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Dans sa
rubrique « Le Devoir de philo », le quotidien Le Devoir publiait
le 21 janvier dernier mon article sur ce que Milton Friedman aurait
pensé des plans de relance de type keynésien qui ont
été mis en oeuvre un peu partout
depuis trois ans. Friedman s'opposait clairement aux programmes de
dépenses budgétaires mais aurait sans doute appuyé, avec
les keynésiens, les programmes de création monétaire des
banques centrales. L'article se conclut sur la position critique envers
Friedman des économistes de l'École autrichienne.
Milton Friedman aurait eu 100 ans cette année. À cette
occasion, l'Institut économique de Montréal publiait quelques
jours plus tôt un livret
intitulé Milton
Friedman : un économiste qui a changé le monde (que
je tiens dans mes mains dans la photo ci-dessous publiée dans le
journal). Il s'agit d'une traduction partielle d'un livre sur l'oeuvre de Friedman rédigé par l'auteur
britannique Eamonn Butler.
MM
Les
répercussions de la crise financière commencée en 2007
continuent de se faire sentir. Aux États-Unis et en Europe, la crise a
entraîné le retour en force d'une théorie, le
keynésianisme, qui semblait discréditée depuis les
années 1970. L'un des principaux opposants à la conception
étatiste et interventionniste de l'économie défendue par
John Maynard Keynes, Milton Friedman, mort en 2006, aurait eu 100 ans cette
année. Friedman était un farouche partisan du libre
marché et il est considéré comme l'un des
économistes les plus influents du dernier siècle.
Que penserait Friedman des politiques keynésiennes de relance
adoptées presque partout à partir de 2008, à savoir les
programmes de dépenses des gouvernements et les mesures de
création monétaire des banques centrales? Y aurait-il
été systématiquement opposé? La réponse
n'est pas aussi évidente qu'on pourrait le croire.
La
logique des plans de relance
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Pour
les keynésiens, le capitalisme est un système économique
foncièrement instable qui se retrouve inévitablement en crise
à intervalles réguliers.
Il suffit d'un choc imprévu pour bouleverser le comportement des
acteurs et faire dérailler la croissance économique. Les
investisseurs, mus non pas par une évaluation rationnelle des risques
et des opportunités mais par un « esprit animal », passent
soudainement d'un optimisme aveugle à un pessimisme tout aussi
arbitraire.
Ce changement d'attitude entraîne un ralentissement de la production,
une hausse du chômage et une diminution du revenu des ménages.
Les consommateurs perdent confiance à leur tour, épargnent
davantage et achètent moins, ce qui fait baisser d'autant la
production.
L'économie capitaliste ne possédant pas, selon Keynes, de
mécanisme pour s'auto-équilibrer, cette spirale peut se
poursuivre sans fin, jusqu'à l'effondrement total de
l'économie. Seul l'État, qui a les moyens de se substituer aux
acteurs privés en soutenant la demande globale, peut renverser la
situation.
En dépensant sur divers programmes et travaux publics, l'État
remet en marche les facteurs de production inutilisés. Par ailleurs,
en abaissant les taux d'intérêt et en augmentant la
quantité de monnaie en circulation, la Banque centrale incite les
consommateurs à dépenser et les entreprises à investir.
Pour Keynes, l'endettement et l'inflation qui pourraient résulter de
ces politiques ne sont pas des menaces
préoccupantes.
En ce qui a trait au premier volet des plans de relance, Friedman
considérait comme non fondée l'idée que les
dépenses publiques puissent accroître la demande globale et
stimuler l'économie, une présomption qui se concentre uniquement
sur une partie de l'équation.
Il est facile de comprendre que, si le gouvernement augmente les impôts
pour dépenser davantage, les dépenses publiques accrues seront
contrebalancées par des dépenses privées moindres.
Même lorsque le gouvernement emprunte les fonds, ceux qui les
prêtent devront réduire leurs propres dépenses ou
prêter moins à d'autres acteurs privés. « Tout ce
qui arrive est que les dépenses de l'État augmentent et les
dépenses privées diminuent », écrit-il dans Capitalisme
et liberté, publié en 1962.
