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Il
y a quarante ans, Raymond Aron (1905-83), philosophe, écrivait des
éditoriaux dans Le
Figaro.
En janvier 1971, l’actualité monétaire dans le collimateur
des politiques et autres commentateurs n’était pas
l’excédent de la balance des paiements de la Chine communiste - comme il peut l'être aujourd'hui -,
mais le déficit de la balance des paiements des Etats-Unis - et il
l'est encore pour certains observateurs ...-.
Des diagnostics différents sur les causes du déficit
américain avaient même amené depuis peu les
autorités américaines à changer le mode de calcul du
solde comptable et à faire un calcul sur une base alternative dite
l’une « des règlements officiels » et
l’autre « des liquidités ».
Ce changement et ses causes ne sont pas sans anticiper sur les diagnostics
différents sur les causes de l’excédent chinois
qu’a pu faire le dernier G20, l’autre semaine, et sur
l’accent qu’il a mis - avec l’assentiment diplomatique des
autorités chinoises -, sur une composante de la balance des paiements
chinoise, à savoir la "balance des transactions courantes".
Bien plus, un vent nouveau paraît aujourd’hui souffler dans les
réunions monétaires du type "G20" et vouloir
réanimer l’idée des droits de tirages spéciaux
(D.T.S.), monnaie institutionnelle émise par le Fonds monétaire
international (F.M.I.) les années 1970, 71 et 72.
Or c’est tout juste il y a quarante ans que la première grande
allocation de D.T.S. aux pays membres du F.M.I. venait d’être
réalisée.
Je vous propose ci-dessous deux textes de Raymond Aron des 10 et 11 janvier
1971 faisant une espèce de point sur la double question du
déficit de la balance des paiements des Etats-Unis et de
l’existence de la toute nouvelle monnaie institutionnelle
« D.T.S. ».
1. L’alchimie des
chiffres
Le Figaro, 10
janvier 1971.
Depuis mars 1968 et l'instauration du double marché de l'or, la
« crise du dollar » ou la « crise du système
international des payements » a quitté la première page
des journaux pour redevenir un sujet réservé aux
spécialistes.
Les difficultés du franc, après les événements de
mai 1968, ne permettaient plus aux hommes d'Etat français d'exprimer
publiquement leurs critiques.
Les autres gouvernements d'Europe avaient toujours accepté, sans trop
de mauvaise humeur, le règne du dollar.
Enfin le système des deux marchés, au bout de quelques mois, se
révélait moins vulnérable que beaucoup d'experts ne
l'avaient pensé à l'avance.
Le gouvernement d'Afrique du Sud finit par conclure un accord avec le Fonds
monétaire international qui l'autorise à vendre à
celui-ci l'or nouvellement extrait lorsque le prix sur le marché libre
risque de tomber au-dessous du prix officiel, devenu prix-plancher.
Si nous laissons de côté les particularités techniques de
l'accord, celui-ci équivaut à une sorte de reconnaissance d'un
prix minimum — le prix officiel — qui n'exclut pas la
montée du prix sur le marché libre, montée qui,
jusqu'à présent, demeure limitée par l'obligation faite
au gouvernement d'Afrique du Sud d'y vendre son or dès que le cours y
dépasse 35 dollars l'once.
Le maintien du prix libre au-dessus du prix officiel n'en reste pas moins
possible et presque naturel : le gouvernement d'Afrique du Sud choisit le
moment favorable pour vendre les quantités d'or nécessaires
à l'équilibre de sa balance des comptes.
De plus, le maintien approximatif du prix libre alors que le dollar se
dévalorise depuis trois ans de 4 à 5 % par an rend le prix de
l'or métal de plus en plus avantageux.
La demande d'or pour des emplois non monétaires doit augmenter.
Les thésauriseurs n'ont pas disparu, ils gardent en dépit de
tout l'espoir qu'un jour l'or retrouvera sa fonction de « conservation
des valeurs ».
Bien que le métal, d'année en année, perde une fraction
de son pouvoir d'achat, il continue d'exercer sur une fraction du public une
fascination économiquement « irrationnelle ».
