’impunité
dont bénéficient les responsables des malversations qui continuent de secouer
le milieu bancaire international, ses acteurs sont bien protégés. Raccourcir
le calendrier de prescription pour les délits financiers en multipliant les
possibilités d’appel qui rallongent les procédures permettant de formellement
respecter l’Etat de droit lorsque nécessaire.
Par petites touches, une nouvelle société se dessine insensiblement. Le
sort réservé à la Grèce est de ce point de vue emblématique : l’intérêt
supérieur que représentent la BCE se réfugiant derrière les décisions d’un
Eurogroupe – qui n’est pas formellement une instance communautaire – prévaut
sur les décisions d’un gouvernement élu. Envers et contre tout, les intérêts
suprêmes du système financier doivent être préservés. Cette constatation
n’est pas nouvelle, elle a depuis le début de la crise guidé toutes les
décisions importantes qui ont été prises.
Nous sommes entrés dans une nouvelle période, suspendus à la rechute d’un
système qui ne retrouve pas son équilibre et où se posent de nouvelles
questions. Ayant pénétré dans des territoires inconnus où les recettes
habituelles ne sont pas d’un grand secours, les banques centrales vont-elle
trouver la marche arrière afin de revenir dans un monde qu’elles pensaient
maitriser et pour lesquelles elles étaient outillées ? On s’interrogeait déjà
sur leur capacité à dégonfler leurs bilans en stérilisant selon une
des méthodes classiquement à leur disposition les liquidités qu’elles ont
abondamment déversés sur les marchés financiers. Mais ces moyens sont-ils
toujours adaptés, vu la taille imposante de leurs bilans ? Comment les
marchés réagiraient-ils à des opérations si massives ? On se demande
également quand la Fed, dont les décisions ont un impact mondial sur les
marchés, va finalement augmenter son taux directeur, la
« patience » dont elle se revendiquait étant arrivée à sa fin. Ne
risque-t-elle pas de déclencher aussi une forte réaction, sous la forme d’une
crise de liquidité fortement redoutée ?
Cette éventualité ne peut balayée d’un revers de main, à considérer les
montant d’actifs obligataires sous gestion par les grands fonds
d’investissement, comme Vanguard, Pimco ou BlackRock, reflet de la forte
concentration qui s’est opérée dans ce secteur financier. Ils sont porteurs
d’un risque systémique, découvre-t-on aujourd’hui, au même titre que les
banques, les compagnies d’assurance et les chambres de compensation. A se
demander, dans ce monde financier complexe et enchevêtré, lequel de ses
acteurs ne l’est pas ! Et si les tentatives de contenir ce risque ne sont pas
par nature condamnées à courir après l’évènement sans le maitriser ? La
formation d’une bulle sur les marchés d’action américains est déjà observée,
alimentant l’argumentaire de ceux qui réclament une rapide hausse des taux de
la Fed. Plus tard on s’y prendra, disent-ils, plus brutalement il faudra le
faire, ce qui créera une grande volatilité sur les marchés. Mais la Fed,
comme l’on sait, hésite à intervenir en raison de la pression déflationniste
qu’elle enregistre, ne faisant qu’accentuer ce risque si l’on en croit les
partisans d’une intervention immédiate.
Rompant avec le jeu classique de bascule entre les marchés des actions et
des obligations, dans lequel les capitaux vont de l’un à l’autre, une autre
bulle se profile simultanément sur le marché obligataire. C’est la rançon de
l’accroissement impressionnant du volume global des actifs financiers. Il est
craint à son propos l’enchaînement qui pourrait résulter de la hausse des
taux américains et de son effet à l’international : afin de se prémunir de la
baisse de la valeur des obligations qu’ils possèdent, les investisseurs
seraient incités à vendre massivement leurs titres, créant les conditions
d’une nouvelle crise de liquidité selon les experts. Afin de
l’anticiper, la SEC américaine a proposé que les fonds d’investissement
soient également sujets à des stress test, afin de vérifier leur
résistance à une telle situation, et le Financial Stability Oversight
Council, qui chapeaute les principaux régulateurs américains, est en passe de
terminer une consultation à ce propos.
Le tableau général ressort très contrasté.
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