Pour Friedman, cette propension à hausser les dépenses et
à multiplier les programmes en période de récession
illustre surtout la domination des courants intellectuels et politiques
étatistes et n'a servi qu'à alimenter la croissance de
l'État tout au long du XXe siècle. La plupart des programmes
prétendument créés pour stabiliser l'économie
pendant le New Deal et les récessions subséquentes ont
d'ailleurs été maintenus par la suite et les gouvernements ont
continué d'accuser des déficits même en période de
croissance économique.
Friedman n'aurait pas du tout été surpris de constater les
résultats mitigés des plans de relance budgétaire mis en
oeuvre depuis 2008, ni les crises de finances
publiques provoquées par l'endettement massif qu'on observe
aujourd'hui aux États-Unis et en Europe.
La principale contribution de Milton Friedman à l'analyse des cycles
économiques est contenue dans sa monumentale Histoire
monétaire des États-Unis ‒ 1867-1960,
publiée en 1963 en collaboration avec Anna Schwartz.
C'est
dans cet ouvrage qu'il établit les bases de sa théorie
monétariste. Celle-ci remplacera le keynésianisme en tant
qu'orthodoxie monétaire à partir de la fin des années
1970, quand Paul Volker sera nommé président de la
Réserve fédérale. Volker freinera la création
monétaire et augmentera de façon draconienne les taux
d'intérêt pour mettre un terme à l'inflation galopante
des années précédentes, au prix de la récession
de 1980-1982.
On a surtout retenu des théories monétaires de Friedman son
opposition à une hausse trop rapide des prix. À l'encontre des
keynésiens qui l'expliquaient de manière très
différente, et en accord avec les économistes classiques,
Friedman soutenait qu'elle était inévitablement
provoquée par une politique monétaire trop expansionniste.
Selon sa célèbre phrase: « L'inflation est toujours et
partout un phénomène monétaire en ce sens qu'elle est et
qu'elle ne peut être générée que par une
augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la
production. »
Le monétarisme offre également une explication des causes de la
Grande Dépression. Selon Friedman et Schwartz, si la crise a
duré si longtemps, ce n'est pas à cause de l'instabilité
inhérente à l'économie de marché, mais
plutôt de l'ineptie de la Fed.
Selon eux, durant les années 1930, la Fed n'a rien fait pour
empêcher ‒ et a même
parfois délibérément
provoqué ‒ une réduction importante de
la masse monétaire.
Cette politique a entraîné la faillite de
milliers de banques et une chute du revenu national et a tué dans l'oeuf tout mouvement de reprise économique.
À première vue, le monétarisme se présente donc
comme une théorie qui critique l'action étatique ‒ les banques centrales
étant des monopoles sur la création
et la gestion de la monnaie établis par les
gouvernements ‒ et qui défend
le libre marché.
Paradoxalement, cette explication fait toutefois de Friedman un allié
de Keynes sur le plan de la politique monétaire, le deuxième
volet des plans de relance. Quoique leurs évaluations des dangers
de l'inflation divergent considérablement,
keynésiens et monétaristes s'entendent en effet sur un
point crucial: la banque centrale doit, selon le jargon financier, «
injecter des liquidités » dans l'économie en
période de crise. C'est-à-dire qu'elle doit créer
artificiellement de la monnaie de façon à soutenir
l'activité économique, à protéger les banques de
la faillite et à éviter qu'un réajustement temporaire se
transforme en récession ou en dépression prolongée.
C'est cette politique que le successeur de Volker, Alan Greenspan, mettra en oeuvre pendant les 19 années qu'il passera
à la tête de la Fed. Chaque fois que l'économie
américaine montrait des signes de ralentissement ou que survenait une
crise quelconque (krach boursier de 1987, faillite des Savings
and Loans, crise mexicaine, crise asiatique, bogue
de l'an 2000, attaques du 11 septembre 2001, effondrement de la bulle
technologique, etc.), Greenspan appuyait sur l'accélérateur
monétaire. Partisan déclaré du libre marché, il
s'inspirait non pas de Keynes, mais de Friedman.