Il se trouve des Français pour acquérir des louis à
quelque 50 % au-dessus du prix correspondant à celui du lingot.
Au cours des trois dernières années, l'évolution de
l'étalon-or (ou de l'étalon de change or) à
l'étalon-dollar semble donc avoir atteint son terme.
La revalorisation du mark symbolise, au même titre que le double
marché de l'or, l'ordre nouveau : si le dollar se dévalorise
plus vite qu'une autre monnaie, c'est à cette dernière
qu'incombe la tâche de rétablir l'équilibre par la
réévaluation, non au dollar par la dévaluation.
Nombre de monnaies ont leur valeur fixée en dollar, non en or. Elles
devraient se dévaluer en même temps que le dollar.
De plus, une dévaluation de la monnaie américaine
entraînerait une modification du prix officiel de l'or que les
responsables, à Washington, veulent éviter par principe : la
stabilité du rapport or-dollar accentue le caractère
conventionnel du prix du métal, devenu une sorte de monnaie de compte.
En tant que monnaie, l'or différait du papier par le fait qu'il
possédait une valeur intrinsèque, une valeur de marchandise.
Marx, avec la plupart des classiques, définissait sa valeur par la
quantité de travail nécessaire pour le produire,
c'est-à-dire pour l'extraire.
En empêchant le prix de l'or monétaire de fluctuer, les
dirigeants américains lui enlèvent en apparence sa
qualité de marchandise : sur le marché libre,
l’or-métal fluctue ; dans les relations entre banques centrales,
l'or-monnaie, abstraction comptable, demeure stable, du moins en dollar.
Il va de soi en effet, que la revalorisation du mark par rapport au dollar
entraîne du même coup sa revalorisation par rapport à
l'or.
Ajoutons enfin que les droits
de tirage spéciaux (D. T. S.) ont été «
activés » en 1970 pour la première fois.
Le Fonds monétaire, avec l'assentiment de la communauté
monétaire internationale, a créé environ 3 milliards de
dollars des réserves supplémentaires — premier exemple de
création d'un instrument, plus proche d'une monnaie internationale que
d'un crédit, par décision d'un organisme international.
La justification officielle des D.T.S. était la disparition ou la
réduction du déficit américain de la balance des
comptes.
Le déficit n'a pas disparu, il n'a pas diminué mais il finit
par échapper au profane en raison de la dualité des modes
d'évaluation: selon que le calcul se fait sur « la base
des liquidités», ou « selon les règlements
officiels », le déficit se transforme en excédent on
inversement.
Les comptes extérieurs des Etats-Unis comportaient un excédent
de 2,7 milliards de dollars en 1969, selon les règlements officiels.
Ils comportent un déficit de 9,5 milliards en 1970.
En revanche, selon l'autre mode de calcul
(« liquidités »), le changement est de sens
contraire; le déficit, encore supérieur à 4,5 milliards,
devient inférieur à celui de 1969.
Si l'on s'en tient aux règlements officiels, le montant du
déficit est égal au montant des créances
supplémentaires en dollars, détenus par des organismes
officiels étrangers, avant tout les banques centrales.
Selon l'autre mode de calcul, on tient compte des créances
détenues par des personnes privées et les banques.
Or, quand les taux d'intérêt sur le marché des
eurodollars sont très élevés, comme en 1969, les
possesseurs de dollars, privés et publics, ont intérêt
à les placer sur ce marché.
Les banques qui ont des dollars inscrits sur leurs livres ne vont pas les
changer aux banques centrales contre une monnaie nationale mais les font
fructifier sur le marché des eurodollars.
Eventuellement, les banques centrales font de même et, au lieu de
garder leurs réserves en dollars sur le marché de New York, les
placent sur le marché des eurodollars, en 1969, des banques
américaines, en raison des restrictions de crédit
outre-Atlantique, s'étaient endettées à l'égard
de leurs filiales étrangères, surtout européennes
— ce qui avait élargi le déficit, calculé sur la
base des liquidités.
En même temps, les taux d'intérêt élevés
détournaient les détenteurs européens de dollars de les
changer contre une monnaie nationale, ce qui réduisait les
créances en dollars détenus par les banques centrales, en
d'autres termes réduisait le déficit en terme de «
règlements officiels ».
