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Introduction
par Damien Theillier
Frédéric
Bastiat est mort à Rome un 24 décembre 1850, la veille de
Noël. Il était atteint par la tuberculose depuis plusieurs années. Fin 1850, il prend seul le chemin de l’Italie, sur les conseils
d’un médecin. A bout de forces, il est rejoint à Rome par
son cousin l’abbé de Monclaret et par
son ami de jeunesse Prosper Paillottet, Ami dévoué et fidèle
jusqu'à la fin de l'homme et du savant, Paillottet
a assisté aux derniers moments de Bastiat, et il a conservé
avec soin dans son journal, les moindres détails de ces derniers
moments. L’extrait que nous publions est un témoignage
très émouvant sur l’agonie d’un homme qui, tant par
sa vie que par sa pensée, fut un homme juste.
Bastiat se confie à son ami,
il parle de son enfance, de ses travaux, de son livre inachevé, les Harmonies économiques. Mais
surtout, il se prépare à quitter la vie. « Je veux
vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l'ai toujours
aimée, quoique je n'en suivisse pas les pratiques
extérieures. » Il prie, il se confesse, il parle de
l’Évangile, de Jésus-Christ, des martyrs, du dogme
catholique. Ses derniers mots sont : « la
vérité ». Il fut enterré dans
l’église Saint-Louis des Français à Rome, sur
autorisation spéciale du pape Léon XIII. Un monument lui a
été érigé à Mugron dans les Landes, le 23
avril 1878.
Extrait du journal de Prosper Paillottet.
Rome, Noël 1850.
Le 16
décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous nous
embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux
succède une impression chagrine. Sa ligure s'attriste, et il murmure,
en élevant les mains: « Est-il possible que vous ayez fait
un si long voyage? Quelle folie ! »
Pendant cette
première entrevue je le trouvai, à ma grande surprise,
impatient, irritable... Comme je voulais lui éviter la peine de monter
un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais prise,
il me dit : « Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de
moi. » Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et
mange, à cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition. Toutefois cette répugnance ne parait
pas exister à l'égard de l’étranger. Ainsi
à 2 heures 1/2 il entre au café prendre un verre de sirop et ne
veut pas que je l'accompagne.
17
DÉCEMBRE 1850.
En rentrant
chez lui il me parle de la seconde édition du premier volume des Harmonies, puis, du second volume
qu'il lui est impossible d'achever. Sur le chapitre des salaires, qui
était déjà, fort avancé au Butard,
il me dit : « Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer
que ce n'est qu'un premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce
chapitre. »
Il trouve un
éclair de gaîté en me racontant les singulières
conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait par
rapport à lui la double qualité de propriétaire et de
domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à
elle. Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de domestique,
comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix et
se le faisait payer par lui, Elle avait aussi l'art de maintenir le chiffre
de la dépense quotidienne au même taux, bien que les
consommations du malade allassent toujours diminuant...
Ce second
jour les impatiences furent moins marquées... « A quelle
heure viendrez-vous demain? » me demandât
il lorsque je le quittai.
Je suis
convenu avec l'abbé de Monclar que je
tiendrai compagnie à notre malade depuis onze heures du matin
jusqu'à l'heure du dîner; l'abbé lui consacre le
commencement et la fin de la journée
18
DÉCEMBRE.
En arrivant
près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la
réimpression des Incompatibilités parlementaires, et lui
explique que je viens de les retirer du ministère de
l'Intérieur des États Romains.
Voici ce qui
m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de Civita Vecchia avaient
extraites de mon sac de voyage et envoyées à la police. Je les croyais
perdues, quand, passant ce matin devant le magasin du libraire Merle, je vois
exposés en vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande
à Merle s'il a les Incompatibilités parlementaires :
« Pas encore, répond-il, mais je ne tarderai sans doute
pas; car cet écrit vient d'être réimprimé! Je le
sais, à telles enseignes que les douaniers de Civita
Vecchia ont été assez stupides, ces
jours-ci, pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur
français. » — « Comment donc êtes vous si bien informé ? repris-je; je
suis le voyageur dont vous faites mention. » Alors Merle m'apprend
qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte Z. attaché
au ministère de l'Intérieur. Le comte Z... avait
blâmé le procédé des douaniers, et a ajouté
que, si le propriétaire se présentait pour réclamer ces
brochures, elles lui seraient immédiatement rendues. Sur ces
explications, je m'étais empressé d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli,
après m'avoir adressé beaucoup d'excuses sur ce qui
s'était passé, m'avait remis toutes mes brochures moins une.
