En 2012, il n’a fallu au
président de la Banque centrale européenne (BCE) que peu de
mots pour mettre un terme à la panique née de la crise des
dettes publiques de la zone euro.
En promettant de faire
« tout ce qu’il faut pour préserver
l’euro », Mario Draghi annonçait que l’institution de Francfort était prête
à utiliser des moyens non conventionnels et potentiellement
illimités pour stabiliser la monnaie unique.
Il plane cependant de
sérieux doutes juridiques sur la légalité de cette politique
monétaire. La Cour européenne de justice et la Cour
constitutionnelle allemande ont encore à se prononcer sur cette
question.
L’union bancaire en question
« Tout ce qu'il
faut » semble également être le mot d’ordre des
hommes politiques face à un secteur bancaire européen en
difficulté. Les problèmes des banques européennes sont
bien connus : très nombreuses et relativement petites, leurs réserves
de fonds propres sont insuffisantes et la solidité de leur bilan est
souvent douteuse – particulièrement dans les pays de la
périphérie européenne.
Laisser leurs clients et
propriétaires décider du sort des banques en difficultés
n’étant apparemment pas une option en Europe (preuve que la
classe politique européenne n’est pas libérale mais bien
étatiste), l'Union européenne a décidé de confier
à la BCE la tâche de nettoyer les écuries d’Augias
bancaires.
Ainsi donc, la BCE se retrouve à
gérer deux crises européennes : la crise des dettes
publiques de la zone euro ainsi que la crise bancaire en Europe. Mais dans
les deux cas, la BCE dispose-t-elle d’un mandat juridique
approprié ? A-t-elle le droit de faire ce qu’elle
fait ?
Fin juillet 2014, un groupe de professeurs ont saisi la Cour constitutionnelle
allemande. Leur objectif est d’empêcher que la BCE devienne le
régulateur bancaire de l'Europe. Leur argument principal est que les missions
de la BCE sont énumérées par les traités gouvernant
l'Union européenne (UE) et que cette liste de prérogatives ne
contient pas la régulation bancaire.
Selon eux, l’union bancaire
n'a aucun fondement juridique dans les traités de l'UE et constitue le
point culminant des abus de pouvoir de la part de Bruxelles.
Ce sont là des mots forts.
Mais ont-ils raison ?
Une question de souveraineté
En principe, rien n’est plus
simple que de déterminer qui des États-membres européens
ou de l'Union européenne est en charge de tout domaine d'action particulier.
À moins que les États-membres n’aient transmis un pouvoir
défini à l’UE grâce à un traité, ils
demeurent seuls détenteurs de ce pouvoir. C'est le principe
fondamental de la souveraineté qui est en jeu ici et même si
l'UE a acquis des responsabilités dans un nombre croissant de
domaines, rien de tout cela n'aurait été possible sans un
transfert explicite de pouvoir (c'est à dire un traité
signé et ratifié) des États-membres vers Bruxelles.
Or, il apparait qu’un tel
transfert explicite de pouvoir n’a pas eu lieu dans le cas de la
supervision bancaire européenne. L'article 127 (6) du traité de Lisbonne stipule ainsi que :
« Le Conseil, statuant
par voie de règlements conformément à une
procédure législative spéciale, à
l'unanimité, et après consultation du Parlement européen
et de la Banque centrale européenne, peut confier à la Banque
centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux
politiques en matière de contrôle prudentiel des établissements
de crédit et autres établissements financiers, à
l'exception des entreprises d'assurances. »
En clair, cela signifie que les
ministres des Finances de l'UE peuvent demander à la BCE de les aider à
règlementer les banques. Mais le rôle actuel de supervision
bancaire confié à la BCE va bien au-delà. Ce nouveau
mécanisme permettrait par exemple à la BCE de prendre le
contrôle de n'importe quelle banque de la zone euro si elle juge une
telle mesure nécessaire.
De toute évidence,
l'article 127 (6) du traité de Lisbonne donne à la BCE un
rôle auxiliaire dans la supervision bancaire et pas un rôle de décideur ultime. Que cela
soit souhaitable ou non, le pouvoir actuel de la BCE va donc au-delà
de ce qui a été convenu dans le traité.
Un enjeu politique
Le groupe de professeurs allemands
fait valoir qu'un changement d’une telle importance dans les pouvoirs
de la BCE ne peut se faire par la petite porte : il doit être
entériné par un changement des traités existants. Or, de
tels changements sont notoirement difficiles à effectuer. Les 28 États-membres
de l’UE devraient ratifier ce nouveau traité, dont certains par
voie de referendum. Pas étonnant que les dirigeants de l'UE ne souhaitent
pas s’engager dans cette impasse.
Cette plainte
déposée auprès de la Cour constitutionnelle allemande
est donc légale dans la forme mais politique dans le fond. Même
s’il est important de savoir de quel côté penche le droit
européen, la portée de ce dossier est plus longue : les
épargnants et les contribuables des pays les plus riches de la zone
euro peuvent-ils être appelés à assumer une partie du
renflouement des institutions financières dans d'autres pays de la
zone euro ?
La Cour constitutionnelle
allemande n’examinera bien entendu que l’aspect juridique du dossier.
Cela se passera peut-être comme lors du cas en cours portant sur
les politiques monétaires hétérodoxes de la BCE : les juges
allemands exprimeront leurs sérieuses préoccupations, passeront
le dossier à la Cour européenne de justice, mais se
réserveront le dernier mot.
Tout en saluant le travail de ce
groupe de professeurs, je ne peux que rester sceptique sur le moyen
utilisé. Il me semble faire trop confiance à
l’efficacité des limites constitutionnelles au pouvoir. Il est
à mon avis erroné de penser que la simple insertion de dispositions
visant à limiter le pouvoir de l’État – sans avoir préalablement
investi ceux pour qui la protection a été conçue des
moyens de la faire respecter – sera suffisante pour empêcher
l’État d’abuser de son pouvoir.
En d’autres termes, le
pouvoir n’est limité que par le pouvoir. Un traité, cela
se contourne, s’ignore et se déchire. Les États ne les
respectent que lorsqu’ils ne peuvent plus faire autrement : à tout moment la rue peut aussi dire « non ».
On estime souvent que les foules
se désintéressent des questions de politique monétaire,
mais si un membre du Congrès américain a prouvé le contraire, c’est qu’il y a encore de
l’espoir.
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