Ces mécanismes, que l'analyse précédente simplifie,
prennent, dans le jargon technique, un caractère mystérieux,
Quand, la même année, les comptes extérieurs
apparaissent, selon le mode de calcul, excédentaires de plus de 2
milliards et demi ou déficitaires de 7 milliards, quand un
excédent de 2,7 milliards devient d'une année à l'autre
un déficit de quelque 9 milliards, le non-spécialiste est
enclin à se désintéresser de cette alchimie des chiffres
et à renoncer à comprendre.
Certains de ces chiffres n'en comportent pas moins une traduction
intelligible à tous.
Le déficit sur la base des règlements officiels signifie que
des banques centrales étrangères possèdent 9 milliards
de dollars de créances dont elles ont le droit théorique de
réclamer la conversion en or — droit que, de toute
évidence, elles ne peuvent exercer puisque le stock du Fort Knox est
tombé aux alentours de 10 milliard de dollars.
Les Américains justifiaient volontiers les D.T.S. par le manque de
liquidités qui résulterait du rétablissement de
l'équilibre de la balance américaine des comptes.
Beaucoup d'analystes n'ont jamais cru au rétablissement de l'équilibre
et les événements confirment leur scepticisme Renoncera-t-on
pour autant à créer les D.T.S en 1971 et en 1972 ?
Personne ne semble le croire.
2. Le règne
arbitraire du dollar
Le Figaro, 11
janvier 1971
Le rapport des conseillers économiques du président Nixon, dont
nous avons extrait les chiffres de déficit évalué de
1970 (1), marque quelque inquiétude au sujet du déficit «
sur la base des règlements officiels » et formule la remarque
suivante : « II sera nécessaire de maintenir un équilibre
approprié entre nos responsabilités internationales et les
objectifs intérieurs de notre action économique dans les
décisions portant sur la combinaison ou le mélange des
différents instruments de notre politique ».
Cette formule, en langage clair, signifie que dans le choix des moyens
— quantité de monnaie, prix de l'argent, défait
budgétaire — la gestion économique devrait tenir compte
des répercussions du choix sur la position extérieure du
dollar. L'expérience n'incline pas à croire que ce conseil sera
écouté.
En 1970, la balance commerciale s'est améliorée :
l'excédent entre 2,5 et 3 milliards de dollars dépassera le
double de celui de 1969, sans pour autant atteindre aux 5 pu 6 milliards de
dollars, objectif déclaré maintes fois par les responsables de
Washington.
Mais cette amélioration a été plus que compensée
par les mouvements de sens contraire, qu'il s'agisse de sorties de capitaux
plus importants ou d'entrée de fonds étrangers moins
importants.
De I960 à 1965, la croissance de l'économie américaine
s'était accomplie sans augmentation du coût de l'heure de
travail, alors que ce coût augmentait chez les principaux concurrents
des Etats-Unis.
Depuis 1965, l'inflation entraîne une augmentation des coûts et
des prix, égale ou supérieure à celle que l'on observe
en Europe et au Japon.
Il n'y a pas de motif d'escompter un rétablissement de
l'équilibre des comptes grâce à une augmentation plus
forte du surplus commercial.
La relance à laquelle s'est résolu le président Nixon
n'entraînera pas nécessairement une accélération
de la hausse des prix : la lutte contre l'inflation comporte
éventuellement un arrêt de la croissance et une continuation de
la hausse des prix.
Il n'en reste pas moins que la reprise de l'expansion, par elle-même,
ne devrait pas apporter d'amélioration dans les comptes
extérieurs des Etats-Unis. Une fois de plus les observateurs
s'interrogent : combien de temps le déficit peut-il persister et le
système fonctionner ?
A court terme, la question présente, à mon sens, un
caractère plus politique qu'économique. Les banque centrales
qui possèdent des créances en dollars savent que celles-ci ne
sont pas, en fait, convertibles en or.
