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Il existe une loi suprême et universelle des
relations humaines quelles que soient leurs manifestations, qu’elles
soient politiques, sociales, économiques ou culturelles : les
Hommes, lorsqu’ils ne sont pas endormis, commettent toutes sortes de
crimes. Toute prévision de notre futur doit prendre ce principe en
considération.
L’un de mes correspondants s’oppose à
l’idée, que j’ai abordée à plusieurs
reprises, que le Japon sera un jour la première nation
industrialisée à faire son grand retour dans l’ère
médiévale. J’aimerais donc clarifier ce que
j’entends par le mot ‘première’. Le retour à
une activité humaine de moindre échelle et intensité est
une garantie pour tous les pays de notre monde. Les seules questions qui
restent encore sans réponse sont à quelle vitesse et avec quel
degré de confort nous vivrons cette transformation. Et les
réponses à ces questions varient d’un groupe à un
autre.
J’ai mentionné le Japon parce que son
parcours semble s’être accéléré au cours de
ces dernières années, mais aussi parce si l’Histoire peut
être notre guide, la destination potentielle du Japon a certainement de
quoi être admirée, en raison bien sûr de son attachement
pour l’énergie à faible consommation et sa grande passion
pour l’art. La transition du Japon depuis sa culture ancienne
jusqu’à son industrialisation a été bien plus
rapide que celle de n’importe quelle société Occidentale.
Le Japon n’a pas vécu un épisode digne de l’Empire
Romain, ni n’a traversé de période Renaissance en termes
de redécouverte de ses prouesses techniques – ce qui, en
Occident, a débouché sur la découverte du Nouveau Monde
et de ses multiples ressources exploitables. Les Japonais ont
été importunés par des missionnaires Catholiques au
début des années 1540, mais les ont chassés en 1620,
ainsi que les marchands qui les accompagnaient – avant de leur fermer
leurs portes à jamais. Ils ne se sont pas montrés
intéressés par les armes à feu que les Européens
ont introduit, puisqu’ils les considéraient déloyales.
Dans les années 1850, le Commodore Perry mouilla sur les côtes
Japonaises, suivi de toute une flopée de technologies Occidentales, et
a demandé à pouvoir commercer. C’est à ce
moment-là que le Japon s’est ouvert à la
modernité.
Le Japon a commencé à prospérer. De
deux choses l’une, il disposait de très nombreux objets
culturels à échanger avec l’Occident, et les
connaissances des artisans Japonais en céramique et en métallurgie
ont facilité la transition du Japon vers l’ère
technologique. En un demi-siècle, le Japon, qui était autrefois
un archipel de thés et de soies, est devenu une terre de navires de
guerre et d’avions. Nous savons tous ce à quoi celà l’a conduit au cours de la
première moitié de l’horrible XXe siècle : le
massacre de Nankin, la marche de la mort de Bataan, le bombardement de Tokyo,
et Hiroshima. Et puis l’acte 2 est arrivé : reprise
économique d’après-guerre, Sony, Mitsubishi, le baseball,
et les excellentes voitures. Cet acte a duré 40 ans.
Un problème insurmontable guettait le Japon en
arrière-plan : il ne possédait ni énergie fossile
ni méthane pour pouvoir faire fonctionner les équipements que
la technologie lui avait apporté. Cela ne posait pas trop de difficultés
lorsque le prix du baril de pétrole était de 11 dollars, mais
beaucoup plus lorsqu’il s’est approché des 100 dollars. En
plus de cela, ce qui a également commencé à vraiment lui
poser problème a été son plus grand voisin et ennemi de
toujours (voire parfois victime), la Chine. La Chine a elle-aussi rejoint la
course à l’économie industrielle, consommant au passage
une importante portion du marché pétrolier. Avant le
début du XXIe siècle, la Chine a commencé à
manger dans l’assiette du Japon en manufacturant les mêmes
produits que ceux pour lesquels les Japonais s’étaient révélés
si doués. Tout à coup, le projet de modernité du Japon a
volé en éclats.
Et puis en 2011, Tōhoku a
tremblé, et un mur d’eau s’est abattu sur les
réacteurs nucléaires de Fukushima. La
confédération industrielle du Japon reposait sur sa
capacité à dépendre d’autres sources
d’électricité que l’énergie fossile. Et en
l’espace d’un instant, un dragon nucléaire a
été libéré sur ses terres, un véritable Godzilla, le pire cauchemar du Japon. Un an plus tard,
toutes les centrales nucléaires du pays étaient
éteintes, sauf deux. Et le Japon a enregistré son premier
déficit commercial sur plusieurs décennies en raison du gaz et
du pétrole qu’il a eu à importer pour maintenir en
état de marche ses réseaux électriques.
L’impasse dans lequel se trouve le Japon en
matière énergétique se manifeste sous la forme
d’une crise financière, ce qui est naturellement suffisant
puisque les finances sont une série de signaux abstraits de ce
qu’il se passe au sein d’une économie – et les
finances du pays sont en perdition par la faute de ses dirigeants politiques
qui tentent désespérément de s’ajuster aux
nouvelles réalités. Ils ont recours à la fraude
comptable pour contrer les échecs de la formation de capital, comme
c’est aussi le cas dans les autres pays. Ce problème financier
revient à ne plus être capable de générer assez de
capital pour payer les intérêts d’anciens crédits
ou encore justifier la création de nouveau crédit. Et puisque
le crédit est ce qui fait vivre l’industrialisation, il
semblerait que le Soleil se couche sur ce chapitre de notre Histoire. En
accord avec son ancienne infrastructure culturelle, le Japon semble commettre
son propre assassinat en plantant une épée dans le ventre de
son système bancaire.
Les Etats-Unis s’approchent quant à eux
dangereusement du bord du Grand Canyon, à la Thelma et Louise.
L’Europe boit, dans un somptueux isolement, une coupe de vin
empoisonné. La Chine et l’Inde ont l’air de deux lemmings
dans un océan vide.
Le hara-kiri financier du Japon est peut-être la meilleure
option qui s’offre à lui – meilleure en tout cas
qu’une guerre contre la Chine au sujet de quelques îles
isolées. Le Japon semble pouvoir se tourner à nouveau vers une
économie artisanale traditionnelle telle qu’elle existait dans
les années 1860. Je suis conscient que j’ai évité
d’aborder beaucoup de points essentiels dans cet article, comme la
réduction de la population du pays et le destin de Fukushima.
L’Histoire ne se répète jamais exactement. Les choses ne
redeviennent jamais exactement ce qu’elles étaient. Le chemin
sera sinueux. Mais le Japon pourrait le parcourir le premier, et nous montrer
l’exemple à tous.
Voici ce qui se cache au cœur du
problème : l’industrialisme est un projet entropique. Il
accélère et intensifie l’entropie, ce qui signifie
qu’il conduit au désastre et à la mort. La tradition des
sociétés humaines est la modération de l’entropie.
Il est évident que rien ne reste jamais pareil indéfiniment,
mais certains d’entre nous voudraient voir se poursuivre le projet
humain, et continuer d’être confortables encore quelques temps,
même s’il faut pour cela revenir à une nouvelle forme
d’âge d’or, où même ceux qui ne dorment pas
peuvent être dignes de confiance.
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