Cette dernière ne pouvait m'être rendue qu'un peu plus tard,
parce que Monseigneur, qui était alors absent, en avait
commencé la lecture, curieux de connaître cette production d'un
auteur qu'il avait en grande estime. Le même employé, me
montrant sur la couverture d'un pamphlet la ligne imprimée des divers
écrits de Bastiat, posa l'index sur les mots Harmonies
économiques, et dit : « Voilà un bien bel
ouvrage. »
J'informai de
celte particularité à mon cher camarade, en ajoutant que
très certainement en France, au ministère de
l'Intérieur, ses œuvres étaient moins connues que dans les
bureaux de Monte Cavallo.
Par un fort
beau temps, nous prenons une voiture. Il veut me servir de cicérone,
et m'expliquer les monuments antiques; mais j'obtiens qu'il se taise
jusqu'à ce que nous descendions de voiture... Il m'entretient beaucoup
de son projet de rentrer en France, du domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son pays, pour s'assurer ses
soins éprouvés et m'interroge sur la durée probable de
mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire que je m'en
irai probablement le lendemain de son départ.
Quand nous
sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en ordre ses
ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques indications importantes
et notamment sur le sujet de la population... L'article qu'il a
publié, il y a quatre ans environ, dans le Journal des Économistes, lui parait incomplet et à
refaire. La principale objection contre la théorie de Malthus n'y est
pas exposée. Les impatiences ont disparu.
19 DECEMBRE.
Je le trouve
bien fatigué!.. Nous sortons un peu tard, et
rentrons bientôt après...
Il monte son
escalier plus péniblement que de coutume. Quand enfin il est assis sur
son canapé, je remarque que sa respiration est plus difficile que la
veille. Des bruits sourds et de mauvais augure grondent dans sa poitrine
oppressée. Il se remet cependant un peu, et entame le chapitre de
l'Économie politique.
« Un travail bien
important à faire pour l'Économie politique, me dit-il, c'est
d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une longue histoire, dans
laquelle, dès l'origine, apparaissent les conquêtes, les
migrations de peuples, les invasions, et tous les funestes excès de la
force aux prises avec la justice. »
« De
tout cela il reste aujourd’hui encore des traces vivantes, et c'est une
grande difficulté pour la solution des questions posées dans
notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on
n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant sa
part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos mœurs et dans
nos lois. »
Il
m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet sur lequel il
s'arrête volontiers ; puis, se préoccupant de mon dîner,
il me renvoie après m'avoir dit : « Puisque vous avez fait
ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici. »
20
DÉCEMBRE.
En arrivant
près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la
permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis
déjà rendu en vain ce malin. J'ai trois lettres pour la France
à remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée.
Cette demande le contrarie, et l'abbé de Monclar
qui était sur le point de sortir se charge de faire tenir mes lettres
à l'ambassade.
Dès que
nous sommes seuls, il me dit : « Vous ne devineriez jamais ce que
j'ai fait ce matin. » Inquiet, et le soupçonnant d'une
imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. « Non,
reprit-il, cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici
ce que j'ai fait : je me suis confessé. Je veux vivre et mourir
dans la religion de mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique
je n'en suivisse pas les pratiques extérieures. » Ce mot de
vivre n'était employé là que par ménagement pour
moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il
m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ : « Il est
impossible d'admettre qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et des
lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle
attestée par l'Évangile. »
Il me propose
de prendre ses ébauches économiques dans sa malle; car le temps
menaçait, et il n'eut pas été prudent de sortir. Je
savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur Lacauchie il déclinait d'une manière
rapide.
Je pris les
papiers, et commençai à les compulser, assis près de
lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille
à ce qu'il voulait me dire.