Si elles exigeaient cette conversion, elles obligeraient le gouvernement
américain à décréter un embargo sur l'or. Il se
créerait probablement deux zones distinctes, l'une à travers
laquelle le dollar deviendrait officiellement une monnaie internationale, une
autre qui s'efforcerait peut-être de restaurer la fonction de l'or et
dont les transactions avec la première dépendraient des
relations fluctuantes entre le dollar et l'or.
Si les Six parvenaient à une authentique solidarité, une sorte
de monnaie européenne tendrait à naître et
créerait une zone capable de traiter, d'égale à
égale, avec la zone dollar. Dans les circonstances présentes,
aucun gouvernement n'exigera une conversion impossible pour la simple raison
que l'on craint les conséquences d'une crise plus que celles du
déficit américain.
En d'autres termes, celui-ci me paraît susceptible d^ persister, au
moins quelques années, sans qu'il en résulte de bouleversement
: les gouverneurs de banques centrales se résigneront encore quelque
temps à accumuler des dollars, faute d'apercevoir le moyen de faire
autrement ou, si l'on préfère, par conviction que le refus leur
coûterait plus cher, à eux et à tous, que l'acceptation.
Que devraient faire les responsables de la politique américaine ?
S'ils adoptent le diagnostic du professeur Samuelson, le déficit a une
origine toute simple : la surévaluation de la monnaie
américaine qui daterait des taux de change adoptés par les
monnaies européennes, taux qui auraient cessé d'être
« réalistes » dès le jour où les
pays du Vieux Continent auraient relevé leurs ruines et
modernisé leurs économies.
Même s'ils souscrivaient à ce diagnostic, les dirigeants de
Washington seraient embarrassés pour suivre l'avis implicitement
donné par le récent titulaire du prix Nobel :
Quels pays accepteraient une i réévaluation de leur propre
monnaie par rapport au dollar ?
Quels pays s'accommoderaient volontiers d'une augmentation substantielle de
l'excédent commercial américain ?
Suffirait-il d'une dévaluation du dollar pour réduire la
tendance des grandes firmes américaines à investir au dehors ?
A l'heure présente, ni la livre, ni le franc, ni la lire
n'apparaissent surévalués par rapport au dollar. A court terme,
une dévaluation de celui-ci par rapport à l'or ou par rapport
à l'ensemble des monnaies demeure donc toujours aussi improbable.
Si l'on met l'accent sur le rôle de banquier international joué
par les Etats-Unis, on constate que le marasme de la Bourse américaine
a réduit l'an dernier l'attraction du marché américain
sur les capitaux étrangers cependant que la baisse des taux de l'eurodollar
amenait une conversion en monnaies nationales des créances en dollars
et que le changement de la politique monétaire permettait aux banques
américaines de réduire leur endettement à l'égard
de leurs filiales.
Ces péripéties mettent en lumière l'extraordinaire
solidarité de l'ensemble atlantique, l'influence qu'exercent en fait
les décisions prises à Washington sur toutes les
économies occidentales : à cette situation les Européens
sont contraints de s'adapter, bon gré mal gré, tant qu'ils ne constituent
pas une entité économico - monétaire.
Dans la mesure où ils redoutent certains investissements des firmes
américaines, ils doivent les contrôler directement, sans espoir
de les empêcher en faisant pression sur la monnaie américaine.
Quant à l'administration de Washington, rien n'indique qu'elle
envisage de modifier son action diplomatique et monétaire au-dehors,
sa politique économique et monétaire au-dedans pour
rétablir l'équilibre statistique de ses comptes
extérieurs.
Pendant deux années, le président Nixon a lutté contre
l'inflation en limitant l'augmentation de la masse monétaire et en
laissant monter les taux d'intérêt.
Il a maintenant renversé sa politique et les taux
d'intérêt ont baissé.
Ces nouvelles décisions sont entièrement imputables à
des considérations internes. Elles amélioreront ou aggraveront
la balance commerciale selon l'effet exercé sur le mouvement des
coûts et des prix.
L'action américaine demeure, dans le système international, une
variable majeure, indépendante non de la conjoncture de
l'économie américaine mais des préférences des
partenaires des Etats-Unis.
Est-ce à dire que le système actuel représente une
solution durable?
Je ne le pense pas.
