On
s’accorde souvent à désigner Descartes comme le fondateur
de la philosophie moderne. Pascal passe plutôt pour un dévot,
sans grand intérêt. Contrairement à cette opinion
commune, il faut reconnaître en Pascal un véritable pionnier de
l’esprit moderne pour avoir établi l’autonomie des
sciences par rapport au pouvoir politique et religieux. Il est né en
1623 et devient très tôt l’un des plus brillants savants
de son temps. Il excelle dans tous les domaines, des mathématiques
à la physique. Il est l’inventeur du calcul des
probabilités, du triangle arithmétique, de la seringue, de la
presse hydraulique et de la première machine à calculer,
qui lui a valu un grand succès commercial. Entrepreneur jamais
à cours d’idées, il a aussi
lancé sur le marché les premiers transports en commun
« low cost »,
les fameux carrosses à cinq sols. Après une conversion au
christianisme, il se retire des affaires et des sciences profanes pour se
rapprocher des jansénistes, courant religieux minoritaire, fortement
persécuté par les Jésuites, avec l’appui du roi
Louis XIV. Il
mène alors la brillante polémique des Provinciales contre les
Jésuites qu’il ridiculise de sa verve. Il forme ensuite
le projet d’écrire une apologie de la religion chrétienne
mais meurt avant d’avoir pu l’achever. Les divers
carnets de notes retrouvés dans son bureau et destinés à
cet ouvrage constituent les célèbres Pensées.
Les trois ordres
La
doctrine des ordres constitue le cœur la philosophie de Pascal et elle a de nombreuses applications, que ce soit dans le domaine
politique, scientifique ou religieux. Dans ses Pensées, Pascal distingue l’ordre des corps
(symbolisé par Alexandre, le chef temporel), l’ordre des esprits
(symbolisé par Archimède, le savant) et l’ordre de la
charité (symbolisé par Jésus et les saints).
Une
discontinuité radicale sépare ces ordres. Chacun a son
éclat en lui-même, sa propre perfection et n’a pas besoin
des grandeurs d’un autre ordre. Les grands génies n’ont
pas besoin des grandeurs charnelles, ni les saints des grandeurs
intellectuelles et encore moins charnelles. Il n’y a donc aucune
proportion ni aucun rapport entre les trois ordres. Une augmentation de puissance
ne donne ni la science ni la sainteté. « De tous les corps ensembles, on ne saurait en faire
réussir une petite pensée. » Autonomie et
incommensurabilité des ordres entre eux : « La distance infinie des corps aux esprits figure la
distance infiniment plus infinie des esprits à la
charité. »
Si
on peut y voir une hiérarchie, celle-ci n’est pas de pouvoir
mais de perfection. Archimède ne peut commander à Alexandre, ni
l’inverse.
Chez
Pascal, c’est la confusion des ordres qui est le principe de
l’injustice et en particulier de la tyrannie. Dans les Pensées, fragment 332-58
(Justice), Pascal précise : « La
tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son
ordre (...) La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne
peut avoir que par une autre. »
Nous
allons maintenant examiner quelques illustrations de cette doctrine.
La querelle des anciens
et des modernes
A
la suite de ses expériences établissant l'existence du vide
dans la nature, on a opposé à Pascal des arguments
fondés sur l'autorité des anciens philosophes (en particulier
Aristote) qui décrétaient l'impossibilité du vide
physique.
Dans
sa Préface sur le traité
du vide, Pascal dénonce l’abus de l’argument
d’autorité, en particulier dans le domaine de la science. En
revanche, il légitime l’usage de cet argument dans le domaine de
la théologie. Dans la ligne de sa théorie des ordres, Pascal
refuse au théologien le droit de régner sur le savant et il
dénonce : l’« aveuglement
de ceux qui apportent la seule autorité pour preuve dans les
matières physiques, au lieu du raisonnement ou des
expériences » et la « malice des autres qui
emploient le raisonnement seul dans la théologie au lieu de
l’autorité de l’Écriture et des
Pères ».
L’injustice
ici est double. Elle consiste d’abord à se retrancher
derrière l’argument d'autorité en matière de
science, là où l’expérience devrait
s’imposer. Elle consiste ensuite à tolérer la
nouveauté en matière de religion, là où
l'argument d'autorité est de plein droit, étant au principe
même de la foi. Pascal va jusqu’à affirmer que la physique
et les mathématiques sont littéralement athées. Dans les
matières scientifiques, l’autorité est inutile, la raison
seule a des droits, elle règne avec une
entière liberté.