Voici une
recommandation sur laquelle il a beaucoup insisté. « Il
faut traiter l'économie politique, au point de vue du consommateur. Tous les phénomènes
économiques, que leurs effets soient bons ou qu'ils soient mauvais, se
résolvent, à la fin de leur évolution, par des avantages
ou des préjudices pour les consommateurs. Ces mêmes effets
ne font que glisser sur les producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts
d'une manière durable. »
« Le progrès de la civilisation doit
amener les hommes à se placer à ce point de vue et à
calculer leur intérêt de consommateurs plutôt que leur
intérêt de producteurs. On voit déjà ce
progrès s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper
moins de l'élévation de leur salaire que de l'avantage
d'obtenir à bas prix tous les objets qu'ils consomment. »
Il m'a
répété que c'était là un point capital, et
j'étais étonné de la profondeur comme de la
lucidité de ses explications.
Vers la nuit,
il m'a parlé de Rome considérée au point de vue
religieux. « Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la
solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit,
on les touche dans les catacombes; il est impossible de les nier. »
Son langage était plein d'onction.
Demain je
continuerai le dépouillement de ses papiers scientifiques. Cette
journée a été bien triste. La mort se montre à
nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, lui par
un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et moi
pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le gagnerait
peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me donne l'exemple du
courage...
21
DÉCEMBRE (SAMEDI).
L'affaiblissement
continue. A 11 h. 1/2, par un temps superbe, il sent le besoin de se coucher
quelques instants avant d'essayer une promenade. Nous sortons à 1 h.
1/4, mais quelques nuages menacent d'intercepter les rayons du soleil... Les
nuages se dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait
mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés.
La sérénité du ciel semble se communiquer à son
âme, et il répète fréquemment :
« Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien
réussi ! » Il m'indique une haute colline couronnée
d'iris, au sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant mon
arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses
impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les
splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour leur faire ses
adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son état. Plus explicite
avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce
triste sujet, il lui disait hier : « Je trouve depuis trois jours
que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait ainsi,
Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des
souffrances. »
Il prend un
livre de prières, et moi je continue le classement de ses papiers...
Il me fait
quitter mon classement pour m'asseoir tout près de lui. Après
un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y puiser une force nouvelle,
il me donne une explication pour corroborer sa théorie de la valeur.
« Avez-vous
trouvé dans mes notes ? me demande-t-il, un passage sur ce sujet?
C'est un fragment auquel j'attache quelque importance. Vous le
reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: Do ut des, facio
ut facias, etc. » (Je donne pour que
tu donnes, je fais pour que tu fasses).
Je n'ai pas
encore découvert ce fragment...
Avant de nous
quitter, qui s'y serait attendu? Nous nous sommes livrés à un
mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans un
magasin de librairie son Cobden et la
Ligue, il avait marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait
le prix de 7 fr. 50, il s'était récrié,
avait qualifié ce livre de vieux bouquin, et en avait offert seulement
4 fr. C'est, je crois, la seule fois de sa vie
qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen qu'il employait pour
l'obtenir est fort plaisant : décrier un de ses écrits
pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu d'auteurs se
seraient avisés de faire.
22
DÉCEMBRE 1850 (DIMANCHE).
Ce matin il a
communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et
cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore
déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible
tâche sans être gêné de ma présence, j'allai
me promener jusqu'à 11 h. 1/2.
Avez-vous un
crayon? me demandât-il. Je lui remis aussitôt celui que contient
mon porte-feuille, et le vis tracer les lignes
suivantes sur son livre de prières: « Les 20 et 21
décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. Le 22, j'ai reçu la communion des mains
de mon cousin Eugène de Monclar. »
Il me parla
aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le matin, et
à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.
« Le déiste,
dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, il l'oublie
souvent, ou bien il l'appelle une cause première et ne se croit plus
obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie sur une révélation
pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant
à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité.
Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois
que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la
foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communion avec
cette portion du genre humain. »
Un peu plus
tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la valeur. Je venais de le
découvrir. Il désira que je lui en donnasse lecture, puis
m'arrêta à la 6e page, en me disant de ne continuer que pour moi
seul. Quand j'eus achevé, et déclaré que la
démonstration me paraissait complète, il dit que, si
l'état de sa santé l'eût permis, il eût fondu ce
fragment dans le chapitre de la valeur au premier volume des Harmonies; mais qu'il suffisait de
l'introduire en forme de note dans la 2me édition... Il me recommanda
en même temps, à l'égard des chapitres inachevés,
de les faire suivre de points suspensif?