La création des D. T. S. (droits de tirages spéciaux), à
laquelle la persistance du déficit des comptes américains
enlève sa justification, garde une portée symbolique : la
communauté monétaire internationale tente, pour la
première fois, de prendre des décisions comparables à
celles d'une banque centrale.
Cette tentative a-t-elle été heureuse ?
Je n'en suis pas sûr.
Mais, d'une façon ou d'une autre, de telles tentatives impliquent une
participation accrue des divers Etats au pouvoir de décision.
Pour l'instant, les Européens ne savent pas comment limiter
l'autonomie des Etats-Unis sans recourir à des moyens extrêmes
de nature à provoquer une crise.
Mais l'administration, l'extension ou la suppression des D. T. S. doivent
relever d'un Conseil international.
Or, en ce cas, les gouvernements ont intérêt à renforcer
le pouvoir de ce Conseil en dehors duquel tous les Etats se trouvent soumis
à une autorité, en fait supranationale, qui se confond avec
celle d'un Etat national : les Etats-Unis.
Une autorité supranationale ne supprimerait pas le règne du
dollar, elle en réduirait au moins l'arbitraire.
3. Bref, c'est quoi les
D.T.S.
Raymond Aron n’était pas économiste, mais certains
considèrent qu’il était libéral.
J'aurai l'occasion de revenir sur ses écrits en matière
monétaire - où, entre autres, il s'opposait aux idées de
Jacques Rueff - car l'année 1971 fut chaude et les décisions
prises cette année-là ont eu maintes conséquences dont
nous vivons certaines encore aujourd'hui : par exemple,
l'inconvertibilité extérieure des monnaies en or.
Sur la question des D.T.S., Jacques Rueff a eu l'occasion d'écrire
à la même époque les lignes qui suivent :
"[...] Si l'on veut parer aux graves dangers qu'implique, pour la
prospérité de l'Occident, la hausse exorbitante des taux
d'intérêt, il n'est d'autre solution que de parer à la
cause qui la provoque.
L'article précédent a montré que cette cause se trouvait
tout entière dans la désaffection des détenteurs de
capitaux à l'égard des investissements libellés en
monnaie, tels que prêts à court, moyen et long terme, tels
encore que prêts obligataires.
A ces formes d'investissements en monnaie, ils préfèrent
l'acquisition de biens réels, or, terres, maisons, actions, tableaux
ou oeuvres d'art, ayant, du fait de leur rareté et de la demande dont
ils sont l'objet, une valeur intrinsèque.
La préférence donnée aux biens réels relativement
aux avoirs définis en monnaie, procède du sentiment que la
dépréciation des unités monétaires,
rattachées toutes, en fait ou en droit, au dollar, est rendue
probable, sinon certaine, par la dégradation progressive de la
solvabilité des deux monnaies de réserve, le dollar et la livre
sterling, ainsi que par l'inflation qui règne dans nombre de pays de
la collectivité occidentale.
Si on veut écarter les sombres nuages qui bouchent notre horizon
économique, il n'est d'autre solution que de rendre rapidement une
solvabilité internationale non discutable à ces deux monnaies
de réserve, et en outre d'éliminer les foyers d'inflation
résultant de politiques de crédit trop libérales ou de
circonstances particulières, telles celles qui ont régné
en France après les événements de mai-juin 1968.
Rétablir la solvabilité internationale du dollar et de la livre
sterling, c'est créer la certitude que les Etats-Unis et l'Angleterre
pourront faire face sans limite à toute demande de remboursement de
balances-dollar et sterling ou d'autres créances exigibles
libellées en ces monnaies.
A cette fin, deux familles de méthodes ont été
proposées : celles qui sont fondées sur la création ex nihilo de ressources
monétaires nouvelles, et celles qui impliquent une hausse du prix de
l'or.
Ce sont les solutions du premier type qui seront examinées dans le
présent article.
Elles ont été formulées dans divers « plans
», dont le plan Triffin est le plus ancien, mais dont le plan de
droits_de tirage spéciaux, actuellement soumis à la ratification
des pays membres de la collectivité monétaire occidentale, est
la forme la plus élaborée.
