Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Lecteur occasionnel et
fort distrait du blog de Paul Jorion, j’y ai
aperçu au fil de mes visites différents
appels à interdire la spéculation. Le billet invité
d’Olivier Brissaud me fait prendre la plume.
Forcément, quand j’entends parler d’interdiction de
spéculation ou de bannissement de produits financiers je ne peux
m’empêcher de penser en même temps à La Bourse,
de Max Weber, que j’ai traduite et qui vient d’être
publiée chez Allia. Avec ce texte, publié originellement en
deux livraisons en 1894 et 1896, Max Weber intervient dans le débat
houleux qui animait la vie parlementaire et politique en cette fin de
dix-neuvième siècle allemand.
La crise mondiale de
surproduction agricole se traduisait par de fortes fluctuations de prix des
matières premières sur les bourses allemandes, ce qui nuisait
aux intérêts économiques des grands propriétaires
des domaines prussiens qui exerçaient alors le pouvoir politique
auprès de l’empereur Guillaume II, malgré leur importance
économique faiblissante. Or leur
mémoire était marquée par des crises et scandales
boursiers récents et parfois retentissants. Ainsi, le défaut de
paiement de l’Argentine faillit faire tomber la Barings et fit
disparaître un tiers des capitaux allemands qui avaient
été investis dans ses emprunts. Des banquiers avaient
été pris dans des affaires où ils spéculaient
avec les titres de leurs clients et un corner sur le rouble avait
récemment été organisé par la Russie pour
discipliner les intervenants sur le marché des changes. En outre, il
n’existait pas de réglementation boursière uniforme sur
le territoire du Reich et les règles coutumières en usage étaient,
sans surprise, plus favorables aux opérateurs professionnels
qu’à leurs clients. Il était donc facile pour les groupes
conservateurs de stigmatiser les professionnels de la finance puisque la
dépravation morale de ce groupe de statut était manifeste, et d’accuser
les marchés d’être à l’origine des maux qui
frappaient l’agriculture allemande.
Max Weber, qui ne portait
pas les Junkers dans son cœur, puisqu’il considérait
qu’ils étaient responsables de la polonisation de
l’Allemagne orientale à cause de leurs politiques de
rémunération et de recrutement dans leurs grands domaines
agricoles, trouvait dans l’agitation parlementaire qu’ils
orchestraient matière à poursuivre son combat sur un autre
terrain.
Max
Weber s’engage donc en publiant La Bourse dans la
Bibliothèque ouvrière de Göttingen. C’est un ouvrage
pédagogique d’introduction aux marchés boursiers, par
lequel Weber convertit ses capacités d’élaboration
symbolique en ressources politiques. Avec ce texte, il vise trois types de
publics. Nous venons de voir les conservateurs agrariens. On trouve aussi les
socialistes d’une part et les chrétiens sociaux d’autre
part. Les premiers sont à persuader dans l’optique de
l’attachement de Weber à une société capitaliste
où les individus font peser les uns sur les autres des obligations
économiques qui les placent tous dans une situation
d’interdépendance. Max Weber est convaincu que les
marchés boursiers et « les capitaux des grandes banques ne sont
pas plus des ‘institutions de bienfaisance’ que ne le sont les
fusils et les canons. » Il ne faut donc pas qu’ils prêtent
main forte aux conservateurs par opposition au capitalisme financier et
qu’ils mettent ainsi en danger la position de puissance de
l’Allemagne dans la guerre économique qu’elle livre aux
autres nations en temps de paix militaire. Les seconds sont à
éduquer économiquement afin qu’ils n’aillent pas,
en « apôtres ingénus de la paix
économique » soutenir les conservateurs au nom d’une
éthique économique déplacée.
Je voudrais mettre en
lumière trois réflexions wébériennes.
La première touche
au contrôle moral des opérateurs. Weber prend acte du fait que
les opérateurs qui disposent des capitaux les plus importants sont
toujours ceux qui disposent in fine du pouvoir le plus grand sur les
marchés. Comme son critère politique est la puissance de
l’Allemagne et que brider les opérateurs nationaux reviendrait
selon lui à faire passer les capitaux allemands sous la coupe
d’intérêts étrangers, la protection des
investisseurs particuliers ne vient qu’en deuxième temps.
D’autant plus que Weber a des doutes sur la légitimité de
la participation des particuliers aux marchés. En outre, Weber
émet des réserves sur la capacité des pouvoirs publics
à organiser une surveillance effective des marchés. Weber s’appuie
sur une théorie de la régulation sociale qui voit dans
l’homogénéité des conditions, y compris
économiques, la source de l’augmentation de
l’intégration morale et du respect des normes. La lutte contre
les malversations passera donc par la fermeture ploutocratique des
marchés, afin que s’y forme une conception commune de
l’honneur, de sorte que les membres du groupe de statut des
opérateurs financiers partagent tous cette conception et se chargent
de la faire régner entre eux. En institutionnalisant l’absence
de boursicoteurs et d’agents publics peu au fait du fonctionnement des
marchés, on ne fera que mettre les opérateurs professionnels en
face de leurs responsabilités sans leur donner le moyen de s’en
défausser sur des « bruiteurs ».
La seconde idée
touche à la réalité des opérations
boursières. Max Weber critique ceux qui croient que les
opérations à terme sont assimilables à des paris
déconnectés de la réalité en rapportant la
chaîne d’opérations à terme successives sur une même
marchandise à la manipulation d’une caisse de cigarettes, depuis
les terres d’outre-mer où sont confectionnées les
cigarettes jusqu’au détaillant allemand. Comme la marchandise
achetée et vendue à terme, les cigarettes font l’objet de
transactions multiples sans qu’il vienne à l’idée
de quiconque d’en nier la réalité. C’est à
mon sens un point de vue qu’il convient de garder en tête et
d’en ré-examiner la pertinence
à chaque fois que l’on se sent tenté d’accuser la
finance d’être une activité virtuelle suspectée de
déconnexion avec la réalité économique tangible.
La troisième
thèse est liée à la seconde et touche à la
moralité des opérations boursières. Max Weber affirme
qu’il est impossible de déterminer par sa forme
intrinsèque si une transaction est réalisée parce que
les échangeurs étaient motivés par des raisons de pure
spéculation ou par des raisons dont la logique serait industrielle. Il
prend l’exemple d’un meunier et d’un importateur de
marchandises russes qui s’assurent contre les variations du prix du
blé ou du rouble. A la limite, la distinction entre l’industriel
responsable et le pur spéculateur ne repose que sur un couple
d’idéaux types entre lesquels il n’existe pas
d’autre frontière qu’un dégradé de
comportements qu’il serait bien hasardeux de séparer par un
critère réaliste.
Je me doute que le choix
de ce terrain de comparaison historique peut sembler biaisé, mais il
n’a d’autre raison que ma connaissance relativement intime de La
Bourse et des quelques réflexions qu’y tient Weber.
D’aucuns pensent qu’elles ne sont pas les plus fulgurantes de cet
auteur, et je n’impose à personne de partager ses opinions
politiques qui, outre leur valeur intrinsèque, ne sont pas
forcément adaptées à la situation actuelle.
Néanmoins, puisque nous avons ce texte à disposition en français,
autant en profiter pour réfléchir un peu et je serais ravi
qu’il serve à cela et non seulement à savoir ce que
pensait un homme décédé presque un siècle.
Billet
rédigé par Pierre de Larminat
Paul Jorion
pauljorion.com
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le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
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aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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