Comme je lui
demandais à emporter dans ma chambre quelques liasses pour les lire
attentivement et à loisir, il me répondit en ces termes :
« Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à Paris. Si
je ressuscite, vous me les rendrez. »
Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il serait
imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.
Après
notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le
décider à recevoir une garde qui allait lui être
envoyée. Il résista, et ne voulut pas qu'elle
commençât son service, au moins pour cette nuit,
LUNDI 23
DÉCEMBRE 1850.
Le temps est
beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus faible que la veille. Il
me parle de la seconde édition de ses Harmonies, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier
volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la Concurrence, un
autre chapitre intitulé Production et Consommation... Après
l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la vivacité du
vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que le soleil
échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons à
son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture
fermée.
La
durée de notre promenade avait été de 2 heures 1/2. Au
seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos
bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y refusa
avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se mit
à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il
s'assit un instant sur une chaise que lui présentait son
hôtesse, puis, ayant repris haleine, il monta le second étage.
« Je suis bien aise, nous dit-il en manière de
justification de son imprudence, d'avoir pu constater que je pouvais faire
aujourd'hui ce que j'ai fait hier. » A partir de ce moment, je pus
observer qu'il s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour
en France. Ce voyage devint sa constante préoccupation.
Vers quatre
heures arriva l'ambarsadeur, M. de Rayneval. Cette visite tira notre ami d'un état
prononcé d'accablement. Il se leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le
canapé et s'assit à côté de lui. Son premier soin
fut de parler de son départ d'Italie. Il s'enquit du nom du navire sur
lequel M. de Rayneval se chargeait de lui procurer
une chambre d'officier. M. de Rayneval l'entretint
dans son illusion. Ensuite la conversation se porta sur les monuments de
Rome, et Bastiat exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges
comprenaient cependant des distinctions et étaient
entremêlés de critiques.
Je me mis en
quête d'une garde... Il me fut impossible d'en trouver une disponible.
Alors l'abbé de Monclar se décida
à passer la nuit... Le médecin était venu... Il
n'estimait pas que le malade pût vivre encore trente-six heures, et
même, en comptant les pulsations de son pouls, il s'étonnait
qu'il fût au nombre des vivants.
MARDI 24
DÉCEMBRE 1850.
J'arrive chez
lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait
passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de
la potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi. Quand il
me vit si matin, il me dit : « Mes amis sont mes
victimes. » Il m'entretint de l'effet de la potion, à
laquelle il attribuait une action sur son cerveau. « Je sens là deux pensées, disait-il en posant
le doigt sur son front; ma pensée ordinaire et une autre. »
Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt que de coutume.
A 8 h. 1/2 il quitta son lit. Mais il se sentit faible, et n'essaya pas de se
laver les mains et le visage, ce qu'il avait fait encore, debout, la veille.
Assis sur son
canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de mon séjour
à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France,
s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui procurer
des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, de l'installer
dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une pièce bien
chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails et en
prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, lui proposer de
l'accompagner dans son voyage... Il accepta de suite mon offre, et me dit que
nous ne nous séparerions qu'à Mugron. Puis, un instant
après, comme s'il se fût fait un cas de conscience de son
acceptation, il ajouta : « Vous vous sacrifiez pour moi seul,
attendez-vous à toutes sortes de déceptions. »
Ces
déceptions qui "m'attendaient entre Marseille et Mugron, le
scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent
égayé dans tout autre moment,
La veille au
soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire son
testament et se servir du ministère du chancelier de l'ambassade.
Cette résolution étant bien arrêtée dans son
esprit, j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando,
chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous l'eussions
désiré. Il n'arriva qu'à 12h. Notre malade
s'était remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement
ses intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup,
non seulement de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était
superflu.
