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Longtemps,
la guerre a été froide entre les grandes puissances du monde
d’hier, puis elle a changé de terrain et s’est
généralisée pour devenir économique ! Les
domaines et techniques de l’espionnage ont suivi, l’heure est
désormais au renseignement économique (pour ne pas
employer de mots blessants et envoyer personne au peloton). C’est un
discret secteur florissant qui soutient activement la recherche &
développement et apporte sa contribution à la concurrence
commerciale dans tous les domaines de l’activité
économique. Mais il néglige pourtant le plus important
d’entre eux : l’industrie financière si bien nommée
pour la banaliser.
Jérôme
Cazes, un ancien dirigeant de la COFACE –
l’assureur public français du commerce international
privé – s’est demandé pourquoi, à
l’occasion de la dernière « Journée nationale de
l’intelligence économique » qui s’est tenue à
l’École Polytechnique. Son explication tient en peu de mots :
« c’est un monde en vase clos ». Cela permet de facilement
repérer l’intrus, mais rend surtout inutile la circulation de
l’information un peu particulière dont le renseignement
économique est à l’origine. Travaillant en permanence
entre elles, faisant appel à des cadres qui passent de l’un
à l’autre et se connaissent bien, les banques ont au bout du
compte peu à apprendre les unes sur les autres, si ce n’est
très factuellement.
Aussi,
quand elles refusent à se faire crédit entre elles, bloquant un
marché interbancaire qui est aussi vital pour elles que la circulation
du sang l’est dans l’organisme, ce n’est pas parce
qu’elles s’interrogent sur la situation de leurs consoeurs, mais au contraire parce qu’elles la
connaissent : les meilleurs analystes du secteur bancaire sont ceux des
banques elles-mêmes.
Sans
doute pourraient-ils exercer leurs talents dans un domaine où les
banques ont beaucoup investi : celui de l’évaluation du risque,
qui est finalement le cœur de leur métier. Mais l’histoire
récente a montré qu’il règne à ce propos
bien des illusions quand ce n’est pas une grande inconscience. À
moins, tout simplement, que la tâche ne soit impossible, comme si
l’opacité était devenue consubstantielle à la
finance contemporaine, quitte à s’y prendre les pieds.
De
temps en temps, une voix des plus autorisées
s’élève pour explique que la mesure du risque est
impossible, la dernière en date étant celle d’Andrew Haldane de la
Banque d’Angleterre. D’ailleurs, l’évaluation du
risque client et celui du risque banque sont deux secteurs bien
séparés dans les établissements, le second
s’étant un peu perdu dans les méandres des
mathématiques appliquées et du calcul statistique. Mais,
très vite, la vie reprend heureusement ses droits…
Que
penser alors du shadow banking, ce secteur opaque qui échappe
complètement à des régulateurs déjà bien
dépassés, dont le Conseil de stabilité financière
(FSB) estime la taille à 67 mille milliards de dollars en 2011 ? Et qui,
chiffre plus impressionnant, a grossi de 5 à 6 mille milliards de
dollars depuis 2010 (en 2002, il n’était que de 26 mille
milliards de dollars). Voilà un terrain d’élection pour
le renseignement économique !
Qui
sont donc ces « intermédiaires de crédit impliquant des
entités et des activités en dehors du système bancaire
régulier », selon la définition qu’en donne le FSB,
sur lesquels on voudrait tout connaître ? Hélas, au-delà
d’estimations financières globales, aucune description de ce monde est accessible. Seul, le programme de travail
officiel que s’est donné le FSB fournit quelques pistes, en
attendant de disposer de ses conclusions. Pour patienter, nous saurons
dès maintenant qu’« un système résistant
d’intermédiation non bancaire de crédit serait le
bienvenu ». Nous attendons des précisions !
Sont
donc actuellement longuement scrutés de ce côté : des
mécanismes comme l’interaction du secteur avec les banques, le
refinancement ou bien le prêt de titres ; des structures comme les
fonds monétaires et autres « entités » (les trop
fameux hedge funds) ; et
enfin des produits comme la titrisation. On retiendra le premier, car il
souligne bien comment les mondes régulés et non
régulés ne font qu’un, avec à la clé cette
navrante conclusion : l’ensemble n’est donc pas proprement
régulé !
Mais
où est l’actualité la plus récente dans tout cela
? Dans la sortie que vient de faire Matthieu Pigasse,
un dirigeant de la banque Lazard, considéré comme proche du
parti socialiste et anciennement de Dominique Strauss-Kahn, qui a
préconisé de ne pas appliquer la réglementation
Bâle III devant un forum de grandes entreprises africaines. Allant
nettement plus loin que Martin Blessing, dirigeant de Commerzbank (la
deuxième banque allemande), qui s’est en toute innocence
inquiété de voir les banques américaines ne pas
s’y engager, et a demandé de limiter leurs activités en
Europe, au nom de la fameuse distorsion de concurrence. Quelle conclusion
devra-t-on en tirer, si cela ne s’avère pas possible ?
Jonathan
Faull, le directeur général au
marché intérieur de la Commission a réagi lors des
Entretiens de l’Autorité des marchés française aux propos tenus par
Baudoin Prot (BNP Parisbas)
et Frédéric Oudéa
(Société Générale) : « je ne pense pas
qu’un report aux États-Unis doive entraîner un retard ici
en Europe » avait-il déclaré, en reconnaissant que
« nous n’avons pas d’organisation internationale qui fasse
des règles rapides et contraignantes ». Tout est là et
rien n’est nouveau.
Toutes
affaires cessantes, enfin, le gouvernement français a annoncé
des mesures de séparation des activités de dépôt
et de marché des banques. Las ! c’est avec l’objectif de
prendre les devants et de créer un fait accompli afin d’en
éviter des plus contraignantes, prétendant «
s’inspirer » du rapport Liikanen et non pas l’appliquer.
Cela a donné l’occasion au ministre des finances français
de prononcer une phrase qu’il serait dommage de ne pas citer : «
J’en prends l’engagement : il y aura bien un avant et un
après la réforme », qui n’est pas sans nous
rappeler Les mariés de la tour Eiffel de Cocteau : «
Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en
être l’organisateur ».
Billet
rédigé par François Leclerc
Son
livre, Les CHRONIQUES DE LA GRANDE PERDITION vient de
paraître
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