Pourquoi la science moderne est-elle
née en Europe et pas ailleurs ? Pourquoi n'est-elle pas née en
Chine par exemple ? Dans l'Antiquité, la Chine et l'Occident avaient
le même niveau scientifique. Or c'est seulement à partir de
l'époque de la Renaissance que la modernité a pris son essor en
Occident, la Chine ne faisant que stagner.
Parmi
les explications de l’origine de la science moderne, on trouve cette
idée que la science elle-même n’apparaît qu’en
fonction d’un contexte culturel, de l’idée que les hommes
se font de Dieu, d’eux-mêmes et de l’organisation sociale. On
se souvient de la thèse de Max Weber sur les origines du capitalisme
dans son livre : L'Éthique
protestante et l'esprit du capitalisme. Telle est la thèse que
nous allons explorer dans le domaine épistémologique.
Cette
thèse ne minimise pas l’importance d’autres facteurs, comme
les facteurs sociaux-économiques ou politiques. Mais elle tend
à montrer que, contrairement à l’analyse marxiste, des
facteurs d’ordre culturels ou métaphysiques ont pu jouer dans la
naissance de la science moderne.
De la Renaissance aux
Lumières
Aux
XVe et XVIe siècles, l'Europe était ravagée par les
guerres de religion. Certains attribuèrent alors ces malheurs aux croyances
religieuses de l'ère métaphysique médiévale. La
méthode scientifique pensait-on, allait unifier les hommes par-delà
les préjugés dans une même conception du monde. En 1604,
Galilée formule la loi de la chute des corps, première loi de
la dynamique moderne. Et en 1687, les Principes
mathématiques de la philosophie naturelle d'Isaac Newton exposent
de façon systématique un ensemble de lois physiques qui
demeureront inchangées pendant plus de deux cents ans.
Au
XVII et XVIIIe siècle, on assiste à la proclamation de
l’égalité entre les hommes, fondée sur le principe
que tous les hommes sont dotés de la faculté rationnelle :
tous les hommes ont accès au savoir. Mais cette idée
d’égalité, qui s’affirme pleinement au
siècle des Lumières à partir de Descartes, a
été précédée par l’affirmation du
caractère rationnel et objectif de la réalité. Or cette
idée est propre à l’Occident. Elle a d’abord
été défendue par les savants grecs, Platon, Aristote,
Épicure, mais elle a été aussi fortement
réaffirmée par le christianisme au cours du Moyen Âge.
En
effet, à la différence de la pensée orientale, la
tradition judéo-chrétienne attribue à Dieu d’une
part la rationalité et d’autre part la création d'un
univers ordonné qui lui est extérieur. Dès lors, le
monde naturel possède une consistance propre. Il n’est ni une
illusion, ni un être divin. Et l'idée d'un ordre naturel
indépendant et ordonné est un présupposé
fondamental de la méthode scientifique. C’est sur cette base
qu’il devient possible d’étudier les rapports de cause
à effet. D’une certaine manière, la doctrine de la
création a eu pour effet de désacraliser le monde et de
l’ouvrir à l’analyse rationnelle.
« Avec
le temps, la physique de Newton est apparue comme le modèle d'une œuvre
vraiment scientifique, détachée des spéculations
métaphysiques ou religieuses. Mais en fait Newton s'appuyait sur des
convictions chrétiennes ; il rattachait l'ordre du monde à
l'intelligence du Créateur ». Pierre Thuiller,
Jeux et enjeux de la science : Essai
d'épistémologie critique. 1972 pp. 46-47.
La Chine et
l’Occident au Moyen Âge
Dans
ses travaux sur la science et la technologie chinoises (La
science chinoise et l’Occident, Paris, Seuil, 1969), le grand
savant biochimiste Joseph Needham (1900-1995),
communiste repenti, a posé la question de savoir pourquoi la science
moderne n’était pas née en Chine. En effet, la Chine était
particulièrement bien placée pour devenir le berceau des
sciences et des techniques modernes.