Ces projets ont un trait commun : ils prévoient la création.
par des méthodes diverses, d'une monnaie internationale nouvelle, qui
est définie en or mais qui n'est pas remboursable en or.
Cette monnaie sera émise dans des limites définies et pourra
être utilisée par les débiteurs en paiement des
déficits de leur balance des paiements.
Il y aura ainsi substitution d'un nouvel instrument monétaire,
définitivement inconvertible en or, aux créances dont les
titulaires demandaient la conversion.
a) Une monnaie qui n'est
pas « gagnée ».
Les modalités de l'émission diffèrent d'un plan à
l'autre. J'examinerai ici plus spécialement celles que prévoit
le plan de droits de tirage spéciaux.
Aux termes de ce projet, chacun des Etats participants recevra chaque
année une allocation de droits de tirage spéciaux.
A concurrence de cette allocation, il pourra demander au Fonds
Monétaire International la délivrance des monnaies dont il aura
besoin pour le règlement de ses déficits de balance des
paiements ou des monnaies propres à les procurer.
L'Etat qui aura demandé au Fonds Monétaire International des
monnaies de règlement verra réduire, à due concurrence,
le montant des droits de tirage inscrits à son crédit dans
cette institution.
Inversement, l'Etat qui aura fourni les contingents de monnaie ainsi
utilisés bénéficiera d'une augmentation, à due
concurrence, de sa provision de droits de tirage spéciaux au Fonds
Monétaire International.
Du fait de cette transaction, il y aura réduction de la réserve
de moyens de paiement internationaux du débiteur et augmentation de
celle du créancier.
En apparence, tout se passera comme si le règlement avait
été accompli par transfert d'or.
Les droits de tirage spéciaux sembleront véritablement de 1'
« or-papier ».
Mais il n'y a là que pure apparence.
En réalité, les différences sont profondes entre le
paiement en or et le paiement en droits de tirage spéciaux.
— L'or est produit par extraction du sol ou obtenu par excédent
de la balance des paiements. Dans les deux cas, il est la contre-valeur d'un
effort de production de la collectivité qui en
bénéficie.
Au contraire, les droits de tirage spéciaux sont créés
de toutes pièces par une décision discrétionnaire du
Fonds Monétaire International.
— On dira que cette distribution ne sera pas inéquitable, car
elle profitera également à tous les Etats
bénéficiaires, au prorata de leur quote-part au Fonds
Monétaire International.
Mais l'égalité ici ne sera que formelle. La faculté
d'utiliser des droits de tirage spéciaux à des achats à
l'étranger sera réservée aux Etats dont la balance des
paiements sera en déficit.
Pour les autres, tant qu'ils n'auront pas atteint le bienheureux état
de pays déficitaire, les droits de tirage spéciaux seront sans
objet, même si leurs détenteurs prétendaient acheter de
l'or destiné à leurs industries ou modifier la composition de
leurs réserves.
Ainsi se révèle la principale différence entre l'or et
les droits de tirage spéciaux.
Le premier est un pouvoir d'achat inconditionnel, soumis à la seule
souveraineté de son détenteur.
Le second est une faculté conditionnelle d'achat à
l'étranger, soumise à l'appréciation
discrétionnaire, donc politique, de l'organisation émettrice.
Selon le plan en cours de ratification, le montant des droits de tirage
spéciaux créés annuellement doit être fixé
en une seule fois, pour une période de cinq ans, chaque Etat recevant
une allocation proportionnelle au montant de sa quote-part au Fonds
Monétaire International.
Ainsi, l'or est « gagné », alors que les droits de tirage
spéciaux sont « alloués ».
On mesure la portée de cette différence en observant les
conséquences qu'elle entraîne pour un pays dont la
réserve d'or et de devises est tombée au niveau au-dessous
duquel il estime impossible de la laisser descendre.
En régime d'étalon-or, il est devant une alternative simple :
cesser ses paiements à l'étranger ou acquérir les moyens
de paiements internationaux qui lui font défaut.
S'il choisit cette dernière solution, il lui faut ou produire de l'or
ou mettre en excédent sa balance des paiements.
