Partie
I
On justifie
souvent l’extension de l’État à toutes les
sphères de la société par le fait qu’il serait le
meilleur instrument pour atteindre une justice distributive. C’est
notamment l’argument de John Rawls,
professeur de philosophie à Harvard et auteur d’un livre qui a
fait l’objet d'un large débat parmi les philosophes,
économistes et sociologues : Théorie
de la justice.
Nous
avons vu dans un premier temps comment Nozick avait
entrepris de réfuter cette justification en montrant qu’il
s’agissait d’une forme de condamnation aux travaux forcés,
ce que Bastiat avait appelé « spoliation
légale ». Il reste à voir comment :
1°
il établit
une nouvelle théorie de la justice distributive
2° il plaide pour un
État minimal, celui dont les pouvoirs plus
étendus ne peuvent être justifiés.
1° La justice comme
légitimité
Selon
Nozick, traiter les individus comme des «
fins en soi » consiste à reconnaître en chacun le seul
propriétaire légitime de lui-même, de ses
capacités, ainsi que des biens qu’il possède grâce
à ses capacités et à son travail. La répartition
des choses produites par le moyen de nos talents constitue une violation de
notre personne. Cela ne signifie pas que la redistribution est impossible par
principe, mais qu'elle est subordonnée au primat de la volonté
individuelle.
Ainsi,
nous ne sommes pas dans la position d’enfants à qui des parts de
gâteau ont été données par quelqu’un qui, au
dernier moment, réajuste le découpage du gâteau pour
corriger un découpage approximatif. Il n’y a pas de distribution
centrale, il n’existe personne ni aucun groupe habilité à
contrôler toutes les ressources et décidant de façon
conjointe de la façon dont ces ressources doivent être
distribuées. La question centrale, au cœur du débat avec Rawls est donc la suivante : Peut-on redistribuer un bien sans tenir
compte de qui l’a produit ?
En
réalité les ressources appartiennent déjà
toujours à quelqu’un et elles sont issues d’une
distribution antérieure dont on peut juger la
légitimité. C’est pourquoi, pour juger de la
légitimité d’une possession, il faut faire son histoire
et se demander dans quelles conditions elle a été acquise. De
même, la pauvreté doit être jugée en fonction de
son origine : spoliation, imprévoyance, incapacité ?
Ce que chacun
possède, il l’a obtenu à la suite d’une transaction.
Une distribution est juste si elle naît d’une autre distribution
juste grâce à des moyens légitimes. Le principe
achevé de la justice distributive dirait simplement qu’une
distribution est juste si tout le monde est habilité à la
possession des objets qu’il possède. Cette théorie de la
justice s’énonce à travers trois principes :
• Principe
de justice dans les acquisitions : le fait de posséder un bien est
juste si ce bien a été acquis par le travail, par un don ou par
un échange marchand.
• Principe
de la justice dans les transferts : un échange est juste s’il
est libre et s’il est fondé sur des règles connues et
admises par tous.
• Principe
de correction des injustices passées : ce principe s’applique
quand un des deux principes de base a été violé. Par exemple,
l'indemnisation des victimes d'actes criminels.
Pour savoir
à qui appartient légitimement un bien, il suffit de
s'intéresser aux modalités de son acquisition. La répartition des biens est
juste si chaque personne a droit aux siens.
Une illustration : la fortune de
la star du baskett Wilt
Chamberlain est-elle injuste ?
Dans
Anarchie, État et Utopie, Nozick imagine que Wilt
Chamberlain (star
américaine de la NBA dans les années 1970, mort en 1999) négocie un
contrat tel que chaque personne donne 25 cents de plus pour assister à
ses matchs. Si un million de spectateurs se déplacent pour le voir
jouer, Chamberlain aura donc gagné 250 000$ de plus que
n’importe quel autre joueur de la NBA. La nouvelle répartition
des biens qui fait de Chamberlain un homme riche est-elle injuste ? Non,
répond Nozick, car elle résulte de
transferts librement consentis. « La question de savoir si une
distribution est juste dépend de la façon dont elle née.
»
La justice ne
réside donc pas dans le résultat de l’échange,
mais dans le respect des droits de propriétés et des contrats
librement passés entre les individus. « Toute chose qui naît
d'une situation juste, à laquelle on est arrivé par des
démarches justes, est elle-même juste ».
Soit
D1 : une distribution égalitaire de biens et D2 : une nouvelle
distribution qui résulte d’un échange de biens. Si D1 est
juste et si D2 est le produit d’un consentement, alors D2 est juste.
Ce
qui fait la justice dans la possession d’un bien, c’est la
manière dont il a été acquis au cours d’une
histoire. « Quiconque a fabriqué un objet, écrit Nozick, l’a acheté ou a établi un
contrat pour toute autre ressource (…) a des
droits sur lui. Les choses viennent au monde déjà
rattachées à des gens ayant des droits sur elles. »
2° Plaidoyer pour
l’État minimal
Quelle
place les droits de l’individu laissent-ils à
l’État ? Un État d’anarchie, un État de
nature, un État minimal, ou un État redistributeur
?
Si
les individus ont des droits, et s’il est des choses qu’aucune
personne, ni aucun groupe, ne peut leur faire (sans enfreindre leurs droits),
il faut logiquement soutenir l’idée
d’un État minimal « qui se limite à des fonctions
étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, à
l’application des contrats, et ainsi de suite. » L'État
n'est justifié, selon Nozick, que s'il est
strictement limité à ses fonctions essentielles de protection
des droits individuels et des contrats. Toute activité plus
étendue, démontre l'auteur, viole inéluctablement les
droits de l'individu. Et ce constat a une conséquence fondamentale :
« L'État ne peut employer son appareil de contrainte afin
d'amener certains citoyens à aider les autres ni pour interdire des
activités à certaines personnes, dans leur bien ou afin de les
protéger ».
Se fondant sur
la philosophie aristotélicienne, les penseurs dits « communautariens », Alasdair
MacIntyre ou Michael Sandel, ont contribué
au débat critique autour de l'œuvre de Rawls.
Selon eux, l’individu n’est pas un "soi" vide et
indéterminé, une pure liberté. Il est incarné
dans un certain nombre de structures biologiques, sociales et morales, il a
une nature qui se manifeste par des dispositions spécifiques. Il leur
paraît donc nécessaire de réactiver la conception aristotélicienne
de l’homme comme animal politique, qui ne peut réaliser sa
nature humaine qu’au sein de la société. Par ailleurs,
les communautariens rappellent justement, contre Rawls, que la société ne peut reposer
uniquement sur des principes juridiques et contractuels mais qu’elle a
besoin pour vivre de valeurs morales partagées et de traditions
culturelles communes.
De son
côté, Nozick a souligné que sa
vision de l'État minimal était compatible avec l'existence de
petites communautés fondées sur différentes
théories de la justice. Un groupe qui souhaiterait former une
communauté socialiste régie par une théorie
égalitaire serait libre de le faire, tant qu'il ne force pas les
autres à rejoindre sa communauté. En effet, chaque groupe a la
même liberté de réaliser sa propre idée d'une
bonne société. De cette façon, selon Nozick,
l'État minimal constitue un « cadre d'utopie ».
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