Dans un précédent
article, nous expliquions comment les pouvoirs publics au Royaune-Uni en
étaient venus à faire appel à la vindicte populaire afin
de faire pression sur des multinationales qui ne paieraient pas assez
d’impôts dans le pays où elles sont localisées.
Cette
actualité soulève de bien grandes questions, telle que celle de
la justification de l’impôt en général, voire du
fondement de la moralité. Mais on se contentera de
réfléchir ici au bien fondé de l’impôt sur
les sociétés.
Pourquoi les
entreprises devraient-elles payer des impôts ? Une première
réponse consisterait à dire qu’il n’est pas juste
qu’une multinationale telle que Starbucks ne reverse aucun pourcentage
de ses profits à l’État, alors que n’importe quel
café du coin le doit.
Cet argument
n’est pas suffisant, cependant, d’un point de vue logique, car on
pourrait tout aussi bien en déduire qu’aucune entreprise ne
devrait payer d’impôts. Pour prendre une image, s’il se
trouve que les membres d’une minorité sont injustement
traités, on n’ira certainement pas dire qu’il n’est
pas juste que certains d’entre eux parviennent à
s’échapper de cette condition.
De même,
prenant la population à témoin, les politiciens essaient de
propager l’idée qu’il est injuste que des multinationales
gagnant des millions ne paient pas d’impôts, alors que le reste
de la population participe à l’effort
d’austérité requis par la situation du pays.
Mais, outre le
fait qu’il suppose que des hausses d’impôts soient utiles
et nécessaires, cet argument relève en fait du sophisme, car
les entreprises ne sont simplement pas des membres de la population. Leurs propriétaires en font bien partie,
eux, et à ce titre ils doivent s’acquitter, comme les autres, de
l’impôt sur les revenus qu’ils en reçoivent. Certes,
les taux sont souvent moins élevés, mais la raison en est
qu’il s’agit là de revenus du capital,
c’est-à-dire de revenus générés par des
sommes épargnées, lesquelles ont déjà
été taxées lorsqu’elles ont été
produites, à l’origine, par un travail. En outre, les revenus de
l’investissement sont par essence incertains.
Dès
lors, pourquoi taxer ces revenus lorsqu’ils sont
générés par l’entreprise, alors qu’ils
l’ont déjà été, et le seront à
nouveau lorsqu’ils seront perçus par ses propriétaires
sous la forme de dividendes et de gains de capital ?
Pourquoi les
entreprises devraient-elles une part de leurs profits à
l’État ? Généralement, on ne se pose
même pas la question, se contentant de trouver normal que
l’État taxe les entreprises, puisque celles-ci sont
« riches, » ce qui s’apparente au bon mot
attribué au célèbre gangster Willie Sutton.
Lorsqu’un journaliste lui demanda pour quelle raison il braquait des
banques, la légende dit qu’il aurait répondu :
« parce que c’est là qu’est
l’argent… »
Mais,
s’il n’est pas d’autre justification à
l’impôt sur les sociétés, alors celui-ci
n’est ni plus ni moins qu’une exploitation en règle :
L’État doit faire payer les entreprises parce qu’elles le
peuvent, et qu’il le peut. Si tel est le cas, il n’y a
évidemment rien d’immoral à s’y soustraire.
La science
économique contient plusieurs théories prétendant
justifier l’imposition des sociétés. La première
insiste sur l’idée qu’il ne peut pas y avoir
d’activité économique sans cadre institutionnel assurant,
par exemple, la protection de la propriété privée et le
respect des contrats, et donc sans un ensemble de services publics tels que
ceux offerts par la police et le système judiciaire.
Le
problème avec cet argument est que, s’il est fondé, il
justifie bien la taxation des revenus perçus par les
propriétaires des entreprises, mais absolument pas leur double
taxation.
En outre,
s’il légitime bien quelque imposition que ce soit, on voit mal
comment la fourniture des services publics en question pourrait justifier la
confiscation de plus d’un quart des profits d’une entreprise.
D’autres
théories existent, mais toutes ont en commun d’insister sur des
externalités positives, c’est-à-dire ici sur les
conséquences d’interventions publiques dont les entreprises
bénéficieraient gratuitement.
Par exemple, on
pointera parfois que les entreprises jouissent gratuitement des
infrastructures développées par les pouvoirs publics.
À chaque
fois, cependant, on pourra faire la même objection : les
prétextes en question ne justifient jamais la double taxation des
profits des entreprises, non plus que les taux auxquels ceux-ci sont
imposés.
Au fond, il ne
s’agit d’ailleurs jamais de véritables arguments.
Lorsqu’on les évoque, ce n’est pas pour essayer
d’expliquer rationnellement l’imposition des
sociétés, mais uniquement afin de trouver un moyen de
déguiser l’arbitraire et l’absence totale de
justification.
Ainsi, on entendra
parfois que les entreprises bénéficient du système de
l’éducation publique par laquelle l’État leur
fournit une main d’œuvre qualifiée, alors qu’il est
évident dans ce cas que les entreprises en paient le prix sous la
forme de coûts du travail plus élevés.
De plus, en
parlant d’externalités positives, il ne faudrait pas non plus
oublier de compter celles que les entreprises produisent, lesquelles
pourraient bien acquitter par elles seules la « dette »
des propriétaires des entreprises à l’égard de
l’État.
Lorsqu’une
personne épargne et confie une part de son revenu à une
entreprise, plutôt que de le consommer, elle permet, en effet, à
cette dernière d’investir et d’employer des individus, ce
qui bénéficie à la société bien
au-delà des revenus que cela pourra rapporter à la personne
privée.
Ainsi, si
Starbucks n’a payé que 10,5 millions d’euros
d’impôts sur ses profits depuis que la firme s’est
implantée au Royaume-Uni, elle y a investi plus de 245 millions
d’euros, créé plus de 750 établissements,
employé plus de 11 500 personnes, et versé près de 200
millions d’euros aux caisses de protection sociale du pays.
Pour finir, il
faut également rappeler la vérité économique
fondamentale selon laquelle « rien n’est
gratuit. » Si Starbucks verse plus d’impôts à
l’État britannique, quelqu’un, quelque part, devra payer
pour cela.
Le
marché financier global étant beaucoup plus concurrentiel que
le marché du travail anglais, le risque est que ces nouveaux
impôts pèsent sur les employés de la compagnie.
De fait, bien
qu’elle prétende que les deux événements sont sans
rapport, la firme a annoncé, en même temps qu’elle
s’apprêtait à reverser une plus grande part de ses revenus
aux autorités, qu’elle allait aussi prendre un ensemble de
mesures internes diminuant les bénéfices de ses
« baristas, » parmi lesquels la fin des dispositifs
leur accordant une pause déjeuner quotidienne, et une journée
personnelle annuelle, rémunérées.
Espérons,sans
y croire,que ceux-ci recevront de l’État autant qu’il leur
aura coûté…
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