Pendant que
le chancelier s'occupait de la rédaction définitive du
testament, il me témoignait encore la crainte de n'avoir pas
été compris. Pour le rassurer, je lui répétai,
non ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui
était fort clair. Alors il étendit son bras, posa la main sur
mon cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille
près de ses lèvres, et dit, en donnant à son faible
souffle un accent inimitable : « Voyez-vous, Paillottet,
ma tante, c'est ma mère! C'est elle qui m'a élevé, qui a
veillé sur mon enfance! »
Le testament
allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de le signer,
je lui remis une plume et une feuille de papier blanc sur laquelle il
traça ces lettres : « Fréde ».
Nous vîmes qu'il pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.
Un instant
après il me dit : « Je fais une réflexion. Mon oncle
Jouit actuellement de ma maison de Sengresse : je
voudrais qu'il né lût pas troublé dans cette jouissance,
et j'aurais dû insérer une disposition à ce sujet dans
mes dernières volontés. Il est trop tard. » Je lui
promis de faire connaître ce vœu, et, d'après ce que
j'avais ouï dire de Mme sa tante, j'ajoutai que de son propre mouvement
elle ferait pour son frère ce que le désir de son neveu
était qu'elle fit.
A 2 h. 1/2,
malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut quitter
son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le malade
à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il
resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se recoucher. Quand il fut
près de son lit, ses jambes fléchirent. Nous le
soulevâmes ; mais, à raison de la position qu'il avait prise,
nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se
trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses,
nous changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se
reposer un instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration
devenait de plus en plus pénible, et les bouillonnements à
l'intérieur de sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il
eut un court assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de
changer de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un nouvel
accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux
fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui
rencontrait tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si
poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de
Monclar, que j'avais hissé en prières
auprès de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade
me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il
désigna du geste son cousin, et fit entendre ces mots :
« oui deux. » C'était à nous deux qu'il
voulait s'adresser.
Il souleva un
peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se disposa à
parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une
expression que j'avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens.
Il semblait annoncer la solution d'un problème. La première
phrase qu'il prononça sortit si faible de ses lèvres que
l'abbé, placé debout à la tète
du lit, n'en put rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot.
C'était l'adjectif philosophique. Après
une courte pause, il prononça distinctement : « La
Vérité »; puis s'arrêta, redit le
même mot, et le répéta encore, en s'efforçant de
compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le
conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu;
l'abbé se pencha pour l'aider à replacer sa tête sur
l'oreiller. Dans cette situation le souffle de ses lèvres ne pouvait
plus m'arriver. Il dit alors, sans que je les entendisse, ces mots que
l'abbé me transmit immédiatement et me répéta le
jour suivant : « Je suis heureux de ce que mon esprit m'appartint. »
L'abbé ayant changé de position pu entendre le mourant
articuler encore ceci : « Je ne puis pas m'expliquer. »
Ce furent les derniers mots qui sortirent de sa bouche.
A ce moment
arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se
trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et sortis
à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq minutes
après ma sortie il avait rendu le dernier soupir...
Voici ce que
m'apprirent Mme de Monclar et Lacauchie,
tous deux témoins de sa fin. Au moment où je
m'éloignais, ils s'approchèrent de son lit, et virent
aussitôt que la mort allait frapper. M. de Monclar
se mit en devoir d'administrer au mourant l'Extrême-onction, et, pour
s'assurer de ses dispositions à recevoir ce dernier sacrement, il lui
dit: « Mon ami, baise le crucifix. » Les lèvres
du mourant s'avancèrent, et obéirent complètement
à l'exhortation. A cette vue le docteur lit un geste
d'étonnement ; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la
volonté fussent encore là quand la vie se relirait.
Je contemplai
longtemps cette tête chérie, que l'âme venait
d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de
souffrance.
Deux jours
après, dans l'église de Saint Louis des Français, on fit
à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si
modeste, de pompeuses funérailles. C'était un premier acte de
justice envers sa mémoire.
Le
surlendemain, 28 décembre, je quittai Rome pour revenir en France.
Quelques heures avant de partir, je lus dans l'église de Santa Maria degli Angeli une belle et
courte épitaphe latine qui semblait faite pour lui. Je la traduis de
cette manière:
Il
vécut par le cœur et la pensée.
Il vit dans
nos souvenirs.
Il vivra dans
la postérité.
A lire pour
compléter : Nouveau
dictionnaire d’économie politique – article «
Bastiat »
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