Pascal et la condamnation
de Galilée
Il
faut rappeler ici la critique par Pascal de la condamnation de Galilée
en 1633. Pascal n’a pas hésité à dénoncer
dans les Provinciales (XVIIIe
lettre) la vanité de ce procès : « Ce n’est
pas cela qui prouvera qu’elle (la terre) demeure en repos ».
Il y a en substance, dit-il encore dans cette lettre, trois principes
à notre connaissance : les sens (ordre de la chair), la raison
(ordre de l’esprit), la foi (ordre de la charité). Ces trois
principes ont chacun des objets distincts et engendrent la certitude dans
leur domaine respectif :
-
S’il s’agit d’une chose surnaturelle, il faut n’en
juger ni par les sens ni par la raison mais par l’Écriture et
les décisions de l’Église.
-
S’il s’agit d’une proposition non
révélée, et proportionnée à la raison
naturelle, cette dernière en sera le juge propre.
-
S’il s’agit d’un point de fait, il faut croire les sens.
Cette
distinction des ordres de connaissance a pour conséquence une
séparation des pouvoirs entre les autorités
compétentes : la cosmologie biblique n’a pas force de loi
scientifique. Elle ne saurait donc prévaloir contre les
découvertes et démonstrations rationnelles. Pascal soutient
Galilée et défend l’autonomie de la raison, mais il prend
soin de limiter cette autonomie au seul domaine de la science
expérimentale.
Grandeurs naturelles et
grandeurs d’établissement
Les
hommes, nous dit Pascal dans un petit opuscule formé de trois lettres
et appelé Trois Discours sur la
condition des grands, se distinguent entre eux de deux manières :
·
selon les
qualités réelles de l'esprit ou du corps (ordre naturel) ;
·
selon
l'institution de rangs sociaux, de titres et de préséances (ordre
institué).
Pascal
les nomme : « grandeurs naturelles » d'une part, «
grandeurs d'établissement » d'autre part.
·
Les grandeurs
naturelles sont des qualités comme la science, la vertu ou la force.
Les respects naturels qui s’y rapportent consistent dans l’estime ;
·
Les grandeurs
d’établissement dépendent des conventions, elles sont
arbitraires et variables : ce sont les dignités attachées
à certain états : la naissance ou la richesse.
La
justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû.
Ainsi il est juste de respecter les premières, selon leur ordre : en
leur accordant l'estime qu'elles méritent. Il est juste
également de respecter les secondes, selon leur ordre : en leur
accordant la simple «
cérémonie extérieure » qu'exige l'ordre social,
mais pas plus.
L'injustice
consiste à confondre les deux ordres de grandeur qu'il aurait fallu
distinguer, à exiger par exemple de l’institution sociale le
respect qu’on ne doit qu’au mérite ou à ne pas
reconnaître le prestige de l’institution sous prétexte
qu'il est immérité. Il est bon de respecter l'ordre
institué, mais il ne faut pas le confondre avec l'ordre naturel.
La fonction critique de
la notion d’ordre
La
notion d’autonomie des ordres et de disproportion entre les ordres a
donc une double fonction critique :
-
Désacralisation du politique contre le despotisme ;
-
Désacralisation de la science contre le cléricalisme.
C’est
d’abord la critique d’une des illusions fondamentale du politique
: le despotisme. Le grand ne doit pas exiger des hommes ce qui ne lui est pas
dû, c’est-à-dire l’estime, qui n’est due
qu’au mérite. Pascal nous rappelle que la domination politique,
bien que légitime, ne saurait s’étendre à tous les
domaines et doit rester consciente de ses limites. Le politique est
situé dans l’ordre le plus bas qui est celui de la chair (celui
des rois et des capitaines). La véritable fin du politique n’est
pas d’instaurer la justice parfaite, qui relève d’un autre
ordre, mais de garantir la paix civile.
Enfin,
Pascal désacralise la science et critique les illusions du pouvoir
religieux. La science ne relève pas de l’autorité
religieuse mais seulement de la raison. A l’argument
d’autorité, il substitue l’autorité de
l’argument.
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