|
« Ce
sont les entreprises qui créent des emplois ». Vous
l'ignoriez peut-être, mais derrière cette phrase innocente se
cache un mensonge permettant aux patrons de payer moins d'impôts qu'ils
ne le pourraient. C'est du moins ce qu'affirme le riche entrepreneur Nick Hanauer dans un article
paru sur Bloomberg, alors que les chancelleries occidentales se demandent
comment sortir de la crise. L'objectif : faire payer les nantis,
épargner le « peuple ».
Favoriser la
création d'emplois n'est pas créer des emplois
Selon M. Hanauer, les emplois sont créés non par les
entrepreneurs, mais par les consommateurs, puisque ces derniers, en
consommant davantage, permettent aux entreprises de prospérer et,
partant, d'embaucher des salariés supplémentaires. Ainsi, la
demande influerait non seulement sur le chiffre d'affaire des entreprises,
mais encore sur le nombre de postes à pourvoir.
Raisonnement
séduisant, mais inexact. Car même si, comme l'explique Nick Hanauer, l'augmentation de la demande favorise la
création d'emplois, cette dernière est loin d'être
automatique.
D'abord, les
entreprises peuvent satisfaire une demande croissante sans créer de
nouveaux emplois. C'est flagrant dans la grande distribution, où la
caisse automatique concurrence l'hôtesse de caisse, et on peut parier
que le progrès technologique aidant, de plus en plus d'entreprises
préféreront à l'homme la machine, au salarié le
logiciel. Naturellement, le sacro-saint salaire minimum n'est pas pour rien
dans cette réticence à créer de nouveaux emplois.
Ensuite, il
peut être dans l'intérêt d'une entreprise d'employer moins
de salariés que la demande ne le lui permet. L'innovation jouant le
rôle que l'on sait, les dirigeants d'une entreprise peuvent choisir
d'anticiper l'apparition de nouveaux besoins et de nouvelles
préférences, et ce choix, bien sûr, peut se traduire par
la création d'emplois. Mais ce faisant, la direction décide du
nombre d'emplois à créer, des profils recherchés, et de
la proportion entre les nouveaux emplois destinés à anticiper
la demande de demain et ceux visant à satisfaire la demande
d'aujourd'hui – et ce simple fait relativise l'importance que M. Hanauer prête à la demande dans ce processus
complexe qu'est la création d'emplois.
Aussi, quand
Nick Hanauer déclare que c'est la demande
qui crée l'emploi, il pourrait aussi bien affirmer que c'est le
nourrisson qui change ses propres couches. C'est absurde, car entre la
demande et sa satisfaction, il y a des hommes qui identifient des
problèmes et leur trouvent des solutions – un travail considérable
pour lequel le consommateur, malgré tout son pouvoir d'achat, n'a pas
la moindre compétence. Si des emplois sont créés ou
supprimés, ce n'est pas parce que la demande augmente ou diminue, mais
parce que les chefs d'entreprises y voient le moyen le plus efficace de
suivre une stratégie, d'affronter la conjoncture, de survivre à
la concurrence, etc.
L'œuf ou
la poule ? Sur le marché, peu importe.
Aux yeux de certains,
Nick Hanauer est un fin
connaisseur du marché, on prétend qu'il comprend l'offre
et la demande. Le problème, c'est qu'il tient deux discours
opposés.
D'un
côté, M. Hanauer évoque le
dialogue permanent de l'offre et de la demande qui permet – ou non
– la création d'emploi. De l'autre côté
néanmoins, il n'hésite pas à affirmer que dans ce jeu de
ping-pong, la demande est le moteur, et l'offre son reflet (Hanauer écrit ainsi que « sans le
consommateur, les capitalistes sont hors jeu ».
Comme si les entreprises concurrentes, n'en sachant rien, se disputaient
autre chose que l'argent du... consommateur).
Cette
incohérence s'explique vraisemblablement par le fait que dans son
article, Nick Hanauer se soit donné deux
objectifs contradictoires. Il voulait, d'une part, dynamiter la croyance
selon laquelle les emplois sont créés par les entreprises,
d'où l'évocation de l'interdépendance entre l'offre et
la demande. Mais M. Hanauer voulait, d'autre part,
et pour des raisons qui ne regardent que lui, faire passer l'idée que
le patron, en tant qu'agent économique, n'est que l'exécutant
du consommateur, qui seul peut créer des emplois.
C'est ainsi
que Nick Hanauer en vient à décider
que l'œuf précède la poule. Ce faisant, il répond
à une question que le marché ne pose pas, puisque l'offre et la
demande s'inscrivent dans un échange permanent, aux antipodes de la
relation maître-domestique. Et de cet échange, l'idée que
la demande crée les emplois est la négation, puisque l'on ne
peut reconnaître ce rôle au consommateur sans nier absolument
celui de l'entreprise et, partant, l'existence d'un échange.
Or c'est
exactement ce que fait Hanauer. Ce soi-disant
préjugé sur le rôle de l'entreprise dans la
création d'emplois n'a pourtant rien d'une absurdité, tant il
est vrai qu'au sens strict, c'est bien l'entreprise qui décide ou non
de créer des emplois. Le reconnaître, ce n'est pas nier le
rôle joué par le consommateur (qui achète ses produits),
c'est comprendre que la décision de créer des emplois n'est que
partiellement motivée par la demande et revient concrètement
aux entreprises, qui fondent leurs choix sur de nombreuses autres
considérations.
Mais je ne
ferais pas honneur à M. Hanauer si, montrant
du doigt les lézardes dans son raisonnement, je passais sous silence
la pensée économique qui le fonde. Ce sera l'objet du prochain
article.
|
|