Parmi
les raisons invoquées par Needham pour
répondre à sa question figurent :
1°
l'absence d'un Dieu législateur souverain, idée
profondément enracinée dans la pensée chrétienne
de la fin du Moyen Âge ;
2°
l'organisation bureaucratique de la Chine. En effet, l’Europe médiévale
disposait d’un Dieu fort et d’un pouvoir faible du fait de la
querelle permanente entre les papes et les rois. Au contraire, la Chine connaissait une
divinité faible et un pouvoir bureaucratique fort.
Le
prix Nobel de chimie, Ilya Prigogine, (1917-2003), suivant en cela Needham, a beaucoup insisté sur ce facteur
culturel dans l’émergence de la science. Sa thèse est que
la science moderne est née dans
une culture où dominait l'idée d’une alliance entre un
homme doué de raison et un Dieu unique législateur et
intelligible, architecte souverain. Il écrit : « ma
conviction est que l'idée d'un dieu garant des lois de la nature et de
leur rationalité a joué un rôle essentiel lors des
premiers développements de la science européenne. » (Ilya
Prigogine, Quel regard sur le monde ?
Communiqué lors de la Conférence des lauréats du Prix
Nobel « Nobel Laureates Facing the 21st Century » Paris, 18-21 janvier
1988.)
Dès
le Haut Moyen Âge, la croyance biblique selon laquelle le monde est
l’œuvre d’un Dieu personnel, créateur et auteur des
lois, imprégnait toute la civilisation occidentale. Cette foi en un
Dieu créateur a conditionné la confiance dans
l’idée d’un ordre naturel que la raison peut
connaître. De même, au XVIIe siècle, le concept de lois de
la nature renvoie à l’idée d’un législateur
suprême.
Needham écrit : « Dans la
civilisation occidentale on peut facilement montrer que les idées de
loi naturelle (au sens juridique) et de lois de la nature (au sens des
sciences de la nature) ont en fait une racine commune. L'une des plus
vieilles notions de la civilisation occidentale est, sans doute, celle qui
dit que de même que les législateurs impériaux terrestres
ont constitués des codes de loi positives pour que les hommes y
obéissent, de même une Divinité créatrice céleste,
suprême et rationnelle a donné une série de lois
auxquelles doivent se soumettre les minéraux, les cristaux, les
plantes, les animaux et les astres dans leurs cours. Il y a peu de doute que
cette idée s'est trouvée intimement liée au
développement de la science moderne tel qu'il s'est
opéré à la Renaissance en Occident. » (La science chinoise et l'Occident, p.
32).
La
théologie chrétienne fonde en un sens la démarche
scientifique, même si elle ne suffit pas à l’engendrer. En
revanche, les grandes civilisations comme l’Inde ou la Chine, malgré leur
puissant développement mathématique ou technique, ont toutes
échoué à formuler le concept de loi physique ou de loi
naturelle. Leur cosmologie est le reflet d’une vision
théologique panthéiste et animiste vouée à
l’éternel recommencement. La civilisation indienne est à
l’origine de l'invention du concept de zéro et du système
de numération, indispensable à l’essor de la science. Mais
la métaphysique hindoue a fait obstacle au développement de la
démarche scientifique. Dans le panthéisme hindou, les cieux
sont perçus comme divins et animés. De même, le concept
hindou de « maya » affirme que
l’expérience sensible n’est qu'une illusion et non le
reflet du monde extérieur.
Par
ailleurs, c’est en Chine que furent faites les découvertes
fondamentales de la boussole, de la poudre et du gouvernail. Mais en Chine,
on conçoit l'ensemble de la nature comme une sorte d’animal ou
de grand organisme traversant un cycle répétitif de naissance,
de maturation et de mort. Un tel cadre de pensée interdit de penser la
nature comme une machine et de formuler les lois de la mécanique.
Au
contraire, pour les théologiens du Moyen Âge, Dieu est rationnel
et il a créé un univers ordonné. Cela signifie que
l'univers n'est pas Dieu, qu’il a une existence autonome et qu’il
peut être soumis à l’analyse rationnelle. Or la croyance
métaphysique dans un univers intelligible, structuré et
ordonné par Dieu, qui peut être compris par la raison humaine, a
constitué l’une des conditions de possibilité de la
science moderne. En ce sens, le christianisme a favorisé l'essor du
progrès scientifique, parfois malgré lui.
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