Dans les deux cas, c'est contre des biens réels, c'est-à-dire
par renonciation à la consommation interne de vraies richesses, qu'il
obtient les moyens de paiement étrangers qui lui font défaut.
Le « pouvoir d'achat étranger » qu'il obtient est
strictement limité au montant du sacrifice de consommation interne
qu'il consent. Aucune habileté, aucune pression politique ne
permettent de dépasser ce montant.
Au contraire, en régime de droits de tirage spéciaux, la
restauration de la faculté d'achat à l'étranger n'est
due qu'à un cadeau gratuit résultant, sans sacrifice d'aucune
sorte de la part du pays qui le reçoit, d'une décision
discrétionnaire de la collectivité qui contrôle la
création des droits de tirage spéciaux, c'est-à- dire,
suivant le projet discuté, du Fonds Monétaire International.
Le critère qui fait dépendre l'ouverture du droit à
attribution de la constatation d'un déficit des paiements extérieurs
apparaît comme particulièrement dangereux lorsque sont
observées la difficulté et l'incertitude de la
détermination du solde d'une balance des paiements, qui varie dans de
larges proportions, ainsi que le montrent les statistiques officielles des
Etats-Unis, avec la méthode choisie pour le calculer.
— Pour le pays créditeur, la différence entre or et
droits de tirage spéciaux n'est pas moindre.
Lorsqu'il reçoit de l'or, il opère un échange entre les
biens qu'il a cédés au pays créancier et l'or remis par
celui-ci.
Lorsqu'il reçoit des droits de tirage spéciaux, il remet de la
monnaie nationale, c'est-à-dire des moyens d'acheter à
l'intérieur de ses propres frontières, en échange d'un
actif créé de toutes pièces, qui ne lui vaudra pouvoir
d'achat que lorsque sa balance des paiements sera devenue déficitaire.
Autrement dit, il donne à l'Etat débiteur faculté
d'opérer un prélèvement sur sa production nationale en
échange d'un simple espoir de pouvoir un jour, si le Fonds
Monétaire International le lui permet et s'il a su se mettre en
déficit, acheter des biens à l'étranger.
La monnaie créée en faveur du débiteur viendra majorer
de son montant la circulation monétaire du pays créancier et
pourra, un jour, lui imposer l'aventure néfaste de mesures de
restriction monétaire ou même d'un « plan de stabilisation
».
b) Le privilège des
Etats-Unis.
L'observation qui précède prend tout son sens si l'on observe
que le projet de traité prévoit qu'un Etat « pourra
utiliser des droits de tirage spéciaux pour éviter une
variation de ses réserves brutes ».
Cette phrase sibylline a un sens très précis. Elle signifie que
les Etats-Unis auront la possibilité d'utiliser leurs droits de tirage
spéciaux pour faire face à une demande de conversion de
balances-dollar, même si leur balance des paiements, au sens usuel du
mot, n'est pas en déficit.
En acceptant cette clause, les pays créditeurs ont pris à leur
charge le remboursement en leur propre monnaie des balances-dollar quand ce
remboursement sera demandé.
Lorsque l'on sait les précautions qui interviennent dans chaque pays
pour le contrôle, notamment par voie parlementaire, des engagements de
paiement, on demeure confondu de la légèreté avec
laquelle ce transfert de charge réelle du débiteur au
créancier a été consenti.
L'attribution de droits de tirage spéciaux ne se fera
évidemment, chaque année, que dans le cadre du maximum
autorisé par les autorités du Fonds Monétaire
International. Ce montant doit être fixé pour une période
de cinq ans.
En 1967, le gouvernement des Etats-Unis estimait qu'il faudrait créer
l'équivalent de 5 à 10 milliards de dollars en cinq ans [...]"
La lecture de ces quelques lignes pourra être complétée
par celle du chapitre 13 du livre qu'a écrit Jacques Rueff et qui est
intitulé Le péché
monétaire de l'Occident, à propos du "néant habillé en monnaie."
Georges
Lane
Principes de science économique
Georges Lane
enseigne l’économie à l’Université de
Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du
séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi
les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
Publié avec
l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits
réservés par l’auteur
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