Lors d'une conférence à l'occasion du 90e anniversaire de
naissance de Friedman en 2002, l'actuel président de la Fed, Ben Bernanke, endossait lui aussi l'analyse de Friedman et
Schwartz: « Je voudrais dire à Milton et à Anna: à
propos de la Grande Dépression, vous aviez raison, c'était nous
les responsables. Nous sommes vraiment désolés. Mais
grâce à vous, nous ne recommencerons pas. »
Depuis 2007, Bernanke a mis en oeuvre,
sans surprise, une série de programmes d'« assouplissement
monétaire », autre euphémisme pour désigner la
création d'argent à partir de rien. Selon le
journaliste américain Penn Bullock, tout
laisse croire que Friedman aurait approuvé ces mesures: « Bien
qu'il soit vrai que le gouvernement Obama mène une politique de
relance fiscale de type keynésien, la Réserve
fédérale sous Bernanke a consciemment
mis en pratique la leçon de Friedman et Schwartz » sur la
nécessité d'accroître la masse monétaire.
C'est d'ailleurs la même politique d'assouplissement quantitatif que
Friedman avait suggérée de son vivant au gouvernement japonais,
lui-même confronté à une crise économique à
la suite de l'éclatement d'une bulle immobilière à
partir de 1990: « La voie la plus sûre vers une saine reprise
économique est d'augmenter le taux de croissance monétaire
», écrivait-il en 1997.
Plus
de trois ans après le début de la crise, rien ne semble
indiquer que les plans de relance, budgétaire ou monétaire,
aient réussi à remettre l'économie sur la voie d'une
reprise durable.
Pour des keynésiens comme Paul Krugman,
c'est une preuve qu'ils n'ont pas été assez ambitieux. Les
monétaristes inspirés de Friedman sont, quant à eux, sur
la défensive. C'est une autre théorie beaucoup plus
intransigeante envers l'interventionnisme étatique qui gagne en
influence, celle de l'École autrichienne d'économie,
représentée notamment par les économistes Friedrich A.
Hayek et Ludwig von Mises.
Pour les tenants de l'École autrichienne (qui, malgré leur nom,
se retrouvent aujourd'hui un peu partout dans le monde), partisans du retour
à l'étalon-or et d'une dénationalisation de la monnaie,
c'est l'existence même de la monnaie fiduciaire qui est la source du
problème. La création monétaire à partir de rien
est une fraude perpétrée par l'État envers les
détenteurs de monnaie, qui entraîne de surcroît une
mauvaise affectation des ressources et mène nécessairement
à des récessions.
On ne peut pas, comme le préconise Friedman, régler le
problème en ayant recours à ce qui l'a causé en premier
lieu. En venant à la rescousse des marchés chaque fois qu'un
ralentissement pointait, Greenspan n'a fait que reporter la crise à plus
tard et l'aggraver. Ainsi, du point de vue autrichien, les
monétaristes sont en fin de compte tout autant responsables de la
crise, et de son prolongement, que le sont les keynésiens.
La figure la plus connue du courant de pensée autrichien est sans aucun
doute Ron Paul, représentant au Congrès et actuel candidat
à l'investiture du Parti républicain pour l'élection
présidentielle. Auteur d'un essai intitulé End the Fed
(« Abolissons la Fed »), il avait mis les Américains en
garde contre la politique monétaire trop expansionniste et contre un
krach éventuel des années avant que celui-ci ne survienne,
comme d'autres commentateurs inspirés par l'École autrichienne.
Selon Ron Paul, « Friedman est très, très libertarien ‒ sauf sur les questions monétaires
». Presque toute l'oeuvre
de Friedman visait en effet à défendre la liberté
individuelle et le libre marché. Il aurait sans aucun doute
dénoncé les plans de relance budgétaire d'inspiration
keynésienne mis en oeuvre depuis trois ans.
Toutefois, si l'on se fie à son enseignement, il se serait
rangé du côté des keynésiens en faveur des plans
de relance monétaire. Peut-être la présente crise
provoquera-t-elle, sur ce sujet, un changement de paradigme en faveur d'une
autre école de pensée...
Martin Masse
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